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La "Nouvelle BD" à l’assaut des classiques franco-belges

Par Didier Pasamonik (L’Agence BD) le 26 décembre 2019                      Lien  
TENDANCE. Ils ont incarné « La Nouvelle Bande Dessinée » au détour des années 2000. Ils se sont construits « contre » la génération précédente : l’abhorrée « 48cc », la BD classique à la Dargaud, à la Dupuis, à la Glénat… Et la voici, cette "Nouvelle Bande Dessinée", qui reprend, « en stoemelings », les plus grands classiques de la BD franco-belge : Tif & Tondu, Alix, Blueberry… Complot ?
La "Nouvelle BD" à l'assaut des classiques franco-belges
"La Nouvelle Bande Dessinée". Ainsi appelait-on au début des années 2000, la nouvelle génération d’auteurs incarnées par Blain, Blutch ou Sfar.

En 2002, le journaliste belge Hugues Dayez publiait aux éditions Niffle un recueil d’interviews intitulé : « La Nouvelle Bande Dessinée ». « Nouvelle Bande Dessinée » comme on disait « Nouveau Roman » dans les années 1960 pour distinguer Michel Butor de l’auteur de Thérèse Desqueyroux. Ça avait de la gueule, c’était chic. Huit auteurs étaient dans le radar : Christophe Blain, Blutch, David B., Dupuy & Berberian, Emmanuel Guibert, Pascal Rabaté et Joann Sfar, et un neuvième si l’on prend en compte celui qui leur fait le portrait dans l’opuscule : Lewis Trondheim.

Si l’on excepte Dupuy & Berberian, actifs dès les années 1980 (ils avaient obtenu l’« Alphart Révélation » en 1989 et reçurent le Grand Prix en 2008), alors à la recherche d’un second souffle ou encore Rabaté (« Alph-Art du meilleur album français » en 2000) qui a toujours eu un parcours singulier, les sept personnalités de cette « Nouvelle Bande Dessinée » sont des compagnons de route, de près ou de loin, des grandes figures de L’Association (ils y sont d’ailleurs tous publiés, même sporadiquement). Deux d’entre eux, David B. et Lewis Trondheim font même partie des fondateurs.

À eux seuls, ils ne cumulent pas moins de 14 prix majeurs au Festival d’Angoulême. [1] Mais jamais aucun d’eux n’obtint le « Prix du public »…
Or donc, voici que trois de ces auteurs, idoles du journalisme parisien téléramesque et inrockuptible, se mettent ces temps-ci à « la BD de papa. »

Une époque-charnière

Le lecteur aura évidemment perçu la ligne ironique de cette chronique (quoique, de nos jours, l’Internet ralliant tellement de lecteurs bas de plafond, il faille paraît-il désormais mettre des warnings avant de faire ce genre d’humour). Évidemment que JC Menu, le timonier de L’Association, n’était pas aussi « anti-belge » que ce qu’il le laissait croire dans ses fulminantes invectives. Cet admirateur de Macherot était assez subtil pour comprendre à quel point l’industrie qui avait broyé le talent du créateur de Chlorophylle était en train d’opérer de même avec le reste de la production, puissance 10. Comment cette machine était devenue capable de se remettre de plus en plus vite, et dangereusement, de ce que Tzara nommait poétiquement « la commotion du nouveau ».

David B est l’un des fondateurs de la figure de proue de la BD alternative des années 1990 : L’Association.

Le sauvetage punk-moderniste des classiques belges des Swarte, Floc’h/Rivière et Yves Chaland n’avait pas encore eu son effet. On peut comprendre rétrospectivement la rage de Dupuy & Berberian de voir une génération d’artistes doués (Juillard, Bourgeon, Rossi et tant d’autres) formatés par des directions éditoriales avant tout mercantiles. Il fallait la dimension d’un Moebius et la santé d’un Druillet pour lutter contre cela. Mais Métal Hurlant, c’était déjà du passé....

