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Jul ("Lucky Luke") : "Nos personnages de Noirs ont des rôles à jouer, une personnalité, une histoire, une singularité."

Par Jaime Bonkowski de Passos le 18 juin 2020                      Lien  
Une fois encore, Lucky Luke vise juste. Alors même que l'O.N.U. se saisit de l'affaire George Floyd et de la question du racisme et des violences policières, que l'on censure "Autant en emporte le vent", et que le mouvement Black Lives Matter reprend de la vigueur avec un retentissement inattendu, voici que notre cow boy chanceux hérite d'une propriété dans le sud esclavagiste et croise la figure de Bass Reeves, le premier US Marshall noir des États-Unis. Rencontre avec Jul, le scénariste de l'homme qui tire plus vite que son ombre, dont le nouvel album, "Un Cow Boy dans le coton", sort le 23 octobre prochain.

Ce nouveau Lucky Luke, il est prévu pour octobre. Quand on voit le thème qu’il traite, on a l’impression que vos éditeurs travaillent avec une boule de cristal !

Jul : Il va sortir le 23 octobre, et pourtant, on sait déjà depuis quatre ans quel sera le prochain Lucky Luke ! Quand nous avons sorti La Terre promise, qui traitait des Juifs, on me demandait pourquoi je parlais de ce sujet, et je répondais qu’à mes yeux, il avait toujours manqué deux choses à Lucky Luke qui avait évoqué bien des peuples présents à l’époque : il manquait les Juifs, et les Noirs avec l’histoire de l’esclavage.

Et d’une certaine façon, c’était pas commode de faire cette histoire sur les Juifs, mais c’était beaucoup plus facile que de faire une comédie à partir de l’histoire tragique des Noirs aux USA. C’est peut être l’album sur lequel j’ai le plus travaillé de ma vie, mais il y avait une urgence à traiter ce sujet. Et là, ça tombe à un moment incandescent. Je pense que c’est un hasard, et en même temps ça n’en n’est pas un car l’époque qui réclame une histoire commune, qui demande une représentation culturelle commune, qui veut construire quelque chose de commun autour de ce sujet qui divise et fait souffrir.

Morris avait été fortement critiqué pour les dessins qu’il avait fait des Noirs dans En remontant le Mississippi (1961), un album qui n’est jamais sorti aux USA.

Jul ("Lucky Luke") : "Nos personnages de Noirs ont des rôles à jouer, une personnalité, une histoire, une singularité."
Sam, un sympathique Noir dans "En remontant le Mississipi".
© Dupuis

J : Morris il a été critiqué en son temps parce qu’effectivement, aux US, ça ne passait pas. On associait ce type de caricature à du racisme, les codes n’étaient pas les même en Europe et aux USA. Lui, il ne comprenait presque pas quel était le problème, tellement tous ses personnages étaient caricaturaux, autant les Noirs que les Blancs. Face à ce genre de considération, je n’aime pas que l’on juge les œuvres du passé, et je préfère me tourner vers le présent et l’avenir en me disant "on a une tradition, un cadre européen différent de l’américain, voyons ce qu’on peut faire avec..."

Certes, on a un regard plus actuel, mais il est demandé à Achdé de respecter le dessin de Morris malgré tout. Quand il a fallu représenter des Noirs, quelles discussions avez-vous eues avec lui en ce qui concerne ces représentations ?

J : Il faut savoir que ce personnage, Bass Reeves, le premier US Marshall noir de l’histoire , je tournais autour quand je cherchais une idée de personnage noir historique qui ne soit pas trop connu. Et c’est Achdé qui l’a trouvé, car il connaissait bien mieux le Far West que moi. Et donc on avait des images de ce type.

Achdé et moi on a cherché pleins d’images, de photos de cette époque, pour savoir comment ils s’habillaient, comment étaient les coiffures... On s’en est inspiré. On ne voulait pas faire des personnages qui ressembleraient à des rappeurs d’aujourd’hui, ni à des reproductions de caricatures des années 1950, on voulait quelque chose de fidèle à la réalité. Il ne s’agissait pas de reproduire in extenso le dessin de Morris, car il n’y avant pas vraiment auparavant de personnages noirs incarnés chez lui, historiques, à l’exception de l’album du Mississippi.

