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De la Roya à Lyon : le passage de témoin

Par Lise LAMARCHE le 14 juin 2019                      Lien  
À l'occasion du festival Lyon BD et en présence des auteurs, le collectif Improjection a présenté un spectacle autour de la BD-reportage d'Edmond Baudoin et Troubs "Humains, La Roya est un fleuve.", parue chez L'Association l'an dernier.

En 2017, les dessinateurs et amis Edmond Baudoin et Troubs ont passé un mois dans la Vallée de la Roya. Ils ont rencontré les membres du collectif Roya Citoyenne qui vient en aide aux migrants, et les réfugiés eux-mêmes, dans toute leur diversité. Ils ont échangé un témoignage contre un portrait, des dessins contre des paroles.

Voici ce qu’écrivait notre chroniqueur Frédéric Hojlo à propos de cet ouvrage :

De la Roya à Lyon : le passage de témoin

Dessiné et écrit à deux, Humains fait entendre des dizaines de voix. Baudoin et Troubs écrivent "je", mais s’effacent le plus souvent devant les témoignages. Ils laissent la place aux acteurs de la vallée. Avec une question pour les aidants : pourquoi un tel engagement ? (...)

Pour les réfugiés (...), pas ou peu de questions directes. Les auteurs ont pris le temps d’observer, de discuter, de comprendre. Ils ont respecté le choix du silence. Ils ont aussi échangé des portraits, bien sûr, qui ont ensuite été photographiés pour être reproduits dans le livre. Ils accompagnent et donnent des visages à des paroles parfois terrifiantes, toujours émouvantes. Ces portraits nous rappellent l’humanité des réfugiés, trop souvent réduits à des "flux migratoires massifs".

Passage de frontière
De g. à d. Louise Didon, Fred Demoor et Aurélie Neyret dans le spectacle "Les Carnets de Cerise"

Le livre met des noms et des visages sur ce flux d’arrivants. À son tour, le collectif Improjection s’empare de leur histoire et met ces hommes et ces femmes en scène, leur donne une voix et relaie le message d’entraide du livre.

Mathieu Frey et Elia Dujardin donnent une voix aux témoins

Improjection avait déjà adapté Putain d’usine d’Efix en 2017 et, en 2018, les Carnets de Cerise d’Aurélie Neyret.

L’an dernier, le spectacle avait mélangé musique, théâtre et dessin en direct par l’autrice, faisant vivre l’univers de Cerise avec beaucoup de poésie.

Cette fois encore Fred Demoor, fondateur du collectif, a réalisé un formidable travail d’adaptation. Les planches ont été adaptées en un montage vidéo, projeté sur un écran géant. Sur scène, quatre musiciens et deux comédiens donnent vie au récit.

Elia Dujardin et Mathieu Frey prêtent leurs voix aux récits. Ils lisent une partie des textes écrits par les auteurs. Ils disent aussi les témoignages des migrants. La voix grave et puissante de l’un répond à la douceur de l’autre, toujours avec une grande sensibilité. Parfois, les musiciens interviennent pour donner la réplique et incarner la diversité des personnes rencontrées.

Portrait à deux mains. Une ligne de Troubs trace le profil. La plume de Baudoin dessine tout un peuple dans la chevelure

Les premières notes, inspirées du hard rock, électrisent immédiatement la salle. Les ambiances musicales évoluent ensuite pour s’adapter au récit. La musique se fait festive, violente, électronique ou angoissante selon les moments. Expérimentale aussi, réalisée à partir d’ustensiles de cuisine lorsqu’il est question dans le récit de nourrir plus de quatre cent personnes.

Le plus beau temps du spectacle fut un moment d’improvisation musicale et dessinée, où Mathieu Frey scandait les mêmes mots sur un rythme hypnotique, pendant que Troubs et Baudoin dessinaient en direct.

Le spectacle du samedi 8 juin était une étape de travail et fut présenté ainsi. Le collectif va continuer à le travailler pour en faire un spectacle à partir d’octobre 2020 et réaliser une tournée. Le passage de témoin continue.