Des icônes de la BD commerciale

Alix, par David B et Giorgio Albertini. Ed. Casterman.

Adoncques, David B succède à Jacques Martin, Christophe Blain à Jean Giraud, Sfar à Jean-Michel Charlier et les Blutch Brothers à Will, Maurice Rosy et Maurice Tillieux.

Ils se saisissent de trois icônes franco-belges : Tif & Tondu, piliers du Journal de Spirou (ils ont le même âge que le groom : 1938), Alix, héros du Journal Tintin (1948) et Blueberry, figure emblématique de Pilote (1963). Il ne s’agit point ici d’une « version par… » comme le calamiteux Spirou de Trondheim, l’insignifiant Valérian et Laureline de Larcenet, ou des gentils Mickey de Cosey ou de Loisel. Mais bien d’une vraie reprise affichée comme telle et appelée à perdurer. Avec l’espoir derrière, de revendre du fonds dont les ventes, avec les années, se sont anémiées.

Entre respect et passion

Nous n’avons pas, sur ActuaBD, manqué d’éloges pour l’Alix de David B (avec le dessinateur italien Giorgio Albertini au dessin) : « Nous nous trouvons face à une restitution qui est à la fois parfaitement fidèle à l’esprit du créateur d’Alix mais qui en renouvelle aussi les codes avec une pertinence et une qualité jusqu’ici inédites…  » écrivions-nous lors de sa parution en septembre 2018. Nous en avions même fait notre coup de cœur..

Et avec cela, un respect évident pour l’œuvre originale, une volonté de s’inscrire humblement dans la lignée de son créateur. Une humilité coutumière à David B qui accroche un peu moins que ses confrères les feux de la rampe.

Alix, par David B et Giorgio Albertini. Une restitution parfaite des canons martiniens.
© Casterman
"Tif & Tondu : Mais où est Kiki ?" par Blutch & Robber. L’album paraît fin janvier, à l’occasion du Festival d’Angoulême.

Le respect est du même ordre chez Blutch (au dessin) et son frère Robber (au scénario). On sent qu’il y a une déférence pour les créateurs d’origine, leurs références étant Will, un graphiste qui a poussé l’élégance de la série à la perfection ; Maurice Rosy par le côté fantastique de ses albums (bien que Dupuis détestât le genre jusqu’à l’arrivée de Yoko Tsuno) ; Tillieux enfin, par le côté réaliste des situations et ses dialogues « à la Audiard ».

L’hirsute (quoique peigné comme un Hipster) et le glabre sont à la poursuite d’un escroc international qui a plus d’un tour dans son sac. Une sorte de génie du crime en costard, cynique et déterminé comme un certain Choc… qui est d’ailleurs peut-être derrière cette affaire, qui sait ?

La narration est fluide, quoiqu’embrouillée et les personnalités ressortent bien, dont ce couple étrange de détectives et leur amie, la comtesse Kiki d’Yeu. Mais leurs caractérisations ont bien changé avec les années. Posé et réfléchi, Tondu (avec des cheveux) était l’élément moteur du groupe. Il contrastait avec Tif (rasé de près), fort en muscles et dragueur impénitent [2] Ils ont fait place à un dandy bourru (Tondu) et à un Tif débrouillard et proche des forces de l’ordre. Le travail de restitution est passionné et engagé, même si l’on regrette une mise en couleurs un peu lourde dans l’édition classique et un lettrage pour le coup pas raffiné du tout.

"Tif & Tondu" par Blutch & Robber. Une nouvelle jeunesse.
© Dupuis
Couverture de l’édition limitée en noir & blanc.
© Dupuis

Graphisme oblige, Dupuis a prévu une « édition unique » en noir et blanc tirée à seulement 1500 exemplaires (après une prépublication en trois cahiers, à tirage limité et bourrés de croquis), tandis qu’un petit roman, L’Antiquaire sauvage (en médailon de cet article), illustré par Blutch et dont la forme respecte celle des ouvrages publiés par Dupuis (et illustrés par Will…) dans les années 1950.

