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Alain Goffin : « J’étais plus attiré par le graphisme, la typo, la vidéo, l’animation... »

Par Nicolas Anspach le 2 mai 2017                      Lien  
Alain Goffin et François Rivière ont redonné vie au « Réseau Madou », un classique de la bande dessinée et de la Ligne claire parue dans les années 1980. Au début du printemps, une version 2.0 du "Réseau Madou" est parue aux éditions Dargaud. Avec de nouvelles couleurs et une douzaine de planches redessinées. Une occasion de rencontrer Alain Goffin et de revenir sur son œuvre et son parcours dans et en dehors de la BD.

Alain Goffin : « J'étais plus attiré par le graphisme, la typo, la vidéo, l'animation... »Vous avez été l’élève de Claude Renard à l’institut Saint-Luc de Bruxelles, où vous avez côtoyé François Schuiten, Benoît Sokal, Philippe Berthet, Séraphine, Andréas, Chantal de Spiegeleer, Philippe Foerster, etc… Ces auteurs ont rapidement marqué la bande dessinée. de leur époque Comment expliquez-vous cette émulation ?

Claude Renard n’était pas un professeur, c’était un maître ! Son enseignement ne se limitait pas qu’à la bande dessinée. Il nous a donné des valeurs et nous a expliqué que cette expression exigeait un vrai tempérament d’artiste. Nous devions être à l’écoute des gens et des choses. La BD, ce n’était pas juste savoir dessiner…
La personnalité, le caractère et la carrure de Claude Renard m’ont fasciné ! C’est un Maître, et il est resté un ami.
Nous avons beaucoup de points en commun. Peut-être est-ce dû au fait que nous sommes nés le même jour… à une décennie près !

Eddy Paape a été l’un des premiers professeurs de BD en Belgique à Saint-Luc. Claude Renard lui succède en 1976.

Effectivement. Mais l’enseignement était différent. Pour Claude, il fallait que nous nous intéressions à différents domaines des Arts Plastiques. Nous devions être pluridisciplinaires. J’ai souvent parlé de l’enseignement de Claude avec des auteurs qui ont eu un cursus plus classique, comme par exemple André Geerts ou Bernard Yslaire. Eux, à force de fréquenter des auteurs confirmés, comme par exemple Marc Wasterlain, sont rentrés dans la BD comme on entre dans les ordres. Ils ne se consacraient qu’à la bande dessinée. Claude Renard nous prévenait que sur les trente élèves qu’il avait devant lui, il n’y aurait peut-être que cinq ou six qui gagneraient leur vie avec la BD. Nous ne sommes finalement pas loin du compte. Beaucoup d’étudiants sont restés sur le carreau. Mais certains ont travaillé dans d’autres domaines artistiques…

Illustration réalisée pour le quotidien Belge Le Soir - (c) Alain Goffin, François Rivière & Dargaud.

Comment expliquez-vous néanmoins qu’il y ait eu une sorte de « dream team » ?

C’est un mélange de différents facteurs. La personnalité de Claude, bien sûr. Mais aussi celle des étudiants. Pour ma part, j’étais plutôt l’amuseur ! J’aimais faire la fête et recevoir les amis à manger. L’alchimie est née car nous avions tous nos spécificités.
Sokal était un gagnant, un battant. Un mec qui ne lâchait jamais, et encourageait les autres. Parfois avec beaucoup d’humour ! François Schuiten empilait les planches. Et moi, j’invitais les amis à venir manger un spaghetti, puis à travailler tous ensemble jusqu’aux petites heures… Chacun a apporté son style de dessin, des univers et des références très différents. J’avais déjà un dessin particulier, très « graphique ». Je m’intéressais au design industriel à l’époque. Benoît Sokal sortait d’une année d’étude en médecine vétérinaire. Il s’est réorienté vers la BD, mais a apporté avec lui ses références du dessin animalier. François Schuiten, c’était bien sûr l’architecture !

C’était une vraie association de personnalités qui arrivaient avec un bagage, un tempérament et un lien à la BD fort différent. Ce qui se passait entre nous, et l’enseignement de Claude Renard, a provoqué une explosion. On l’a vécu avec un bonheur immense. Nous avions publié un livre, le 9e rêve qui a été distingué d’un Alfred à Angoulême ! C’était quand même rarissime…

Vous rendez hommage à vos vieux amis sur une affiche pleine page reproduite dans la réédition du « Réseau Madou »

Effectivement. Je leur ai fait un clin d’œil sur cette page, ainsi qu’au chocolatier Pierre Marcolini, qui est devenu l’un de mes amis après que nous ayons travaillé ensemble sur la communication visuelle de son entreprise. J’y ai ajouté le nom de Philippe Geluck. La coloriste Françoise Procureur, qui a travaillé sur la première version du « Réseau Madou » a créé la gamme de couleur de Philippe…

Extrait du "Réseau Madou" - (c) Alain Goffin, François Rivière & Dargaud.

