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Jacques Martin : la BD au service de l’Histoire

Par Charles-Louis Detournay le 22 janvier 2010                      Lien  
Pilier du journal Tintin, réel initiateur de la bande dessinée historique, conteur hors pair, Jacques Martin était autant un caractère fort qu'un personnage incontournable de la bande dessinée. Il vient de nous quitter ce 21 janvier, à l'âge de 88 ans.

Ainsi que nous vous l’annoncions, un des derniers piliers de la bande dessinée franco-belge nous a quitté ce jeudi 21 janvier. Difficile d’évoquer un tel monument, que cela soit par les héros éternels qui lui survivront, tels qu’Alix, Lefranc, Jhen, Arno, et bien d’autres ; par la place qu’il avait prise au sein du neuvième art, avec plus de quinze millions d’albums vendus sur plus de 60 années de carrière ; ou encore par les nombreuses vocations de lecteurs et surtout d’auteurs qu’il suscitées, ouvrant de nouvelles portes qui n’avaient encore jamais été poussées.

Un des moteurs du journal Tintin

Jacques Martin : la BD au service de l'Histoire
Jacques Martin et Raymond Leblanc
© Nicolas Anspach

Souvent considéré à tort comme faisant partie des quatre auteurs ‘lançant’ le journal de Tintin en 1946, le français Martin dut pourtant s’y prendre à deux fois pour intégrer l’équipe de Raymond Leblanc et d’Hergé, imposant rapidement son personnage d’Alix, un jeune Gaulois, inspiré de Quo Vadis, pris dans les turpitudes de la conquête romaine.

Très rapidement, le trait de Martin et son inventivité lui permirent d’entrer au sein de l’équipe d’Hergé, participant directement à quelques albums du célèbre reporter dont principalement Tintin au Tibet, et Coke en Stock. Pourtant le maître et l’apprenti n’avaient de cesse de s’affronter. Martin clama haut qu’il partit en 1972 pour pouvoir donner réellement de son temps à Alix et Lefranc, pourtant c’est sans doute le succès grandissant de ces propres séries qui lui permirent de prendre réellement son envol financier. Il suivit pourtant les traces de son mentor en publiant ses albums chez Casterman.

Si le trait de Martin semblait encore balbutiant dans Alix l’intrépide et ses œuvres précédentes comme Le Hibou gris ou encore Le Secret du calumet, il arrive cependant à trouver sa maîtrise graphique en marchant dans les pas de l’autre maître de l’École de Bruxelles (un vocable inventé par Jacques Martin, si l’on en croit Hergé) : Edgar P. Jacobs.

C’est surtout visible dans le premier Lefranc, un incroyable thriller nommé la Grande Menace également située dans un univers contemporain. Menant de concert ses séries historiques et réalistes, ainsi que son travail au sein du studio Hergé, l’influence de Jacobs est encore marquante dans l’Île maudite, mais son trait atteint sa maturité dans des albums à jamais canoniques, comme la touchante Tiare d’Oribal, l’angoissant climat de la Griffe Noire, le destin tragique des Légions perdues sans oublier l’Ouragan de Feu et le Mystère Borg, imposant également Lefranc comme un héros déterminant du Journal de Tintin.

Plus qu’un auteur, un scénariste ?

1948, sa première couverture de Journal de Tintin

Malgré son retrait de l’équipe d’Hergé, les aventures d’Alix accaparent Jacques Martin, et il doit se rendre à l’évidence : impossible pour lui de réaliser un album par an, alternant chacun de ses deux personnages. Il fait donc appel à un autre collaborateur d’Hergé, en la personne de Bob de Moor pour le quatrième album de Lefranc, le huis clos du Repaire du Loup. Mais c’est finalement au jeune Gilles Chaillet, issu du studio Uderzo, qu’il confia le dessin de sa série réaliste, préférant se consacrer à Alix.

Il faut dire que depuis le début, c’est l’Histoire qui passionne Jacques Martin, et cette passion va se propager à travers lui. En effet, à une époque où les reconstitutions historiques étaient rares, l’univers de Jacques Martin va nourrir les amateurs et passionnés de détails réalistes de l’auteur, aussi minutieux qu’authentiques. Parfois trop : dans sa représentation d’Athènes dans L’Enfant grec, il y inclut un bâtiment des années 1950... Son travail contribuera à crédibiliser le caractère éducatif de la bande dessinée et rencontre un public important et fidèle. Glénat s’en souviendra quand il lancera ses collections historiques dans les années 1980.

