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Denis Robert : « Les lignes ont bougé... »

Par Morgan Di Salvia le 7 février 2009                      Lien  
Journaliste, auteur d’essais et de romans, réalisateur de films documentaires, plasticien, Denis Robert vient de publier chez Dargaud, en collaboration avec Yan Lindingre et Laurent Astier, le premier volume de {l’Affaire des Affaires} : un récit autobiographique qui se lit comme un polar, sur la finance internationale, la justice, le journalisme, la politique. Rencontre avec un homme libre.

Votre nom est associé aux affaires Clearstream. Avez-vous écrit L’Affaire des Affaires dans le but de clarifier votre histoire personnelle ?

Non. Je n’ai pas fait cette BD - nous n’avons pas fait cette BD - pour clarifier « mon histoire personnelle ». L’Affaire des Affaires est surtout une histoire d’actualité, c’est une aventure humaine et réelle dans le monde du pouvoir et de l’argent roi. Un monde, deux mondes, dont la force et l’image sont d’ailleurs en train de changer, crise financière internationale oblige. C’est une forme d’éclairage.

Le genre « essai » ou « document » est très rare, voire inexistant en bande dessinée. Qu’est-ce qui vous a motivé ?

Le hasard, la rencontre, la demande et l’évidence. Un de mes amis s’appelle Yan Lindingre. Nous habitons, près de Metz, à quelques kilomètres l’un de l’autre. Il nous arrive régulièrement de courir ensemble dans la forêt derrière chez moi. Un jour, au cours de nos footings, Yan s’est mis à me bombarder de questions sur ma vie, sur l’enchainement des évènements, médiatisés et non. Comme son métier est de dessiner, il s’amusait à traduire en dessins, en bande dessinée, ce que nous nous disions. Et encore… Et encore… Autour de nous, beaucoup s’y sont intéressés. Et en redemandaient. Ils attendaient « la suite ». C’est devenu une BD. La réalisation a été une aventure très collaborative.

Denis Robert : « Les lignes ont bougé... »
L’Affaire des Affaires
(c) Robert, Lindingre & Astier - Dargaud - 2009

Vous faites des tas de choses en dehors du journalisme. Cette bande dessinée n’est-elle pas une réponse à cette vision restreinte que les autres ont de vous ?

Le journalisme, Clearstream et surtout beaucoup d’autres choses font partie de ma vie. C’est comme ça. Le sujet de la BD n’est pas de raconter ma vie et d’expliquer ce que j’en fais. On s’en fout. Ce qu’il y a c’est que des dizaines de milliers de personnes connaissent un bout d’un bout de l’histoire que je vis, qui raconte un bout de l’histoire de la finance, du journalisme, de la justice... Certains sont passionnés par cette histoire, voire engagés, d’autres ne sont pas au courant du tout. Et entre les deux, il y a toute une gamme d’intérêts et de réactions diverses. Ce qui nous a plu, à Yan et moi, c’est l’intérêt des uns et des autres pour les planches au fur et à mesure qu’elles apparaissaient. C’est ce qui a fait qu’elle existe. La bande dessinée permet un partage et exige d’aller à l’essentiel. Ce qui me plait c’est que cette bande dessinée parle aussi à des personnes qui n’en ont rien à foutre de « Denis Robert ».

C’est assez frappant de voir que vous avez d’une part du soutien de certains journalistes qui relaient votre propos. Et d’autre part, des confrères qui vous ignorent ou qui s’autocensurent.

Les choses changent. Dans le bon sens. Après ma mise en examen, les perquisitions à mon domicile, l’interdiction de mon livre [1] sur l’affaire des listings truqués (Clearstream 2) qui révélait les dessous de la manipulation… des milliers de personnes se sont dit que ce qui m’arrivait était -pour le moins - hallucinant. Un mouvement s’est créé autour de moi. La vague est partie d’amis, Yan Lindingre, Lefred-Thouron, Rémi Malingrey, de lecteurs, de gens qui avaient vu mes films. Ils ont créé un comité pour que je puisse répondre aux procès qui me sont intentés par Clearstream, Menatep ou Fortis. Des centaines de journalistes ont envoyé leurs cartes de presse au comité de soutien. Ces témoignages viennent aussi bien d’un rédacteur en chef d’une chaine de télévision, d’un pigiste qui travaille dans un journal de planches à voiles, d’un chroniqueur rock, d’un journaliste d’investigation, … Ce sont des gens qui ont décidé de faire l’effort d’envoyer et de voir publier leur carte de presse pour dire qu’ils soutenaient mon travail. J’en reçois toujours, particulièrement en ce moment. Il reste, il restera toujours, des journalistes qui veulent que j’aie tort, on ne sait pas tout à fait de quoi ni pourquoi, mais pour eux ça a l’air très important !