Ici, on a des personnages qui ont des rôles à jouer, une personnalité, une histoire, une singularité. En fin de compte, on a plus la volonté de représenter un personnage qu’une caricature ou un archétype. Tous les gens de cet album sont de personnages, pas des silhouettes. Au niveau du style, on allait évidemment pas se mettre à dessiner des personnages réalistes d’un coup au milieu de toutes ces caricatures, mais on a quand même voulu faire quelque chose de suffisamment ressemblant au réel pour s’affranchir d’un héritage pas vraiment souhaitable.

Vous évoquiez tout à l’heure une situation de souffrance par rapport à ce qui se passe aux USA. Vous qui êtes un humoriste passé par la case Charlie Hebdo, avez-vous l’impression qu’il y a un recul de l’humour aujourd’hui, comme s’il n’y avait plus de second degré possible ? Vous êtes un performeur de l’humour, est-ce que nous sommes dans une position de non-retour ou, au contraire, c’est l’humour qui va nous réconcilier demain ?

J : Je pense qu’il n’y a pas de limite à l’expressivité humaine. Chaque forme de création est définie par le milieu, l’origine de la personne. Là, on est en train de parler de Lucky Luke, un personnage de bande dessinée qui a ses codes, qui sont ceux de la comédie, on n’est donc pas dans une volonté de satire, de dessin de presse.

Je n’ai pas envie de développer ces débats éternels sur la question de l’humour aujourd’hui. Faire de l’humour à propos de l’histoire de l’esclavage, c’est comme faire des vannes sur la Shoah ou sur Hiroshima, on parle de quelque chose d’objectivement atroce et inhumain et qui est au delà de l’entendement. Il faut en avoir conscience.

Pour autant, ce n’est pas un sujet que je m’interdis, et je m’y suis précipité en connaissance de cause. Après, il ne s’agit pas repeindre en rose une histoire atroce. En faire une comédie joyeuse qui marche avec les enfants, c’est ça qui est difficile. Il faut être plus malin, que le burlesque vienne d’autre part, d’autre chose, et qu’on ne fonce par forcément vers un Happy end obligatoire. C’est pour ça que, sans trop vous en dire, ça va être un album surprenant, j’espère le plus juste possible. Mais ça reste une comédie d’aventure.

L’US Marshall Bass Reevers vu par Jul et Achdé...
© Lucky Comics
Et le vrai Bass Reeves (1838-1910) vers 1875. Il arrêta près de 3000 criminels, dont son propre fils.
Photo : DR

En même temps, le western a toujours été dans le cliché post-esclavagiste. La présence des Noirs y est particulière.

J : Parlons surtout de l’absence des noirs ! Il y a eu un certain nombre de tentatives d’incarner des personnages noirs, avec Django par exemple récemment, donc ça commence à exister, mais cet album là il vient répondre à une absence criante et flagrante d’une population qui est au centre de l’histoire américaine telle que Lucky Luke est sensé la décrire. C’est hallucinant de se dire qu’en 80 albums, on a jamais mis en scène la Guerre de sécession, l’esclavage, alors que pourtant l’Amérique moderne et même l’Amérique de Lucky Luke se bouleverse autour de ces questions !

L’anthropologue et historien français René Girard expliquait dans son essai, "Le Bouc émissaire" que tout mythe est le récit d’une crise sacrificielle, d’un meutre fondateur, et de sa résolution du point de vue des « persécuteurs ». le Western en est un, de mythe, derrière lequel il y a un grand crime. On n’aborde pas davantage dans Lucky Luke l’ethnocide des Amérindiens. C’est un sujet pour plus tard ?

J : C’est aussi une chose délicate, sachant que les Indiens ont été dépeints dans Lucky Luke d’une manière qui a évolué, comme dans les westerns d’ailleurs. Quand d’un coup, à Hollywood, on fait Bronco Apache (1964) avec un personnage d’indien qui se révolte, c’était une évolution du regard.

Ce sera peut être un sujet, mais on a tendance à prendre ces choses comme un tout, alors qu’il y avait toutes sortes de cultures, de civilisations, plus ou moins organisées dans le monde des natifs américains, et peut être qu’en étant un peu plus pointu sur ces sujets-là, ce serait intéressant. Mais ils ne s’agit pas d’être systématique en disant "on va réparer tous les torts de Lucky Luke". C’est lui le héros, pas Achdé et Jul.

Dans "Apache", un Amérindien est joué par... Burt Lancaster !

Lucky Luke c’est celui qui réconcilie les gens, comme dans Les Rivaux de Painfull Gulch, est ce que votre album va réconcilier la nation française qui est très divisée sur ces sujets ?