Mais la période romaine ne suffira pas à Jacques Martin : fin des années 1970, il crée le personnage moyenâgeux de Xan pour le Lombard, dessiné par Jean Pleyers, devenu Jhen chez Casterman. Il écrit aussi pour Paul Cuvelier un ultime épisode de Corentin qui demeure inachevé, et dont il reprendra des pans de l’intrigue pour les Proies du Volcan.

Lorsque la série et le magazine Vécu naissent chez Glénat en 1983, qui d’autre que l’initiateur de la bande dessinée historique pourrait lui insuffler de bonnes bases ? Ce sera Arno avec André Juillard, puis Jacques Denoël. En 1990, il aborde la Grèce antique avec Orion, puis l’Égypte pharaonique avec Kéos en 1992, avec Jean Pleyers au dessin. Cet infatigable pionnier de l’Histoire créa enfin un dernier héros avec un tout jeune mais méritant dessinateur, Olivier Pâques : Loïs dont les aventures se passent au temps de Louis XIV.

Une école, à plus d’un titre

Lors d’un de ces nombreux voyages dans un site archéologique, un visiteur lui demande pourquoi il ne réaliserait pas des croquis de ces sites exemplaire, lui qui a su si bien les faire vivre grâce aux aventures de ses héros ? Il n’en faut pas plus pour lancer l’auteur dans une nouvelle aventure. S’entourant de collaborateurs déjà actifs, mais augmentant progressivement son ‘école’, il va publier une quantité impressionnante d’ouvrages didactiques. D’abord sous le titre des Voyages d’Orion puis, Casterman reprenant la quasi-globalité de l’œuvre de Jacques Martin, ces albums pédagogiques prendront le titre de Voyages d’Alix, complétés par la suite avec les Voyages de Lefranc, Jhen, Loïs, etc.

Si l’école de Jacques Martin permit à de nombreux auteurs de se faire un nom, le maître n’était pas pourtant tendre avec ses collaborateurs. Selon ses propres termes, ayant été à bonne école avec Hergé, il tentait de tirer le meilleur de ceux qui l’entouraient. On se rappelle des distances prises avec Pleyers, du ‘divorce’ d’avec Morales, ou des rancunes qu’ils pouvaient conserver à l’encontre d’éditeurs qui conservaient ses personnages, ou d’auteurs qu’il estimait, mais qu’il avait pu prendre en grippe pour une raison ou une autre.

Si ce caractère fort ne devait pas toujours être facile à vivre au jour le jour, les paroles s’envolent, les albums restent. Et le niveau de qualité qui demeurait globalement constant, maintenait l’aura du maître dans une bande dessinée moderne de plus en plus en effervescence.

Dans son bureau, de la banlieue bruxelloise.
© CL Detournay

Un conteur hors pair, mais surtout un précurseur

Si l’école ‘martinienne’ peut actuellement paraître extrêmement classique, voire rigide, ce serait oublier l’importante place qu’il donna aux femmes volontaires, en un temps où cela était assez mal perçu, aux aventures plus fantastiques qu’il fit vivre à Orion ou même à Alix, une autre façon de surprendre son lectorat, ou encore aux liens forts qui unissaient Alix et Enak.

Jacques Martin vivait avant tout pour ses personnages, et lorsque la cécité le gagna peu à peu, il entreprit de céder progressivement ses héros, tout en continuant d’en assurer les scénarios avant de passer la main à d’autres scénaristes, assurant ainsi peu ou prou sa succession. Il tenait encore beaucoup aux notes qu’il avait rédigées, donnant des directions d’intrigue pour les futurs albums. Si cela pouvait bien entendu paraître contraignant, il fallait le comprendre autant comme une façon de garder une main sur ses personnages, de pouvoir continuer à les faire vivre et, à travers eux, sa passion pour l’Histoire.

Bien entendu, il serait vain de résumer la vie et l’œuvre de Jacques Martin en un simple article. De nombreuses biographies ont déjà fait un beau tour du sujet, donnant une vision de sa force de caractère et son impact sur la bande dessinée telle qu’on la connait aujourd’hui.

Avec Fanny Rodwell, la seconde épouse d’Hergé qu’il connut dans les studios de l’avenue Louise.
Photo : D. Pasamonik (L’Agence BD)

Il y a un peu plus d’un an, j’ai eu l’occasion de rencontrer longuement ce géant qui vient de nous quitter. Malgré sa cécité, la force qui se dégageait de ce grand monsieur était impressionnante. J’ai voulu prendre le temps de dégager la quintessence de notre discussion pour vous la livrer, cela en était même devenu une plaisanterie entre membres de la rédaction. Pourtant, ce soir, la blague devient amère, car il n’a jamais dans mon intention de réaliser une interview posthume.