Alors que vous avez été journaliste à Libé

Oui j’ai été journaliste à Libération, treize ans, de 1982 à 1995. C’était avant l’an 2000 ! J’y ai travaillé les dernières années sur les affaires financières, et puis j’ai décidé de me consacrer à l’écriture, particulièrement de romans, et là quelqu’un – un des cadres fondateurs de Clearstream- me raconte… Clearstream. J’ai enquêté, et travaillé avec d’autres et rencontré beaucoup de témoins, des cadres, des informaticiens, des banquiers… Et… j’ai sorti un livre... d’enquête sur une affaire… financière… Si j’avais encore été journaliste à Libération, si j’avais encore été journaliste tout court, les évènements auraient sans doute été différents. Sans doute. Mais ça ne sert pas à grand-chose d’essayer de réécrire l’histoire. Ce qui est important, je pense, c’est de rendre compte de manière juste et honnête et que ça puisse servir à quelque chose.

La majorité des gens semblent toujours méconnaître votre travail…

S’il s’agit de mon travail autour de « Clearstream », disons que la majorité devient minoritaire ! Le sujet de base parait un peu compliqué parce qu’il parle de finance, banques, chambres de compensations, paradis fiscaux… Seulement ce qui a vraiment compliqué la « connaissance de mon travail », c’est qu’à une affaire : Clearstream 1 (mon enquête sur le Luxembourg et Clearstream), s’en est ajoutée une autre, Clearstream 2, dans laquelle sont concernées des personnes comme Jacques Chirac, Dominique de Villepin ou Nicolas Sarkozy… et moi… par la force des choses… Clearstream 1 (« mon travail ») a été suffisamment pris au sérieux par certains pour qu’ils montent la manipulation Clearstream 2. Bref, on peut comprendre que tout le monde ne s’y retrouve pas. « Clearstream », c’est un sujet, qui fait, a fait, fera l’actualité, par moments. Certaines personnes en parlent sans avoir lu mes livres ou regardé mes films. C’est la vie et ça arrive à beaucoup d’autres personnes qu’à moi sur d’autres sujets. Ce que je peux vous dire c’est que je reçois quotidiennement des dizaines de manifestations positives. Donc… ça va. Les conséquences de ce travail sont chronophages et ruineuses. Et heureusement que ma vie ne se limite pas à cela.

On a le sentiment à vous lire d’une solitude dans le travail d’enquête

Je n’ai jamais ressenti vraiment de solitude. Je pense que ceux qui sont autour de moi ont pu la ressentir ou plutôt me sentir moins présent, attentif, et ça je l’ai vécu. En tout cas, pour ce qui est de l’enquête, je n’ai pas travaillé seul. Dès le départ, j’ai présenté, confronté, mon travail à d’autres. Et beaucoup d’amis, de personnes dont la seule motivation était l’envie d’informer et sans lesquelles rien n’aurait été possible, ont travaillé sur le sujet. Comme l’avocat Joël Lagrange, le réalisateur Pascal Lorent, François Festor (qui nous a prêté micros, caméras, bans de montage…), Paul Moreira à Canal, l’éditeur Laurent Beccaria… Et puis, toutes les personnes qui ont raconté, expliqué, témoigné.

Extrait de L’Affaire des Affaires
© Robert - Lindingre - Astier - Dargaud

Vous vous êtes retrouvé au milieu d’un jeu d’échec politique et financier…

Pas d’échec, mais de poker et même de poker menteur. A un moment - de l’affaire Clearstream 2 - un corbeau sévissait, des fichiers circulaient dans lesquels apparaissaient des noms de personnalités, l’instruction patinait, Clearstream était montré du doigt, Nicolas Sarkozy et des dizaines d’autres ramaient à démontrer que leurs noms n’avaient rien à faire dans un tel listing… Étant assez sous pression, puisque j’étais précédemment à l’origine d’enquêtes sur Clearstream, je me suis enfermé quinze jours, j’ai écrit un livre (qui les a « sauvés » tous) sur ce que j’avais compris de cette affaire tordue. Florian Bourges, un (ex-) auditeur de chez Arthur Andersen, a eu le courage de révéler qu’il m’avait donné ses documents d’audit sur Clearstream (qui allaient dans le sens des révélations de mon enquête précédente). En publiant la vérité, en permettant d’identifier le corbeau, nous avons été poursuivis judiciairement. Des juges nous ont mis en examen. Je suis mis en examen pour « recel d’abus de confiance » : parce que j’ai des documents sur Clearstream que m’a donnés une personne qui a audité Clearstream… La plupart des journalistes d’investigation sont dans des situations analogues - heureusement - sans être inquiétés ! Ce n’est pas vraiment terminé. Et puis on n’a pas encore tout à fait le fin mot de l’histoire. Rendez-vous est donné par la justice fin 2009, début 2010.