Portrait d’Elia en direct

À la suite du spectacle, nous avons rencontré les deux auteurs pour revenir sur leur expérience et la portée de leur livre, deux ans après leur voyage dans la vallée de la Roya.

Vous avez passé un mois dans la vallée de la Roya, il y a deux ans maintenant. Le livre est malheureusement toujours brûlant d’actualité. Aviez-vous conscience de l’entreprise dans laquelle vous vous lanciez ?

Edmond Baudoin : On savait bien qu’on touchait quelque chose avec l’immigration, que nous allions nous engager à long terme. Je suis quelqu’un de politiquement engagé. Parfois, j’aimerais me reposer, mais il y a tellement de choses à faire. Tant qu’il me reste de la force, je la mets au service de cela. Pour moi il y a une urgence. Je suis aussi grand-père de neuf petits-enfants, cela compte.

Le collectif Improjection, Troubs et Baudoin au centre

Vous avez fait ensemble deux livres sur ce principe de témoignages, Viva la Vida au Mexique en 2011 et Le Goût de la terre en Colombie en 2013, chez L’Association. Comment avez-vous décidé de faire celui-ci ?

Edmond Baudoin : Tu vas à l’autre bout de la planète pour rencontrer des gens qui migrent, et puis dans ton pays cela arrive. Cela devient ridicule.

Troubs : Nous sommes à l’affût des opportunités. Si quelque chose nous branche, on en parle.

Avez-vous encore des contacts avec les personnes dont vous parlez dans le livre ? Y êtes-vous retournés ?

Edmond Baudoin : En été, je vis dans mon village de Villars-sur-Var, mais depuis ce livre je passe la moitié de l’été là-bas. Je retourne dans la vallée de la Roya, je vais à Chamonix, mais pas seulement. Aujourd’hui toute la frontière avec l’Italie est concernée.

Troubs : J’y suis retourné pour la fête l’an dernier. Nous avons revu des gens de l’association, nous sommes en contact. Mais pas tellement avec les migrants, très peu même. Ils avancent.

Est-ce qu’ils savent qu’ils vont figurer dans un livre ?

Troubs : Bien sûr, on leur explique. Mais ce n’est pas forcément très concret pour eux. Nous avons laissé plein de numéros de téléphone, mais pas de nouvelles.

Edmond Baudoin : Ils partent, c’est leur vie. J’en ai revu, une fois, mais presque par hasard.

Dans le spectacle revient la phrase « comment gérer tout ce que l’on reçoit ». Comment faites-vous justement ?

Troubs : C’est compliqué. C’est là que c’est bien d’être deux. Pour pouvoir gérer cela, pouvoir en rire, car sinon tu prends tout dans la tête.

Portrait d’Abakar

Il y a beaucoup de texte et de réflexions philosophiques dans vos bandes dessinées, Edmond. Humains... est un reportage, on s’attend à trouver du texte, mais il y a toujours cette dimension philosophique.

Edmond Baudoin : Je donne beaucoup de cours, c’est pour cela. C’est aussi la question du rapport à la vie. On a des choses à donner et il y a une urgence.

Quand on est auteur, on a une responsabilité. Troubs a fait un livre sur son voisin Raymond, il n’y a que lui qui peut le faire. J’ai fait plusieurs livres sur mon entourage, c’est la même chose. Cette responsabilité s’agrandit, par exemple lorsque Laetitia Carton fait un film sur moi [1]. J’ai l’impression que j’ai tout dit dans ce film, mais pourtant je continue.

J’essaie de comprendre le monde. De toute manière, on va mourir, alors à quoi ça sert ? Mais cela existe depuis toujours, depuis les Grecs ! Depuis les peintures rupestres, on essaie de comprendre. Mais il faut toujours recommencer. Victor Hugo a tout écrit, pourtant on continue à écrire !

On peut penser que c’est parce que la société a changé, il y a de nouveaux questionnements... Mais non ! C’est parce que nous sommes des êtres humains : nous avons besoin de nous confronter à la chose, à la vie. Moi je mets ma recherche sur le papier.

Vous avez toujours ce besoin de mettre des mots, vous ne vous contentez pas du dessin.