Pourtant, évitant les longues analyses, je trouve juste de lui donner ainsi la parole, face à ses admirateurs et ses détracteurs. J’espère que vous pourrez y découvrir l’homme derrière le dessin, l’auteur méticuleux sous le vernis de la ‘grande gueule’. La publication de cette interview débutera après le festival d’Angoulême.

Je pense que nombreux sont les auteurs qui ont des anecdotes marquantes au sujet de Jacques Martin. Qu’ils n’hésitent pas à les partager dans notre forum.

Je m’associe bien entendu à la rédaction d’ActuaBD, pour témoigner de notre tristesse à la famille de Jacques Martin, les assurant de notre soutien.

(par Charles-Louis Detournay)

Cet article reste la propriété de son auteur et ne peut être reproduit sans son autorisation.

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Photographie en médaillon : © CL Detournay

 
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8 Messages :
  • Jacques Martin : la BD au service de l’Histoire
    21 janvier 2010 22:44, par Oncle Francois

    Merci cher monsieur Detournay pour ce long article qui rend un hommage bien mérité au créateur d’Alix et de Lefranc.

    La disparition de ce grand Monsieur de la BD est émouvante mais supportable, car il était âgé de 88 ans, et toux ceux qui ont pu l’approcher au cours des dernières années ont pu vérifier l’étouffant poids des ans. Personnellement, j’ai pu l’approcher depuis quarante ans. Donc au fil des décennies, les conversations sont devenues de simples dialogues (ça, c’est parce que la BD a eu du succès et qu’il y avait de plus en plus d’admirateurs dans la file d’attente, et qu’il était de plus en plus sollicité). Mais aussi les beaux dessins dédicacés se sont simplifiés, passant du véritable croquis détaillé au profil d’Alix de coté (un classique), puis malheureusement à la simple signature, affirmée au début puis tremblante (un problème lié à la perte de la vue).

    Je voudrais juste témoigner que Jacques Martin a toujours en ma présence fait preuve d’une immense gentillesse vis-à vis de son public, allant même jusqu’à dédicacer de simples feuilles de papier à dessin pour des adolescents.

    Aujourd’hui mon coeur de tintinophile averti saigne doublement, car ce sont en très peu de temps deux signatures majeures de la BD qui ont disparu. L’homme aura eu le temps et la sagesse de préparer sa succession ou plutôt la continuation de son oeuvre...

    Je suis moins ému en rédigeant ces lignes qu’en apprenant la mort de Tibet ; c’est peut-être que les histoires sérieuse de Martin suscitaient moins de sourires et de sympathie que celles de Tibet. J’en ai pourtant les larmes aux yeux, allez comprendre pourquoi...on n’efface pas ainsi soixante ans d’aventures en commun...

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  • Jacques Martin : la BD au service de l’Histoire
    22 janvier 2010 08:13, par FrancisL

    Triste période...Après Tibet, Martin !
    Mais contrairement au premier Martin n’attirait pas la sympathie. Disons le tout net l’homme était bougon et avait un sale caractère. Et sa jalousie vis à vis d’Hergé pouvait paraitre excessive.
    Il n’empêche qu’avec lui disparait le troisième et dernier pilier des créateurs de la ligne claire après Hergé et Jacobs. Les premiers Alix et les premiers Lefranc sont des incontournables de la BD classique.
    Pour ce qui est des scénarios qu’il avait concocté pour d’autres dessinateurs ces 20 dernières années, je suis moins convaincu car il alternait le bon parfois, le passable souvent (le syndrome Uderzo ?).
    Quoi qu’il en soit salut l’artiste...

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    • Répondu par Pierre le 22 janvier 2010 à  21:58 :

      Je ne crois pas qu’on puisse qualifier J. Martin de créateur de la ligne claire. Comme tous les auteurs du journal Tintin, il a dû produire à une certaine époque (c’était imposé par le directeur artistique, un certain RG) "à la manière" de Hergé (voir par ex "l’île maudite"), mais il a su se dégager de cette contrainte et trouver un style propre : "la griffe noire" ou "les légions perdues" n’ont pas grand chose à voir avec Tintin ou Barelli, du méconnu (ou trop peu reconnu) Bob de Moor, dont les francophones (dont je suis) ne connaissent qu’une partie de l’oeuvre, oeuvre extrêmement variée, dans le fond comme dans la forme.(Si on considère J. Martin comme un pilier de la ligne claire, alors B de Moor en est le fronton).
      Je n’ai rencontré qu’une fois J. Martin, en 2000 dans un petit festival, en dédicace. Sa vue avait déjà bien baissé, pas son enthousiasme ni son mordant (ou sale caractère, selon les points de vue...). Je garde le souvenir d’un auteur passionné (et passionnant), sans doute excessif.... à qui je dois des heures de lecture captivante et enrichissante.

