Blueberry reste la référence ultime du western réaliste en bande dessinée. Créé en 1963 par le feuilletoniste Jean-Michel Charlier et le jeune prodige Jean Giraud, un dessinateur formé par Jijé, ce cavalier hirsute se démarquait d’emblée du héros classique : joueur, buveur, bagarreur... On peine à comprendre comment cette tête brûlée pleine de poussière a pu gagner ses galons de lieutenant.
Et c’est justement ce caractère anticonformiste qui va forger cette légende de l’Ouest ! Blueberry n’hésite pas à s’opposer à sa hiérarchie, voire à prendre le parti des Indiens si cela peut garantir la paix (quoique précaire) entre les deux peuples. Et comme les palissades de son fortin en bois deviennent rapidement trop petites pour lui, ses auteurs vont lui permettre de se glisser dans tous les (mauvais) coups : une ville qui cherche un Sheriff, la construction du chemin de fer, les secrets des civilisations précolombiennes, les guerres indiennes, la saga mexicaine du trésor des confédérés, l’affrontement à O.K. Corral, etc.
Blueberry rencontre d’ailleurs les plus grands généraux de l’époque, sans oublier le président des États-Unis himself, mais aussi la lie de cette société faite de migrants qui cachent leur identité et de soldats en déroute après la Guerre de Sécession.
Certes, il se fait des amis indéfectibles, comme Jim McClure, mais de toutes ses relations, c’est une femme qui sort du lot : Chihuahua Pearl, farouche voire indomptable. Blueberry a été jusqu’au bout de son amour pour la belle chanteuse, avant de revenir penaud à sa solitude. Une solitude éprouvée par Jean Giraud au moment de dessiner l’album Arizona Love, puisque c’est à ce moment-là que le scénariste Jean-Michel Charlier avait définitivement tiré sa révérence.
La série ne s’est pas arrêtée là, car Jean Giraud (alias Moebius) l’a prolongé seul avec le flamboyant cycle de Mister Blueberry, tout en signant le scénario de Marshal Blueberry dessiné par William Vance et Michel Rouge. Ajoutons La Jeunesse de Blueberry, initiée par les deux créateurs originaux, qui s’est également prolongée jusqu’à aujourd’hui, portée par le dessin de Colin Wilson et de Michel Blanc-Dumont. En tout, une cinquantaine d’albums qui ont marqué d’une empreinte indélébile cette figure mythique au sein du neuvième art.
Sfar & Blain : la reprise
Dès lors, comment marcher dans cette ombre géante pour assurer une reprise digne de ce nom ? « Avec respect, tout en se démarquant » semble être la formule la plus adéquate. Dès la première planche, on retrouve des cadrages typiques de la série, avec un Blueberry seul, poussiéreux dans son uniforme ouvert aux quatre vents, tels qu’on l’avait gardé en souvenir au début de Chihuhua Pearl, un album qui a marqué le début de sa plus longue saga.
Sauf que cette fois, ce n’est pas le long de la frontière mexicaine que patrouille notre lieutenant, mais aux abords d’une réserve indienne. Passé cette première planche d’introduction dans laquelle les auteurs indiquent qu’ils ne casseront pas l’image de Blueberry appréciée par tant de lecteurs, ils se focalisent sur d’autres personnages, dans une narration rare dans la série qui marque d’emblée l’apport personnel et le ton résolument moderne des deux auteurs.
On fait ainsi connaissance avec trois jeunes cavaliers : une frère, une sœur, et leur ami qui semble avoir moins de jugeote que son cheval. Après une première altercation, ceux-ci tombe sur deux femmes apaches qui se baignent. Le soleil, leur nudité… Le sang échauffé ne fait qu’un tour dans les veines de l’imbécile de service avant qu’il ne se jette sur elles ! Bien entendu, la situation dégénère et Blueberry ne peut empêcher l’assassinat des deux indiennes.
Malheureusement, le trio de criminels parvient à lui fausser compagnie, et va se réfugier dans une congrégation dirigée par un prétendu révérend, aussi autocratique que violent. Reste à Blueberry à rapporter les corps à la nation apache, puis à rentrer au fort pour tenter de convaincre son supérieur de prendre les décisions qui s’imposent pour éviter une nouvelle guerre.
Mais ce dernier a fort à faire, préoccupé par sa femme volage (qui prend d’ailleurs des libertés avec Blueberry) et un étrange montreur d’automates, dont l’un des robots s’évertue à battre le capitaine aux échecs…
Un western à dimension humaine
Depuis Impitoyable, on a tôt fait de coller l’étiquette « crépusculaire » à tout western baigné de noirceur. Difficile pourtant de l’apposer à cette histoire. Tout d’abord car presque la totalité du récit se déroule de jour, sous un soleil éclatant. Et puis, parce qu’en dépit de certains aspects assez rudes, d’autres éléments « bon enfant » équilibrent le récit.
Étonnante histoire d’ailleurs, où se mêlent des éléments très référencés au western, surtout dans l’affrontement avec les Indiens (vengeance de l’un d’entre eux après un crime, quelques jeunes « sauvages » devenus incontrôlables, l’attaque de la ferme isolée, etc.), alors qu’on retrouve de l’autre ce jeu de romance et de passion au sein du fort où se distingue cet étonnant monteur d’automates, hors du temps. Sans oublier un élément très « sfarien » en fin de récit dont on laisse la surprise au lecteur...