Vous évoquiez votre passion pour le dessin industriel lorsque vous étiez étudiant…

J’ai failli me diriger dans cette voie. Lorsque j’ai terminé mes humanités artistiques, à Saint-Luc, les professeurs m’ont encouragé à suivre ces études. Ils pensaient que j’étais trop sérieux pour réaliser des études artistiques. Selon eux, il valait mieux que j’aille vers un domaine plus design, rationnel et cartésien. Avant Saint-Luc, j’avais fait quatre années de latin-math à l’Athénée d’Etterbeek. J’ai beaucoup souffert durant ces années, mais cela m’a quand même forgé… Avec mon éducation, c’est peut-être la raison de mon regard un peu cartésien et posé sur le dessin. Mes parents étaient tous les deux pharmaciens, dont un des deux plus spécialisé. C’était deux intellectuels. Hergé était mon lien avec la bande dessinée. Enfant, je dévorais les Tintin. Puis, quand j’ai été à Saint-Luc, j’ai été attiré par le travail de certains graphistes, en particulier celui du peintre Valerio Adami qui travaillait surtout ses tableaux avec des lignes claires et des aplats de couleur… Mes références étaient différentes de celles de mes amis de Saint-Luc qui ne juraient que par Jean Giraud.

Vous parlez d’Hergé. On vous sent fort attaché à la Ligne claire. Vous n’avez jamais exploré d’autres voies que ce style …

C’est un médium, une manière de s’exprimer ! Je vous parlais de mon attachement à l’œuvre d’Hergé. Enfant et adolescent, je ne discernai pas la différence entre la Ligne claire et le style de Marcinelle. Ce n’était que des cernes et des aplats de couleur. Lorsque j’ai commencé à dessiner, je me suis engouffré dans ce style, dans ce système graphique. Le style que je sais exploiter le mieux, c’est du Goffin. … Et Goffin, c’est la Ligne claire ! Parfois je me dis : « Alain, la Ligne claire te brûle les yeux et les doigts. Cette écriture te demande une rigueur terrible !  ».

J’ai redessiné quatorze planches pour la réédition du Réseau Madou. Je les ai retracés à la palette graphique avec l’aide de Photoshop. J’ai pensé naïvement que j’irai plus vite qu’avec l’encrage traditionnel. Je m’aperçois que cela m’a demandé quasiment autant de temps qu’auparavant. Parfois, je me dis qu’il faudrait que je me fasse violence, que j’apprivoise d’autres techniques plus rapides. Blutch ou Blain font un crayonné très poussé, puis le scannent en augmentant les noirs afin d’y apposer des couleurs. Il n’y a plus d’encrage… Cela nécessiterait, pour moi, un lâché prise, une sorte de passage dans un laboratoire pour évacuer la Ligne claire. Un fameux sas de décompression !

Je me suis amusé à redessiner ces quelques pages. Maintenant, est-ce que j’aurais envie de dessiner un nouvel album ? Je ne sais pas …

Extrait du "Réseau Madou" - (c) Alain Goffin, François Rivière & Dargaud.

Quels sont vos maîtres dans la Ligne claire ?

Hergé, bien sûr ! Et puis, Edgar P. Jacobs. Mais pour moi, la Ligne claire, c’est avant tout l’école de Bruxelles. Après, d’autres auteurs m’ont fasciné comme Franquin ou Tibet. Je me souviens de mes rencontres avec Tibet que j’ai été voir de nombreuses fois lorsque j’étais enfant !

Mais c’est vrai que je place Hergé au-dessus de tous. Lorsque je vois une planche originale de Tintin, j’en ai la chair de poule. C’est à la fois une fascination pour le dessinateur, mais aussi une vague d’émotion qui revient. Je ressens les mêmes émotions que lorsque j’étais enfant ! Le travail de nombreux auteurs me fait également vibrer. Et même parfois celui de certains étudiants à qui je donne cours à l’ERG…

Aujourd’hui, la Ligne claire que j’apprécie le plus, c’est celle de Chris Ware. Il a une vraie sensibilité, et un choix de couleur cohérent. Son langage graphique me parle beaucoup.