Vous publiez L’Affaire des Affaires chez Dargaud, grande maison au sein du plus grand groupe éditorial d’Europe pour la bande dessinée. Est-ce que vous n’avez eu aucune crainte d’influence sur votre propos vu les enjeux financiers d’une maison d’édition de cette taille ?

Le coffret de 4 documentaires de Denis Robert, édité par BAC Films
© BAC Films

À aucun moment. Le facteur humain, ici, s’appelle Philippe Ostermann. Je ne « traite » pas avec Média-Participations, ni avec Dargaud. Philippe Ostermann connait son métier et il m’a fait confiance. C’est un peu le même rapport que quand j’ai réalisé le film sur Clearstream, Les Dissimulateurs. Canal Plus - qui appartenait au groupe Vivendi - l’a produit. J’étais en contact avec Alain de Greef et Pierre Lescure : ils n’ont jamais restreint ma liberté. La liberté existe ! Je ne suis pas seul. Et on croit en moi. J’y suis sensible.

Vous le referiez aujourd’hui ?

Ce que je me demande c’est si aujourd’hui tout ce que j’ai pu faire serait encore possible. Mon dernier documentaire, L’affaire Clearstream raconté à un ouvrier de chez Daewoo [2], remonte à 2003. Il n’y a eu aucune plainte. Je crois qu’aujourd’hui que ce serait beaucoup plus difficile de faire pareil film. Et de trouver un diffuseur. La censure économique et la peur des procès ont gagné du terrain. Les lignes ont bougé…

Parlons maintenant de votre collaboration avec Yan Lindingre et Laurent Astier et de la réalisation graphique de l’album. Je trouve le résultat d’un dynamisme extraordinaire, on est dans un tempo et une fluidité narrative plus proches d’un manga que d’une bande dessinée européenne. Comment avez-vous travaillé ?

Yan a vraiment un don, un talent, pour raconter les histoires. Il arrive à ressentir, élaguer, traduire. Il m’a épaté avec son storyboard : on était sur un projet qui pouvait faire trente mille pages ! Il m’a aidé à simplifier, à aller à l’essentiel. Et puis, après, il y a la magie du dessin d’Astier. Laurent a été très motivé dès le départ. Ce qui était vraiment intéressant puisqu’il découvrait l’histoire. C’était une évidence pour lui. Il allait, lui aussi, à l’essentiel. Avec une rapidité stupéfiante ! Ce que je dis sur Yan et Laurent est loin de ce que je voudrais dire. On a partagé des moments importants. De création, d’échange, de réciprocité. Ils m’ont entrainé l’un et l’autre dans leur monde.

La suite ?

Le scénario du tome 2 est complètement écrit. Laurent est en train d’abattre les premières planches. Il qui devrait sortir en octobre ou novembre prochain. Et le troisième album en 2010.

Qu’est ce qu’on peut souhaiter à Denis Robert pour 2009 ?

Une santé de fer. Un de mes meilleurs amis Joël Lagrange est mort la veille de la sortie de mon livre Révélation$. Nous avions travaillé ensemble sur l’enquête. Il était mon avocat. C’était comme un frère. Et un jour, sans prévenir, son cœur a lâché. Quand on est bien vivant, en forme, le reste n’est, je trouve, finalement, pas très important. Je dis ça…

(par Morgan Di Salvia)

Cet article reste la propriété de son auteur et ne peut être reproduit sans son autorisation.

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[1Clearstream, l’enquête (édition Julliard-Les Arènes) a été retiré de la vente le jour de sa sortie -le 10 juin 2006 - suite à une plainte pour atteinte à la présomption d’innocence d’un des protagonistes. Le livre a été remis en vente un mois plus tard.

[2Film réalisé en 2003, produit par The Factory et diffusé par Canal Plus.

 
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