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La Bande Dessinée en France à la Belle Époque : un continent inexploré

Par Didier Pasamonik (L’Agence BD) le 25 novembre 2022                      Lien  
C’était un temps où la bande dessinée n’existait pas. Cela s’appelait « des illustrés », un vocable qui niait ses qualités narratives. Entre les historiens qui, ne considérant que le format de l’album, font naître le 9e Art sous le trait du Suisse Töpffer et ce fameux « Âge d’or », vocable par lequel les premiers collectionneurs de bande dessinée désignaient les revues de l’entre-deux Guerres garnies de bandes dessinées américaines, il restait un continent inexploré : la bande dessinée née au XIXe siècle dans l’estampe (les fameuses « Images d’Epinal ») et dans cette presse qui resta vivace pendant plus d’un siècle. On doit à Thierry Groensteen un intéressant ouvrage sur cette bande dessinée de la « Belle Époque ». Le théoricien et historien belgo-angoumoisin nous fait découvrir un continent quasiment inexploré.
La Bande Dessinée en France à la Belle Époque : un continent inexploré
Thierry Groensteen
Ph : D. Pasamonik (L’Agence BD)

Le travail est remarquable : jamais on n’avait eu entre les mains une telle ressource d’images de cette époque. On découvre des titres de presse méconnus qui regorgent de bandes dessinées comme La caricature, Les Belles Images, L’Illustré national, Le Pêle-Mêle, Le Rire, La Jeunesse moderne, Le Journal pour tous, Le Pierrot, La Vie parisienne, et même : Le Mémorial d’Amiens, L’Impartial de l’Est… On y retrouve surtout des auteurs, tous excellents, comme Caran d’Ache, Steinlein, Emile Cohl, Albert Robida, Maurice Radiguet, Camileff, O’ Galop, Georges Omry, Albert Guillaume, Thomen, G. Ri, Raymond de la Nézière, Benjamin Rabier, Joseph Porphyre Pinchon, Louis Forton, ou encore Iribe et Poulbot !

Et qu’est-ce que l’on dessinait bien à cette époque ! Formés dans des ateliers d’art et au cours d’études qui ont été parfois abandonnées en cours de route en raison des vicissitudes de la vie, on découvre dans cette production une vraie puissance graphique et une capacité d’expérimentation sans limite. Il y a dans cet ouvrage de Thierry Groensteen une copieuse compilation de données d’une qualité inédite.
Mais du coup, le vertige nous prend quand on considère la qualité et l’immensité du corpus. Pour la première fois, on prend la mesure du phénomène international que constitue cette profusion d’images : l’Angleterre, les Etats-Unis, l’Allemagne et même le Japon de Georges Bigot sont évoqués. On mesure aussi intrication entre la presse satirique et la bande dessinée naissante. Il semble que la première, qui perd de son importance en raison de l’émergence de la photographie et des règlementations qui s’appliquent à la presse, cède peu à peu le terrain à cet art aux qualités narratives et littéraires évidentes.

Mais on ignore largement la Russie, le Mittel Europa qui fournit pourtant un grand éditeur d’origine hongroise comme Samuel Sigismond Schwartz (L’Assiette au beurre), précurseur de son compatriote Paul Winkler (Opera Mundi), dans sa pratique d’échange et de distribution de dessins dans toute l’Europe à la manière des Syndicates américains avec des artistes venant des quatre coins du continent (Félix Valloton, Kees Van Dongen, Frantisek Kupka, Gabriele Galantara, Juan Gris…)

On est aussi un peu surpris par le flou de la chronologie : pourquoi avoir fixé 1880, alors que les moments-pivots de cette histoire sont essentiellement politiques : l’invention de la presse populaire par Emile de Girardin en 1836 sous la monarchie de Juillet, la modernisation de la distribution grâce au développement des chemins de fer et de la presse industrielle sous le Second Empire, la multiplication des feuilles satiriques qui atteint son zénith précisément dans les années 1870, la perte de l’Alsace et la Lorraine qui signe quasiment l’acte de décès des Images d’Epinal. Sans compter l’instauration par Jules Ferry de l’école obligatoire et gratuite qui multiplie le nombre de citoyens-lecteurs sur la fin du siècle et qui appelle à une moralisation de la presse en raison de la croissance de ce jeune lectorat, enfin la loi de 1881 (modifiée en 1882) qui corsète une presse satirique qui s’était largement déchaînée jusque-là.

Même si l’on apprécie en esthète les chapitres sur la nature formelle de cette bande dessinée aux étonnantes audaces expérimentales, tandis que l’usage du ballon reste encore timide, la lecture politique et historique du corpus nous semble demander encore davantage de défrichage. Ces bandes dessinées ne sont pas déconnectées de leur époque, elles sont traversées par la création de la IIIe République dans un entre-deux-guerres (1870-1914) qui prendra parfois des allures de guerre civile. Les projections futuristes d’Albert Robida ne disent pas autre chose.

Voici donc un ouvrage indispensable pour tout amateur de bande dessinée et/ou d’Histoire, même si l’on attend avec gourmandise d’autres ouvrages d’un même calibre qui nous ferons découvrir davantage un patrimoine longtemps négligé mais doté d’une richesse insoupçonnée.

(par Didier Pasamonik (L’Agence BD))

Cet article reste la propriété de son auteur et ne peut être reproduit sans son autorisation.

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Code EAN : 9782874499883

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