Cette seconde partie emprunte presque à Klezmer, une autre série de Sfar (Gallimard) où l’on suit les pérégrinations d’un orchestre itinérant de juifs ashkénazes dans l’Europe de l’Est au début du siècle. Ce tropisme trouve son sens dans l’explication livrée par Joann Sfar lui-même : « J’ai écrit [pour Christophe Blain] une sorte de roman russe. Christophe l’a réécrit à sa manière pour en faire un western. » Sfar laisse d’ailleurs une grande place aux femmes dans ce genre de récit pourtant plein de testostérone, un choix influencé certainement par cette méthode de transposition, et qui apporte un peu de fraîcheur et beaucoup d’innovation au propos. Mais aussi du réalisme, cru pour le coup.
La thématique confère une dimension humaine au récit. On est loin de ces grandes guerres qui pouvaient embraser une région entière, du déplacement d’un peuple entier, de la construction du chemin de fer, d’un gouverneur mexicain qui s’implique lui-même dans une quête internationale ou d’une ville complète soumise au Clanton. Tout le propos est centré sur une demi-douzaine de personnages. Exit la colonne de Tuniques bleues qui pourchassent des dizaines d’indiens mettant le feu à la prairie, les affrontements sont en face-à-face, dans la passion comme dans la mort.
Cherchez Giraud
Outre l’écriture dont on se doutait que les auteurs n’essaieraient pas d’aller dans la direction de Charlier, la question du trait se posait indubitablement. Comment dessiner un Blueberry en passant outre l’exceptionnelle référence qu’est Jean Giraud ? Blain parvient ici à donner une réponse très méritoire. Certes, comme expliqué, il emprunte quelques cadrages au maître pour indiquer au lecteur qu’il compte bien respecter l’esprit de la série, mais il ne cherche nullement à le copier. Comment d’ailleurs y faire référence avec justesse sachant que Jean Giraud a traversé plusieurs grandes périodes graphiques pendant près de cinquante ans, faisant constamment évoluer son trait au sein de la série ?
Blain trouve pourtant le trait juste. Certes, certaines hachures sont présentes, mais leur emploi est minime. Le dessin est minéral, sans jouer pour autant dans le registre graphique de Giraud. En fait, Christophe Blain a trouvé le chemin juste entre son style et l’univers graphique de la série, avec des personnages réalistes qui bénéficient désormais d’une intéressante économie de trait. Ce tour de force ne fut pas simple. Christophe Blain avoue avoir consacré deux années à cet album, sans hésiter à recommencer tout le travail après avoir dessiné une trentaine de planches !
Le dessinateur de Quai d’Orsay joue également de quelques références tirées du septième art pour imposer sa vision du western : l’une de ses femmes s’inspire de Claudia Cardinale, au casting d’Il était une fois dans l’Ouest, le sergent Jenkins prend les atours du Sergent noir dans le film éponyme, la ferme isolée rappelle celle de Josey Wales, hors-la-loi, etc.
Mais où placer cette aventure dans la chronologie de la série ? Avec son ambiance de fortin militaire et son étendue semi-désertique, Amertume indienne se rapproche du premier cycle de la série, Fort Navajo. On retrouve d’ailleurs cette ambiance sourde dans les scènes nocturnes, que Giraud avait déjà expérimentée dans le Jerry Spring qu’il avait encrée pour Jijé, La Route du Coronado. D’autres cadrages se rapprochent du cycle des Monts de la Superstition, d’ailleurs considéré pour beaucoup comme le summum de la série. D’autres allusions graphiques à l’univers de Blueberry sont plus cachées, comme celles à ce court récit très peu connu des lecteurs et intitulé : Three black birds.
Le style de Blain s’impose par une mise en page plus moderne dans le cadrage des scènes d’action, ou lorsqu’il estompe complètement le décor, le laissant même totalement blanc. La meilleure démonstration est la splendide couverture de l’album, d’une efficacité interpellante, qui indique au lecteur que Blueberry lui-même est bien au cœur de cette histoire, lui et sa psychologie si complexe, rare pour un personnage créé dans les années 1960.
Soixante-deux pages emballantes
Que ce soit le récit, la mise en page, le graphisme et même les couleurs, le lecteur retrouve dans cette Amertume apache tous les éléments qui lui rappelleront la série de Giraud & Charlier. Il bénéficie en revanche de réelles innovations de la part des deux auteurs.
Cette synthèse réussie produit un excellent moment de lecture. Dès les premières pages, le lecteur est embarqué dans un récit très contemporain car profondément humain : le ténébreux Mike se trompe, tente maladroitement d’éviter les ennuis au sein de son entourage, qui surviennent pourtant, simples conséquences de ses mauvais choix et de son caractère ombrageux.
Il commet de graves erreurs dans son commandement qui, à elles seules, vont l’amener à la conclusion qu’il lui faut quitter l’armée. Rien que pour cela, le lecteur y trouve plus que son compte !
Cet aboutissement méritait-elle une sélection au FIBD d’Angoulême ? Cela se discute, surtout une année où est sorti l’excellent tome de Corto Maltese, probablement l’une des meilleures reprises jamais réalisées d’un classique de la BD, d’aucun faisant remarquer que l’album régulier étant paru le 6 décembre, il était hors délai si l’on appliquait strictement le règlement, mais la sortie de l’album ayant été décalée du 29 novembre au 6 décembre, il existe une zone floue qui donne raison aux deux côtés, surtout si l’on prend en compte que la version collector noir et blanc de l’album est sortie depuis le 22 novembre dernier.
Mais cela ne retire rien à la réussite indubitable de cette reprise qui ajoute à la légende du Lieutenant Blueberry et qui ouvre d’ailleurs la porte à d’autres suites. En espérant qu’elles soient du même niveau !
(par Charles-Louis Detournay)
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Toutes les planches sont issues de Une Aventure du Lieutenant Blueberry, T1/2 : Amertume Apache - par Christophe Blain & Joann Sfar - Dargaud.
Droit : Sfar, Blain - Dargaud, 2019.
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