Il y a aussi une autre sorte de « Ligne claire » : la « Klare Lijn », propre à Joost Swarte, qui fait référence à la Ligne claire, aux aplats de couleur et à une représentation des années 1940 et 1950. C’est une nostalgie complète du trait, de l’image, mais aussi de l’imagerie avec la représentation des voitures, des bâtiments et de l’environnement de ces décennies… Un peu comme ce que j’ai fait dans le Réseau Madou.

Avez-vous connu Hergé et Jacobs ?

Peu. J’ai eu une conversation avec Jacobs que j’avais croisé à Lasne dans son village. Nous avions promis de nous revoir. J’ai été le voir chez lui, mais il était un peu déboussolé, et ne se souvenait plus de moi … J’ai eu l’occasion de dessiner deux planches en hommage à son travail pour Tintin. Il m’a envoyé une carte avec un charmant mot depuis sa maison du Bois des Pauvre. Il voulait me voir, mais quelques semaines plus tard, il n’était plus là.

J’ai rencontré Hergé deux fois. La première, avec mes amis du 9e Rêve, pour lui donner un exemplaire de l’album. Et la seconde fois, pour lui offrir le Réseau Madou.

Par contre, j’ai eu un peu plus de contacts avec André Franquin. Nous étions voisins. J’habitais à Boitstfort, et il venait parfois chez moi pour me voir dessiner. C’était incroyable ! Il me trouvait doué, ce qui me faisait rire. Je me suis toujours considéré comme un excellent dessinateur-graphiste. Mais je ne suis pas doué, je suis un vrai laborieux ! Franquin me poussait à lâcher mes rotrings, et à opter pour la plume et le pinceau. Peut-être qu’un jour, je sauterai le pas …

Vous avez essentiellement travaillé avec Benoît Peeters et François Rivière. Comment caractériseriez-vous ces scénaristes ?

Ils sont tous les deux raffinés, cultivés et truculents ! Les différences ne sont pas grandes. Ils sont sérieux, tout en ayant beaucoup d’humour. À l’époque du Réseau Madou, François Rivière venait régulièrement à Bruxelles. Nous passions beaucoup de temps ensemble à réfléchir, et à écrire. Il y avait tout un cérémonial pour que François commence à écrire. Il devait être accompagné d’une tasse de thé, d’une portion de gâteau. Il fallait que l’environnement soit chaleureux ! Nous avons vraiment créé Le Réseau Madou à deux, en réfléchissant aux plans ensemble. Il comprenait et devinait souvent ce que je souhaitais mettre en scène. J’intervenais bien sûr pour tout ce qui concernait Bruxelles et par rapport au fameux code graphique, c’est-à-dire à l’énigme qui tourne autour du dessin…

J’avais beaucoup moins de réunions de travail avec Benoît Peeters. Il m’envoyait le texte et le dialogue. Mais nous avons eu des moments extraordinaires ensemble. Notamment à Londres lors d’un repérage …

Extrait du "Réseau Madou" - (c) Alain Goffin, François Rivière & Dargaud.

Vous avez longtemps habité Bruxelles. Cette ville est mise en valeur dans « Le Réseau Madou ». Des lieux sont cités. Pourquoi tant de références alors qu’au début des années 1980, à la sortie du livre, il était sans doute de meilleur ton de situer une histoire à Paris plutôt que dans la capitale de la Belgique…

La ville qu’Hergé dessinait dans Tintin était Bruxelles. On la reconnaît grâce aux décors, aux trams, etc. Hergé s’est inspiré d’une villa de l’Avenue Delleur pour celle du Professeur Bergamotte dans « Les 7 boules de Cristal ». Hergé n’a jamais cité sa ville. Pourquoi ? Je ne sais pas. C’était peut-être inconscient … Ou peut-être pas. Hergé avait créé un personnage universel. Pourquoi la ville de Tintin ne le serait-elle pas également ?

J’ai dessiné des lieux, dans Le Réseau Madou, que j’avais envie de transposer graphiquement. Ces lieux sont devenus, pour la plupart, branchés. Regardez Flagey ou Le Musée du train ! Même la maison que j’ai dessinée, et qui apparaît en couverture, est devenue classée. Elle est située Rue du Pinson, à Boitstfort. J’étais jeune adulte quand j’ai dessiné Le Réseau Madou, et j’étais encore fort imprégné par les paysages urbains que je voyais dans le tram quand j’allais au cours, à Saint-Luc…

Pour La Mine de l’Étoile, c’était différent. Les parents de ma coloriste, Françoise Procureur, avaient longtemps vécu à Elisabethville, au Congo, et ils m’ont influencé … Et puis, envoyer Thierry Laudacieux dans ce pays était une manière de faire un clin d’œil à Hergé …

Votre dernière BD, "Northreed Project", date de 1997. Vous aviez créé peu de temps auparavant une agence de communication. Est-ce la raison de votre absence dans les librairies ?

