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Julia & Roem : Bilal revisite la romance shakespearienne

Par Charles-Louis Detournay le 4 mai 2011                      Lien  
Retrouvant avec le futur chamboulé de son précédent Animal’Z, Enki Bilal transpose dans ce nouvel album le mythe de Roméo et Juliette et le thème de l'amour, seule valeur persistante dans une planète dévastée en manque de repères. Mais comment réagissent des personnages connaissant l'issue de cette tragédie?

Homo sapiens sapiens : l’homme qui sait qu’il sait. Ainsi identifiait-on une part de l’évolution humaine. Loin du passé, c’est dans un futur bien sombre que l’auteur de Nikopol nous entraîne à nouveau. Ses personnages portent des patronymes et occupent des rôles qui sont forts proches des protagonistes du drame de Shakespeare. Une partie d’entre eux, ceux qui connaissent l’inéluctable fin de la pièce, cherchent donc à s’échapper de ce piège mortel, pour faire triompher l’amour.

Julia & Roem : Bilal revisite la romance shakespearienne
« Je n’aime pas qu’on me stigmatise dans le style apocalyptique, explique Enki Bilal. C’est pour cela que j’ai donné le nom d’une émotion humaine, le Coup de Sang, à cette révolte de la Terre, vivante. Elle bouleverse tout, en ne gardant pour elle que les humains qui en vaillent la peine. Et c’est d’ailleurs sans doute elle qui place dans leurs bouches ces citations de Shakespeare ! »

Entre ses peintures, ses films et autres travaux, il fut un temps où Enki Bilal livrait un album par lustre, ce qui mettait la patience du lecteur à rude épreuve pour obtenir une série complète. Animal’Z avait créé la rupture en imposant un monde plus détruit que les précédents, tandis qu’il ne s’agissait qu’un one-shot, au contraire des séries précédentes. L’ambiance, le trait et les messages autant écologiques que philosophiques ne nous avaient d’ailleurs pas laissé insensibles.

« Comme le lecteur, j’ai aussi parfois été un peu lassé de ces longs cycles que j’avais mis en branle, explique l’auteur. Pour ‘le Monstre’, l’actualité du 11 septembre m’avait tristement rattrapé, et j’ai dû changer mon fusil d’épaule en cours de route, ce qui a sans doute déstabilisé pas mal de lecteurs. In fine, si on relit les quatre albums d’un coup, on comprend mieux leur cohérence, mais il n’empêche que je préfère alors établir une histoire sur trois one-shots qu’on peut lire séparément, comme c’est le cas avec ces albums portant sur l’eau puis la terre, ainsi que l’air à paraître. »

Il est loin le temps où Bilal mêlait géopolitique et bande dessinée anticipative. Si l’avenir de l’homme le questionne toujours, il tente d’y retrouver la place de l’amour et de la culture. Car s’il est parfois question d’amour dans ses récits précédents, jamais une telle place n’y avait été accordée. Comment alors évoquer cet élan irrésistible alors que les personnages sont plus souvent caractérisés par leur froideur ? En reprenant tout simplement les paroles même de la pièce de Shakespeare, comme si la culture suait des personnages écartelés entre leur passion et cette Terre dévastée.

« J’ai tellement déjà écrit et dessiné sur les dictatures, la politique, les religions, l’obscurantisme et l’économie que je voulais aborder des sujets plus vastes et plus universels en même temps. Ce n’est pas non plus écologique, car cela renverrait à l’esprit politique de la chose, et j’en suis bien loin. Pour moi, ces récits sont “planétologiques”, au-dessus de tout cela. Ce n’est pas pour autant que je sois pessimiste, car je trouve que la vie est un parcours superbe, mais en voyant que les catastrophes s’accumulent, je me suis laissé guider par cette idée que la Planète elle-même voulait nous transmettre un message. »

C’est donc avec plaisir qu’on retrouve ce monde à la dérive, une comparaison bien choisie lorsqu’on sait que le cadre prend place dans un hypothétique hôtel (encore un !) d’Abou Dabi planté sur la route du désert de Gobi étonnant proche des Pyrénées. Effectivement, après le ’Coup de sang’ de la planète, toute cohérence semble avoir disparu : des couches de territoire se baladent sur la mer, le ciel veut engloutir la terre, celle-ci montant d’ailleurs vers lui dans une densité presque organique par le biais de tourbillons langoureux. Au cœur de ce maelström des éléments, des rencontres… LA rencontre.