Il est proposé au public dans le même temps que l’album, avec un récit à la Nestor Burma complémentaire à l’album dessiné.

Nous ne sommes plus dans le canon du créateur Dineur, ni de Will son successeur. Mais dans autre chose. En reprenant une série honorable mais secondaire des éditions Dupuis, Blutch et Robber réactivent un vrai et bon classique.

"Tif & Tondu" par Blutch & Robber. Des caractérisations très changées.
© Dupuis.
Blueberry : Amertume apache - Par Joann Sfar et Christophe Blain. Ed. Dargaud.

Une certaine désinvolture

ActuaBD a aussi été très gentil avec le Blueberry de Sfar et Blain : « On l’annonçait comme une des sorties incontournables de cette fin d’année, le "Blueberry" de Sfar et Blain ne nous a pas déçus : respectueux tout en se différenciant du modèle original, inspiré, humain, tragique et... magique… » écrivait Charles-Louis Detournay à son propos. en décembre dernier.

Son enthousiasme dissimule cependant un problème majeur : Blain doit forcer son trait pour se rapprocher de celui de Giraud.

La marque de l’École belge, à savoir une documentation abondante et un réalisme affiché jusque dans la caricature, est ici bousculée et pas, comme chez Blutch, par une réappropriation innovante.

Blueberry par Joann Sfar et Christophe Blain.
© Dargaud

Il y a aussi une décontraction affichée propre aux deux auteurs : une fascination du pulp kitsch du fait de Sfar et une désinvolture graphique assumée de la part de Blain : il ne s’agit pas pour eux de se faire dévorer par le modèle. Cela donne un petit un tour parodique à la série, comme en témoigne ce dialogue entre Blueberry et son destrier en début de volume. Pas sûr que ce soit réussi. Et ne parlons pas du lettrage !

Blueberry par Joann Sfar et Christophe Blain.
© Dargaud

Ces trois expériences montrent en tout cas qu’il n’y a finalement pas eu de rupture historique entre la BD classique « 48cc » et la « Nouvelle Bande Dessinée ». Leur apport était ailleurs. Si la BD « 48cc » avait perdu un moment de sa superbe, c’était principalement du fait de la migration de ses talents vers une BD pour adultes et/ou alternative.

Comment s’appelait encore cette collection, lancée par Guy Vidal, qui consistait à publier les jeunes talents de la BD alternative dans le catalogue Dargaud entre les années 2000 et 2010 ? Poisson-Pilote, du nom de ces petits animaux aquatiques qui accompagnent les requins longimanes. Vingt ans après, ce sont eux qui reviennent donner du sang neuf aux classiques de notre enfance.

(par Didier Pasamonik (L’Agence BD))

Cet article reste la propriété de son auteur et ne peut être reproduit sans son autorisation.

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[1« Alphart Révélation » en 1994 pour Trondheim, « Alphart Révélation » Pour Sfar et Guibert en 1998, « Alphart Révélation » pour Blain en 2000, « Alphart du scénario » pour David B en 2000, « Alph-Art de l’humour » pour Blutch en 2000, « Alph-Art du meilleur album français » pour Blain en 2002, l’unique « Prix du trentenaire » pour Sfar en 2003, « Prix Jeunesse » pour Sfar en 2004, « Prix de la série » pour Trondheim en 2005, « Grand Prix » pour Lewis Trondheim en 2006 et Blutch en 2009, « Essentiel jeunesse » pour Sfar en 2009, « Prix du meilleur album » pour Blain en 2013…

[2Dans un épisode de Will signé Desberg, il engrossa toute la gent féminine d’une tribu d’Amazonie, et c’était dans Spirou ça, madame !

 
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