L’agence de communication a été créée en 1995. J’avais 40 ans, et en travaillant huit à dix heures par jours, y compris les week-ends, je n’arrivais pas à boucler mon année. Financièrement, c’était difficile. Je n’arrivais pas à offrir des vacances à mon petit garçon ne fut-ce que pendant huit jours … Que pouvais-je faire pour gagner mieux ma vie ? La publicité était une solution. D’autant plus que j’ai toujours été pluridisciplinaire… Avant de rentrer à Saint-Luc, je m’intéressais aussi bien au graphisme, au design, à la BD ou à l’illustration. « Le Réseau Madou » a eu un grand succès en 1982, lors de sa sortie. Puis, Plagiat (Avec Benoît Peeters et François Schuiten) a reçu le Grand Prix RTL en 1989. Le Théorème de Morcom a ensuite eu un bon accueil. Ces livres ont eu un certain succès…
Après avoir dessiné Northreed Project, je me suis également demandé si je pouvais faire mieux ? … Peut-être. Mais en tout cas pas à ce moment-là ! J’avais fait le tour de la question. Je me suis donc consacré entièrement à la publicité. Les décennies ont passé. La technologie a évolué.
Avec Photoshop et le numérique, j’ai eu un déclic. Je pouvais enfin envisager de dessiner des planches d’une manière différente.
Dessiner, c’est un acte de créativité ! J’étais plus attiré par le graphisme, la typo, la vidéo, l’animation... Le Studio Goffin était une société qui était pluridisciplinaire. Après avoir été un créatif, je passais mon temps à mettre en avant le travail d’autres personnes …

Plusieurs auteurs de bande dessinée ont travaillé au studio Goffin

Effectivement. Il y a eu Serge Dehaes, Jean-Marc Dubois, Anne Balthus, Etienne Schréder, Philippe Capart, Philippe Gossens ou encore Laurent Durieux. Ils formaient le noyau du Studio. Nous étions aussi les agents d’auteurs externes comme Loustal, François Schuiten, Philippe Geluck, Benoît Sokal, etc.

Alain Goffin & François Rivière en 2017 - (c) DR.

Vous êtes aujourd’hui professeur à l’ERG, l’école de Recherche Graphique située à Ixelles.

En compagnie d’autres auteurs de BD : Dominique Goblet, Gérard Goffaux et Olivier Grenson. Je donne cours en Master 1 et 2. Les élèves terminent leur formation avec moi. L’ERG offre un enseignement particulier et pluridisciplinaire … Une écriture qui est entre la BD, l’illustration, la vidéo, la performance et l’installation artistique. La BD évolue, et sera probablement différente dans les années à venir. J’ai lu dernièrement un livre de Cyril Pedrosa qui mélangeait différentes formes de narration : BD, illustration, bichromie et quadrichromie… La BD s’ouvre peu à peu à de nombreuses possibilités…

Thierry Laudacieux va-t-il connaître une nouvelle aventure ?

Je ne sais pas. C’est une question qu’il faut poser à mon éditeur. Dargaud possède les droits d’exploitation pour le Réseau Madou et La Mine de l’Étoile. Est-ce pertinent de publier à nouveau le deuxième album, et d’en créer un troisième ? Je ne sais pas. Le Réseau Madou a eu un énormément de succès dans les années 1980. C’est un album-clé dans ma vie. Je ne suis pas certain que la Mine de l’Étoile susciterait le même engouement … Je me suis beaucoup amusé en redessinant une dizaine de planches. Le Réseau Madou est paru début mars, et il faut laisser le temps de vivre sa vie en librairie…

Les éditions Dargaud, et plus particulièrement Yves Schlirf, voulaient donner un nouvel écrin au Réseau Madou. On me demande souvent si ce livre a été republié pour des raisons commerciales. Non, pas du tout ! Cette réédition est née de l’envie d’en faire un beau livre, avec un dos toilé, un beau cartonnage, un papier de qualité, etc.

(par Nicolas Anspach)

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