Comment avez-vous rencontré Greg ?
Je connais Greg depuis la fin des années ’50. À l’époque, je travaillais pour la « World Press » et lui pour « International Press ». Mais de temps à autre, je dessinais des histoires pour cette deuxième société. J’ai rencontré Greg en y livrant mes planches… Lorsqu’il est devenu rédacteur en chef du journal Tintin en 1965, il m’a proposé de créer sous ses scénarios une série pour ce journal : Luc Orient.
Justement, comment perceviez-vous Greg en tant que rédacteur en chef de Tintin ?
C’était un très bon rédacteur en chef, car Greg est quelqu’un qui a beaucoup de poigne. Il est très solide ! Il sait ce qu’il veut. Dès qu’il mettait un projet en route, il fallait qu’il aboutisse. Il faisait son métier sciemment : sans accorder de faveur à l’un ou l’autre.
Comment définiriez-vous le personnage de Luc Orient ?
Dès le premier album, Greg et moi-même avons établi la trame et l’ambiance de la série. Contrairement à un personnage comme Valhardi qui est passé d’une fonction d’employé de bureau à celle de détective. Luc Orient est un chercheur sportif –mais pas surhumain- d’un âge mur. Il est entouré de la secrétaire Lora et du professeur Kala. C’est ce dernier qui envoie Luc Orient en mission sur terre, dans l’avenir ou sur d’autres planètes… Par exemple, pour leur première mission, ce trio affronte un peuple extraterrestre venu de la planète Terango. Ils sont membres d’une cité scientifique appelée Eurocristal et effectuent pour cette cité des missions très étranges… J’ai voulu faire quelque chose de totalement différent pour sortir de l’univers de Valhardi, Marc Dacier, des Histoires de l’Oncle Paul, … Nous avons créé le cycle Terango qui rompt l’ambiance de tout ce que j’avais pu faire jusqu’à cette époque !
Greg disait volontiers qu’il écrivait une histoire humoristique pour Luc Orient que vous avez toujours dessiné sérieusement. En étiez-vous conscient ?
Je crois que Greg inventait des histoires sérieuses pour Luc Orient mais il y mettait beaucoup d’humour. Dans les histoires de Luc Orient, il y a deux pôles différents : une saga « space-opéra » et de l’humour. L’humour est présent dans cette série d’une autre manière que les scénarios de J.-M. Charlier, comme Marc Dacier. Jean-Michel avait plus un humour clownesque, « tarte à la crème ». L’époque et les personnages de Jean-Michel Charlier s’y prêtaient. Greg intégrait aux histoires de Luc Orient un humour plus « sérieux ». Et puis, je voyais les récits d’une manière réaliste : je ne pouvais pas dessiner des choses farfelues. Luc Orient, Lora et le professeur Hugo Kala sont des scientifiques qui aiment bien profiter de la vie : boire, manger, rire, s’amuser, … Il fallait que le lecteur le sente. Il a sûrement dit cette phrase comme une sorte de boutade.
Votre style graphique n’est-il pas plus contrasté, plus inventif dans cette série ?
Peut-être ! J’essaie d’adopter des techniques différentes au niveau de la mise en page et de l’encrage dans chacune de mes séries. Mon style graphique dans Les Misérables n’est pas le même que celui de Yorik des Tempêtes, il en va de même pour Luc Orient et Marc Dacier. J’essaie toutefois de garder une « griffe » commune dans mes séries : une griffe « Eddy Paape ».
Est-ce au moment du départ de Greg pour les États-Unis que Jourd’hui vous a fourni une histoire de dix pages (« Les rayons du feu du Soleil » dans l’album « Les Spores de Nulle Part ») pour Luc Orient ?
Oui, c’est pendant cette période que j’ai travaillé avec Jourd’hui. Ce scénariste travaillait pour le cinéma et voyageait beaucoup. Il était, à l’instar de Greg et Charlier, toujours en retard. Je ne pouvais pas continuer comme cela. J’ai donc développé une autre idée de Jourd’hui moi-même (« Roubak, ultime espoir »).
Greg était donc en retard dans la livraison de ses scénarios …
Eh oui ! Tous les dessinateurs qui ont travaillé avec Charlier et Greg font partie d’un grand club… Avec Greg, je recevais régulièrement des mots qui disaient : « Pas de panique. Davantage de pages arrivent. » (Rires)… Et il fallait attendre quelques semaines avant d’avoir la suite de l’histoire. Duchâteau est le seul qui n’est jamais en retard ! Il m’écrivait ses scénarios à la main, mais je les recevais à temps. Greg et Charlier tapaient leurs scénarios à la machine et divisaient scrupuleusement leurs feuilles en deux colonnes : l’une pour l’image et l’autre pour le texte.