« Après les thématiques d’Animal’Z (la survie, l’eau, les animaux, etc), je voulais changer de lieu, mais cela peut se passer en même temps. Je garde l’idée de cette planète qui est chamboulée et qui se recompose, mais c’est ici le sol qui est mis en avant, avec le désert et cette montée de la terre vers les cieux. Après avoir abordé le problème de l’eau, la survie passe par les liens sociaux, et le plus fort d’entre eux : le coup de foudre amoureux, dans la foulée du ’Coup de Sang’ de la planète Terre. Animal’Z était porté par plusieurs citations littéraires, il me fallait un grand texte sur l’amour, et lequel est plus fort et universel que Roméo & Juliette que j’avais d’ailleurs déjà eu l’occasion de travailler précédemment ? »

« Pour Julia & Roem, je suis parti de cette idée d’amour en me lançant sans filet dans le dessin. Mon scénario n’est écrit qu’avec quatre pages d’avance, ce qui me procure beaucoup de plaisir dans la réalisation. Il arrive toujours un moment critique où il faut composer avec ce qui est déjà réalisé, mais après une légère prise de tête, la solution s’est imposée d’elle-même. Puis le dessin me procure beaucoup de joie : je choisis juste des feuilles de couleurs aux teintes bien spécifiques, et je laisse parler les traits par le biais de crayons noir, blanc, bleu et rouge. »


Mis à part l’amour, Bilal pose d’une manière bien étonnante la question de l’intérêt de la culture. On dit souvent que la connaissance permet de ne pas refaire les erreurs du passé. Mais lorsque tous les repères ont basculé, qui peut bien se rappeler de ces obscurs détails ? Et avec quelle précision ? Dès lors détenteurs de ce savoir, ces personnages deviennent moteur de l’action, participant partiellement à sa recréation, ou la subissent-ils pour n’en infléchir que la fin ? Les questions restent posées, laissant le lecteur s’immiscer dans la toile de fond de Bilal, pour composer lui-même une partie de la fable qu’il est en train de lire.

Multipliant les supports, le récit est également disponible sur l’iPad. Des bonus spéciaux sont également disponibles pour cette version électronique : « Malgré les réticences actuelles sur la nébulosité du média nous confie Bilal, J’avais effectivement envie de me frotter à l’Ipad, car c’est nouveau et cela m’attirait. Il y aura deux versions, toutes deux avec une bande sonore, mais la première version intégrera ma voix-off racontant l’histoire, tandis que la seconde placera les dialogues sous le dessin. »

Moins scientifique, bien moins axé sur les évolutions et les animaux que le précédent Animal’Z, Julia & Roem est un huis clos où la puissance du trait de Bilal prend une nouvelle fois toute sa puissance. Cette énième revisite de Roméo et Juliette trouve un écho intéressant sans être aussi mystique que le précédent opus. Si la trame est globalement connue, il faut reconnaître que le suspens monte crescendo sur la fin du récit, lorsque les deux amoureux doivent succomber aux suites d’un malheureux quiproquo. Les amateurs du drame originel prendront plaisir à comparer les détails, tandis que les autres se laisseront guider par les pistes de l’auteur.

Finalement, Julia & Roem est une belle balade qu’on savoure essentiellement pour le style particulier de Bilal. Cet opus est beaucoup plus facile d’accès que le précédent. Le plus grand nombre pourra donc en profiter sans se prendre la tête, tandis que les amateurs plus éclairés de l’auteur ne manqueront pas d’apprécier l’interpellation philosophique de l’intérêt de la connaissance. Pourtant, plus que le message, ce sont les portes ouvertes par Bilal qui séduiront le lecteur. Il reste que ce Julia & Roem laisse sans doute un souvenir moins persistant que le précédent opus, en attendant le troisième et volatil dernier récit, consacré à l’air.

(par Charles-Louis Detournay)

Cet article reste la propriété de son auteur et ne peut être reproduit sans son autorisation.

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Photo en médaillon : © CL Detournay

 
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