Ainsi que nous vous l’annoncions, un des derniers piliers de la bande dessinée franco-belge nous a quitté ce jeudi 21 janvier. Difficile d’évoquer un tel monument, que cela soit par les héros éternels qui lui survivront, tels qu’Alix, Lefranc, Jhen, Arno, et bien d’autres ; par la place qu’il avait prise au sein du neuvième art, avec plus de quinze millions d’albums vendus sur plus de 60 années de carrière ; ou encore par les nombreuses vocations de lecteurs et surtout d’auteurs qu’il suscitées, ouvrant de nouvelles portes qui n’avaient encore jamais été poussées.
Un des moteurs du journal Tintin
Souvent considéré à tort comme faisant partie des quatre auteurs ‘lançant’ le journal de Tintin en 1946, le français Martin dut pourtant s’y prendre à deux fois pour intégrer l’équipe de Raymond Leblanc et d’Hergé, imposant rapidement son personnage d’Alix, un jeune Gaulois, inspiré de Quo Vadis, pris dans les turpitudes de la conquête romaine.
Très rapidement, le trait de Martin et son inventivité lui permirent d’entrer au sein de l’équipe d’Hergé, participant directement à quelques albums du célèbre reporter dont principalement Tintin au Tibet, et Coke en Stock. Pourtant le maître et l’apprenti n’avaient de cesse de s’affronter. Martin clama haut qu’il partit en 1972 pour pouvoir donner réellement de son temps à Alix et Lefranc, pourtant c’est sans doute le succès grandissant de ces propres séries qui lui permirent de prendre réellement son envol financier. Il suivit pourtant les traces de son mentor en publiant ses albums chez Casterman.
Si le trait de Martin semblait encore balbutiant dans Alix l’intrépide et ses œuvres précédentes comme Le Hibou gris ou encore Le Secret du calumet, il arrive cependant à trouver sa maîtrise graphique en marchant dans les pas de l’autre maître de l’École de Bruxelles (un vocable inventé par Jacques Martin, si l’on en croit Hergé) : Edgar P. Jacobs.
C’est surtout visible dans le premier Lefranc, un incroyable thriller nommé la Grande Menace également située dans un univers contemporain. Menant de concert ses séries historiques et réalistes, ainsi que son travail au sein du studio Hergé, l’influence de Jacobs est encore marquante dans l’Île maudite, mais son trait atteint sa maturité dans des albums à jamais canoniques, comme la touchante Tiare d’Oribal, l’angoissant climat de la Griffe Noire, le destin tragique des Légions perdues sans oublier l’Ouragan de Feu et le Mystère Borg, imposant également Lefranc comme un héros déterminant du Journal de Tintin.
Plus qu’un auteur, un scénariste ?
Malgré son retrait de l’équipe d’Hergé, les aventures d’Alix accaparent Jacques Martin, et il doit se rendre à l’évidence : impossible pour lui de réaliser un album par an, alternant chacun de ses deux personnages. Il fait donc appel à un autre collaborateur d’Hergé, en la personne de Bob de Moor pour le quatrième album de Lefranc, le huis clos du Repaire du Loup. Mais c’est finalement au jeune Gilles Chaillet, issu du studio Uderzo, qu’il confia le dessin de sa série réaliste, préférant se consacrer à Alix.
Il faut dire que depuis le début, c’est l’Histoire qui passionne Jacques Martin, et cette passion va se propager à travers lui. En effet, à une époque où les reconstitutions historiques étaient rares, l’univers de Jacques Martin va nourrir les amateurs et passionnés de détails réalistes de l’auteur, aussi minutieux qu’authentiques. Parfois trop : dans sa représentation d’Athènes dans L’Enfant grec, il y inclut un bâtiment des années 1950... Son travail contribuera à crédibiliser le caractère éducatif de la bande dessinée et rencontre un public important et fidèle. Glénat s’en souviendra quand il lancera ses collections historiques dans les années 1980.
Mais la période romaine ne suffira pas à Jacques Martin : fin des années 1970, il crée le personnage moyenâgeux de Xan pour le Lombard, dessiné par Jean Pleyers, devenu Jhen chez Casterman. Il écrit aussi pour Paul Cuvelier un ultime épisode de Corentin qui demeure inachevé, et dont il reprendra des pans de l’intrigue pour les Proies du Volcan.
Lorsque la série et le magazine Vécu naissent chez Glénat en 1983, qui d’autre que l’initiateur de la bande dessinée historique pourrait lui insuffler de bonnes bases ? Ce sera Arno avec André Juillard, puis Jacques Denoël. En 1990, il aborde la Grèce antique avec Orion, puis l’Égypte pharaonique avec Kéos en 1992, avec Jean Pleyers au dessin. Cet infatigable pionnier de l’Histoire créa enfin un dernier héros avec un tout jeune mais méritant dessinateur, Olivier Pâques : Loïs dont les aventures se passent au temps de Louis XIV.