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  • Jacques Martin : la BD au service de l’Histoire
    23 janvier 2010 10:39, par Stéphane Jacquet

    Article brillant et émouvant, bravo !
    J’ai hâte de lire la grande interview.
    Une erreur, c’est la representation de l’acropole d’Athenes et non de Rome dans l’enfant Grec, que Jacques Martin s’est trompé et à dessiner un batiment recent !

    Stéphane Jacquet
    http://alixmag.canalblog.com/

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    • Répondu par ActuaBD le 23 janvier 2010 à  12:09 :

      Vous avez raison, nous avons corrigé cette erreur.

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  • Jacques Martin : la BD au service de l’Histoire
    3 février 2010 11:38, par Flocon

    allons courage, il nous reste R Leloup et Eddy Paape

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    • Répondu par Oncle Francois le 3 février 2010 à  21:44 :

      Du coté des auteurs un peu plus âgés que moi (mais plus à l’aise que moi, notamment pour effectuer de charmantes rencontres en séances de dédicaces !°), je vois aussi Messieurs Giraud, Gotlib, Fred ; pas mal d’anciens de Tintin (Attanasio, Weinberg, Funcken, Graton, Follet et Aidans, Vance, sans oublier Azara). Et aussi Christian Godard et Tabary, sans oublier Hausman. Je souhaite à tous ces grands Messieurs de la BD une longue et paisible retraite, dignement méritée après tant de décennies de labeur humble et modeste, tout à fait méritoire et qui restera à jamais présent en nos coeurs et dans les collections de qualité.

      Ce serait un euphémisme de prétendre que ces auteurs de la grande époque sont connus et appréciés des jeunes générations qui préfèrent le manga japonais, les comics pas comiques de super-héros musclés, sans oublier les sinistres blogs-BD à lire sur son téléphone portable, ni les univers remplis de trolls velus, de sorciers barbus et de dragons ailés. Il s’agit là des quatre Cavaliers de l’Apocalypse, responsables entre autres des disparitions des journaux de BD classique (Tintin, Pif, Circus, Métal ; Pilote, Charlie, et j’en oublie !). Je reviendrai sur ce thême très bientôt sur mon blog chez centerblog, où je vous attends de pied ferme, mais cordialement !

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  • Jacques Martin : la BD au service de l’Histoire
    4 février 2010 08:47, par christian bailly

    Alors directeur de la publicité pour CITROEN , j ai eu l’occasion de faire travailler deux fois, pour les fameux porte folios CITROEN, Jacques MARTIN. Traité en direct , sans agent intermediaire , comme tous les dix autres dessinateurs qui acceptèrent de travailler sur le sujet. C’etait pour moi la condition non négociable.Je citerai donc MOEBIUS, ARNO, JUILLARD, TEULE, CABANNES, FOREST , CHALAND, CLERC, BLANC DUMONT,GILLON, LOISEL, LIBERATORE, ..
    Le premier "Citroen et la traction" lui a permis decréaliser sur un seul dessin ,unique , à ma connaissance Alix et Enak sur un char romain (?) et Lefranc et son jeune ami dans un cabriolet traction, les deux vehicules sortant d’un arc de triomphe . Le deuxieme porte folio , "Les chevrons voient rouge" contenait un dessin avec seulemnt Alix et Enak en tete d’une troupe de cavaliers . Ces dessins figurent dans l’ouvrage "avec Alix".
    Quel homme , caractere insupportable mais j’ai qd même reussi à l’epoque à lui faire signer toutes ses planches en 750 exemplaires ....à chaque édition. Destinés aux concessionnaires de la marque CITROEN on en trouve parfois en vente .
    Jacques Martin en plus de son salaire avait souhaite recevoir 10 exemplaires à compte d’auteur , ce que j’ai accepté. Ceal m’a valu une visite dans son bureau néo-mediéval de BELGIQUE à l’époque , dans le sous sol duquel il conservait toutes les editiosn de ses BD !...et quelques commentaires et recriminations diverses a l’égard des hommes et du milieu.
    Un ou deux diners à Paris avec son "dessinateur" André JUILLARD , qui reprenait "le pique rouge" furent de s moments inoubliables pour moi.
    Quelques dedicaces et quelques originaux font partie du patrimoine familial et ne sont pas des faux !!!
    Merci encore à Jacques MARTIN

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