À cause de ces retards, j’ai créé avec d’autres auteurs différentes séries telles que Yorik des Tempêtes, Udolfo, etc. Je devais continuer à travailler sur d’autres séries pour avoir une rentrée financière. Si mes scénaristes avaient été ponctuels dans leur travail, elles n’auraient jamais existé !
Lorsque Greg est parti de Bruxelles pour Paris ou New-York, n’avez-vous pas eu quelques problèmes pour votre collaboration ?
Non. Nous nous connaissons bien, on peut donc faire du « sur mesure ». Il me téléphonait –rarement- pour que nous parlions de nos envies… On était fatalement d’accord sur la trame des histoires. Après, le seul contact que nous avions était le courrier ! Et encore…
N’avez-vous jamais été tenté de créer certaines fusions entre les Terriens et les Extraterrestres dans Luc Orient tels que des mariages…
Il y avait un scénario qui était en route et qui correspondait à cette idée. L’histoire s’appelait : « Le Mur ». Une mission était partie de la planète Terre pour les étoiles bien avant Luc Orient. Luc Orient est retourné à la recherche de cette mission sur un empire où règne un empereur qui a épousé une Terrienne. La rescapée de la mission… Et naquit un petit prince au « sang bleu » ! J’ai dessiné les six premières planches mais l’histoire était en désaccord avec les premiers albums de la série : on n’a jamais mentionné que d’autres missions étaient parties avant celle de Luc Orient… J’en ai fait part à Greg !
Johnny Congo ressemble étrangement à un personnage qui a été créé par Victor Hubinon et Jean-Michel Charlier : Tiger Joe.
On devait effectivement reprendre le personnage de Tiger Joe pour les éditions Lefrancq. L’éditeur nous a demandé d’y travailler. Mais, les droits n’étaient pas libres ! Alors que j’étais arrivé à la sixième planche, les détenteurs de droits nous ont demandé d’arrêter cette reprise. J’ai dû transformer toutes les premières planches. Nous avons donc créé Johnny Congo un peu maladroitement. Un troisième album était en préparation, mais les éditions Lefrancq ont eu des problèmes de finances et de diffusions à cette époque….
Une autre série issue de votre collaboration avec Greg était Tommy Banco…
Un éditeur italien voulait éditer Luc Orient dans son pays. Mais nos albums y étaient déjà distribués par un autre éditeur. Il nous a donc demandé de créer un nouveau personnage pour l’Italie. Tommy Banco est un ancien militaire devenu cascadeur. Entre-temps les droits de Luc Orient pour l’Italie ont été libérés. Dès lors, il a publié Luc Orient. Greg et moi avons fait paraître les histoires de Tommy Banco en Belgique. Il y a eu un album en noir & blanc chez Bédéscope et deux albums couleurs chez Lombard.
Sur certains Luc Orient, vous êtes secondé par un jeune dessinateur appelé Andréas …
C’était un de mes élèves à l’Académie de Saint-Gilles où je professais. Andréas était un excellent élément. Je trouvais qu’il serait intéressant pour lui de me seconder sur Luc Orient ou Udolfo. Lorsqu’il est parti vivre en Bretagne, il recevait les doubles du découpage. Il m’envoyait les crayonnés que je retouchais – éventuellement- et encrais.
Avez-vous quelque chose à ajouter à propos de votre collaboration avec Greg ?
Je regrette profondément qu’il y ait eu un tel écart – sept ans- entre les deux derniers Luc Orient ! Il y a différents facteurs qui sont la cause de cet écart : l’indisponibilité de Greg, le manque d’enthousiasme des éditions du Lombard… Je m’aperçois que les éditeurs préfèrent s’appuyer sur des jeunes auteurs qui pourront encore dessiner une dizaine d’albums et plus sur les anciens qui ont un avenir incertain… Les maisons d’édition ont malheureusement éjecté un bon nombre de dessinateurs de plus de 60 ans. Publier les « anciens » -qui restent graphiquement valables- est une mise de fonds que les éditeurs sont certains de ne pas pouvoir récupérer.
(par Nicolas Anspach)
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Illustrations : (c) Paape, Greg, Le Lombard, avec l’aimable autorisation de la Fondation Eddy Paape.
Photo (c) Nicolas Anspach.
Interview parue originellement dans le n°14 d’Auracan – Septembre/octobre 1996
Exposition Eddy Paape
Jusqu’au 30 Juin 2008
L’exposition est ouverte au public du lundi au vendredi de 9 à 18 heures.
Fermée les samedis, dimanches et jours fériés.
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