Une école, à plus d’un titre
Lors d’un de ces nombreux voyages dans un site archéologique, un visiteur lui demande pourquoi il ne réaliserait pas des croquis de ces sites exemplaire, lui qui a su si bien les faire vivre grâce aux aventures de ses héros ? Il n’en faut pas plus pour lancer l’auteur dans une nouvelle aventure. S’entourant de collaborateurs déjà actifs, mais augmentant progressivement son ‘école’, il va publier une quantité impressionnante d’ouvrages didactiques. D’abord sous le titre des Voyages d’Orion puis, Casterman reprenant la quasi-globalité de l’œuvre de Jacques Martin, ces albums pédagogiques prendront le titre de Voyages d’Alix, complétés par la suite avec les Voyages de Lefranc, Jhen, Loïs, etc.
Si l’école de Jacques Martin permit à de nombreux auteurs de se faire un nom, le maître n’était pas pourtant tendre avec ses collaborateurs. Selon ses propres termes, ayant été à bonne école avec Hergé, il tentait de tirer le meilleur de ceux qui l’entouraient. On se rappelle des distances prises avec Pleyers, du ‘divorce’ d’avec Morales, ou des rancunes qu’ils pouvaient conserver à l’encontre d’éditeurs qui conservaient ses personnages, ou d’auteurs qu’il estimait, mais qu’il avait pu prendre en grippe pour une raison ou une autre.
Si ce caractère fort ne devait pas toujours être facile à vivre au jour le jour, les paroles s’envolent, les albums restent. Et le niveau de qualité qui demeurait globalement constant, maintenait l’aura du maître dans une bande dessinée moderne de plus en plus en effervescence.
Un conteur hors pair, mais surtout un précurseur
Si l’école ‘martinienne’ peut actuellement paraître extrêmement classique, voire rigide, ce serait oublier l’importante place qu’il donna aux femmes volontaires, en un temps où cela était assez mal perçu, aux aventures plus fantastiques qu’il fit vivre à Orion ou même à Alix, une autre façon de surprendre son lectorat, ou encore aux liens forts qui unissaient Alix et Enak.
Jacques Martin vivait avant tout pour ses personnages, et lorsque la cécité le gagna peu à peu, il entreprit de céder progressivement ses héros, tout en continuant d’en assurer les scénarios avant de passer la main à d’autres scénaristes, assurant ainsi peu ou prou sa succession. Il tenait encore beaucoup aux notes qu’il avait rédigées, donnant des directions d’intrigue pour les futurs albums. Si cela pouvait bien entendu paraître contraignant, il fallait le comprendre autant comme une façon de garder une main sur ses personnages, de pouvoir continuer à les faire vivre et, à travers eux, sa passion pour l’Histoire.
Bien entendu, il serait vain de résumer la vie et l’œuvre de Jacques Martin en un simple article. De nombreuses biographies ont déjà fait un beau tour du sujet, donnant une vision de sa force de caractère et son impact sur la bande dessinée telle qu’on la connait aujourd’hui.
Il y a un peu plus d’un an, j’ai eu l’occasion de rencontrer longuement ce géant qui vient de nous quitter. Malgré sa cécité, la force qui se dégageait de ce grand monsieur était impressionnante. J’ai voulu prendre le temps de dégager la quintessence de notre discussion pour vous la livrer, cela en était même devenu une plaisanterie entre membres de la rédaction. Pourtant, ce soir, la blague devient amère, car il n’a jamais dans mon intention de réaliser une interview posthume.
Pourtant, évitant les longues analyses, je trouve juste de lui donner ainsi la parole, face à ses admirateurs et ses détracteurs. J’espère que vous pourrez y découvrir l’homme derrière le dessin, l’auteur méticuleux sous le vernis de la ‘grande gueule’. La publication de cette interview débutera après le festival d’Angoulême.
Je pense que nombreux sont les auteurs qui ont des anecdotes marquantes au sujet de Jacques Martin. Qu’ils n’hésitent pas à les partager dans notre forum.
Je m’associe bien entendu à la rédaction d’ActuaBD, pour témoigner de notre tristesse à la famille de Jacques Martin, les assurant de notre soutien.
(par Charles-Louis Detournay)
Cet article reste la propriété de son auteur et ne peut être reproduit sans son autorisation.
Photographie en médaillon : © CL Detournay
Participez à la discussion