Edmond Baudoin : C’est vrai, la bande dessinée m’a fait découvrir que j’aimais écrire.

Troubs : Tu aimes parler ! (Rires)

Dans le livre, c’est remarquable à quel point vos dessins se marient bien.

Edmond Baudoin : C’est un jeu de retrouver qui a fait quoi. On a travaillé sur le même dessin pendant le spectacle. C’est un peu la même chose pour faire le livre. On est obligé de le faire dans le mois, quand on est dans l’action.

Une fois qu’on rentre, le livre est terminé. Si on le faisait six mois après ce serait intéressant, mais ce serait un autre livre. Cela veut dire que quand on le fait, on est vraiment dans les mêmes pages. On fait des collages entre nos pages.

Troubs : On dessine plutôt vite tous les deux. On a un trait qui se ressemble.

Pourtant, pendant le spectacle, sur la page, Edmond prend très vite beaucoup d’espace, tandis que Troubs prend son temps, trace un trait précis et mesuré.

Edmond Baudoin : Oui, moi c’est le bordel.

Troubs : C’est vrai, mais cela reste du pinceau et de l’encre.

Edmond Baudoin : Longtemps mon amie était une danseuse contemporaine. Elle m’a beaucoup apporté. Nous avons monté ensemble des spectacles et des chorégraphies. Dans Le Corps collectif, il s’agit de regarder des gens danser. Je ne peux pas me permettre de m’appliquer, il faut que je le sente dans mon corps.

Jean-Marc est davantage un carnettiste de voyage. Il est sur place, il rend ce qu’il voit. Même dans les livres qu’on a fait, la plupart du temps, quand il y a quelques portraits, c’est moi qui les fais. Et lui il est autour et il fait la situation. Il y a le paysage, il y a moi... Alors que moi je suis dedans. On se partage cela, mais le lecteur ne voit pas qui a dessiné quoi.

Edmond Baudoin et Troubs à l’Hôtel de Ville de Lyon

Comment cela s’est-il passé pour le spectacle ?

Troubs  : Ils ont tout monté, ils ont fait le filage avec Edmond hier. Ils nous ont dit combien de temps on avait pour dessiner et on s’est mis d’accord sur un thème qu’on allait dessiner.

Edmond Baudoin : J’applaudis leur travail. Tu fais un travail, puis un jour des gens s’en emparent et cela devient leur propre œuvre. Cela appartient à celui qui fait, cela ne nous appartient pas.

Troubs  : Ce qui est intéressant, c’est que nous avons relayé la parole de Cédric Hérrou, de ces gens-là. Et le collectif a repris cela à son tour. C’est un passage de relais.

Ils n’ont pas fini le spectacle, cela va continuer. C’est génial, car ils relancent la parole, ils touchent d’autres personnes. Ils découvrent que chez eux, il y a aussi un collectif d’aide aux migrants, cela se passe chez eux aussi. Ça se répercute.

Edmond Baudoin : Ils m’ont fait redécouvrir notre livre. En les écoutant, tu te dis : « J’ai écrit ça moi ?! Eh bien je suis bon ! » Tu vois leur travail, tu es simplement admiratif et étonné de voir ce qui sort d’eux.

(par Lise LAMARCHE)

Cet article reste la propriété de son auteur et ne peut être reproduit sans son autorisation.

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Code EAN :

Spectacle : Humains, la Roya est un fleuve.
Une adaptation de Fred Demoor et Mathieu Frey d’après l’ouvrage Humains, la Roya est un fleuve de Edmond Baudoin et Troubs (L’Association, 2018).
Adaptation des planches BD, création du film vidéo : Fred Demoor
Distribution :
Mathieu Frey : narration
Elia Dujardin : narration
Fred Demoor : guitares, machines
Yannick Narejos ou Rémi Matrat : saxophones
Stef Giner : basse, violon, clavier
Maurizio Chiavaro : batterie, percussions, machines
Régie : Mathias Grain
Production : Goneprod en partenariat avec Lyon BD Festival

[1Edmond, un portrait de Baudoin, en 2015

 
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