J : Je ne sais pas si il va réconcilier la nation française, mais notre projet c’est de créer une image, une représentation en partage, de reconnaitre la justesse d’un certain nombre de faits. De mettre en avant des choses irréfutables qui sont arrivées. Qu’elles soient mises en scène dans une fiction n’empêche pas qu’il y ait des choses transmises et dites.

On sait que pour les livres, il y a toujours un démultiplicateur de lecteurs, un livre est lu par deux, trois personnes. Un album de BD, c’est plutôt huit ou dix, et un album de Lucky Luke peut être encore plus partagé, donc ça veut dire des millions d’enfants, de gens vont le lire. Ça veut dire que la ségrégation, cette histoire que l’on connaît un peu confusément, on ne l’ignorera plus, on en connaîtra un peu plus les tenants et aboutissants. Et il faut qu’ensuite, quand on va à travers le monde, quand on lit d’autres choses, quand on parle avec son voisin, on soit nourri de ça, un peu plus riche et plus lourd de toute cette histoire. Telle est la responsabilité et la fierté de faire un Lucky Luke. C’est de la culture de masse qui touche tout le monde. Et faire quelque chose à la fois qui rende plus léger par le divertissement et plus lourd par l’enseignement, c’est pas mal.

Dernière question, qu’est ce qu’on va apprendre de plus sur Lucky Luke dans cet album ?

J : Comme toujours, il y a des petites évolutions du personnage, de sa psychologie, qui le rendent moins stéréotypé, plus moderne, plus proche de nous et plus incarné. Dans le premier album qu’on a fait il avait grossi et gagné des tailles de ceintures : on n’avait jamais réfléchi au poids de Lucky Luke avant. Dans le second livre, on le voyait vomir par dessus le bastingage quand il a le mal de mer, et là pour la première fois, bon je peux pas vous raconter l’histoire, mais voilà un scoop : pour la première fois dans Lucky Luke, il ya des gens qui vont aux toilettes ! Vous vous rendez-compte, ça fait plus de 80 albums que les gens se retiennent !

Et pour la suite ? Vacances ? Voyages ?

J : Alors non, car quand Lucky Luke dort, les hommes préhistoriques dansent. Là je suis en train de préparer un nouveau Silex and the city sur le virus, et les ancêtres du virus. Ça s’appelle La Dérive des confinements...

Propos recueillis par Didier Pasamonik.

(par Jaime Bonkowski de Passos)

Cet article reste la propriété de son auteur et ne peut être reproduit sans son autorisation.

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4 Messages :
  • Delcourt a édité 5 tomes de “Marshall Bass” de Darko et Kordey.
    Le personnage s’appelle River Bass, mais je suppose qu’il s’agit de la même personne (ou tout au mois une source d’inspiration).
    J’imagine que Jul ne doit pas connaître cette série.

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    • Répondu par Henri Khanan le 18 juin 2020 à  17:44 :

      Marshall Bass est un personnage authentique de l’histoire US, il n’est donc pas étonnant de le retrouver mis en scène ici. De même, les Dalton n’appartiennent pas à Morris et Goscinny, il existe au moins deux albums qui les ont mis en scène, hors Lucky Luke.
      Ce qui m’étonne, c’est quand Jul parle du film récent de Django, il devrait savoir qu’il s’agit d’un remake ou plutôt prolongation d’un western-spaghetti des années soixante-dix ! L’oeuvre de Tarantino est toujours référentielle et basée sur le passé, même s’il en offre des versions modernes.

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  • "Un album de BD, c’est plutôt huit ou dix, et un album de Lucky Luke peut être encore plus partagé, donc ça veut dire des millions d’enfants, de gens vont le lire. Ça veut dire que la ségrégation, cette histoire que l’on connaît un peu confusément, on ne l’ignorera plus, on en connaîtra un peu plus les tenants et aboutissants."

    Heureusement que Jul est là pour éclairer le monde sur son ignorance. Comment ferait-il sans lui ?

    " C’est de la culture de masse qui touche tout le monde."

    En même temps, de la culture de masse qui ne toucherait personne, ce serait un peu vain, non ?

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    • Répondu par kyle william le 18 juin 2020 à  21:10 :

      Jul aimerait être le nouveau René Goscinny mais personne ne pense que c’est le cas. Il a des idées ambitieuses pour Lucky Luke, mais on ne ressent pas le même enthousiasme à la lecture des albums. Attendons le prochain en espérant des progrès. Y compris pour Achdé qui n’a pas encore dessiné un grand album de la série.

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