Comment vous êtes-vous retrouvé à réaliser Feuille de choux ?
Mathieu Sapin : En fait, le pré-tournage du film commençait tout juste, lorsque Lewis Trondheim m’a proposé de le suivre pour faire comme un reportage. J’ai dit oui tout de suite et une semaine après, je me suis retrouvé à observer les essayages des costumes, les décors, les effets spéciaux…
C’était votre première expérience dans le cinéma ?
M.S. : Oui, je ne connaissais rien du tout au cinéma ; c’était une découverte totale. Je n’avais pas besoin de surjouer : la curiosité, c’était sincère.
Pour vous, quels attraits avait cette aventure dessinée ?
M.S. : Le but pour moi, c’était de raconter une histoire mais avec des personnages réels, d’une équipe qui construit un film. Je suis très content quand on me dit que ça se lit comme un roman. Il y a une montée en tension et une forme de suspens qui étaient réelles, puisqu’à tout moment, il peut y avoir un problème dans le film (et il y en a eu mais ils ont été surmontés). Ce qui était très curieux, c’est que d’habitude quand j’écris, c’est de la fiction totale, tandis que là, j’avais un matériel qui était la réalité et en la racontant elle devenait une histoire.
Rien n’est inventé ?
M.S. : Non. Je n’ai absolument inventé aucune ligne de dialogue. Tout ce que j’apporte c’est le regard, c’est la manière dont je rapporte les choses ; mais tout ce que je raconte ce sont des choses que j’ai vues et entendues.
Comment avez-vous procédé sur le tournage ?
M.S. : J’avais juste des carnets. J’ai dû prendre quelque chose comme 600 pages de notes ! Je les avais toujours avec moi et je dessinais quand j’avais le temps ce qui n’arrivait pas souvent finalement. La plupart du temps, je prenais beaucoup de notes écrites et aussi des photos qui m’ont servies à redessiner des scènes. Je me suis surpris à développer des facultés de mémoire que j’ignorais chez moi. Aujourd’hui, ça s’estompe, mais sur le moment je retenais des pans entiers de conversations et j’étais capable de retrouver une phrase qui avait été prononcée la semaine d’avant dans tel contexte. C’était assez impressionnant de voir ce que peut stocker le cerveau quand il est vraiment mobilisé !
Les dessins étaient-ils réalisés au fur et à mesure du tournage ou bien à la fin ?
M.S. : Je dessinais vraiment le maximum au fur et à mesure, mais les journées étaient tellement denses que je n’avais pas du tout le temps sur le moment de finaliser les pages. Et il se passait tellement de nouvelles choses le lendemain qu’il fallait que je fasse le choix, soit de rater des scènes, soit de prendre le temps de finaliser mes pages. Il y avait donc une espèce de course, un marathon… Ce n’était pas stressant, c’était plutôt haletant.
Par manque d’une vision globale de l’album, n’y a-t-il pas un danger de dessiner des scènes finalement anecdotiques ?
M.S. : J’ai viré des pages, mais surtout j’en ai contractées. Par exemple, si j’avais 6 pages de notes avec des dessins, je me débrouillais pour en faire deux pages. Il y a aussi une scène que j’ai racontée sur 6 pages et finalement, cette scène a été coupée au montage. Mais évidemment quand j’ai pris mes notes, je ne le savais pas. Tout cela était très intuitif. C’était assez agréable de travailler comme cela parce que cela oblige à être toujours concentré ; il y avait un côté un peu "live". Mais, finalement, c’est un gros mensonge, dans la mesure où, quand on lit le bouquin, on peut penser que tout à été fait sur place, alors que c’est complètement impossible…
Avez-vous suivi la post-production du film ?
M.S. : Feuille de choux s’arrête le dernier jour du tournage. Mais un deuxième livre qui paraîtra avant l’été, racontera toute la post-production du film et la sortie du film, l’accueil du public… Ce livre sera moins épais, mais tout aussi intéressant (en tout cas pour moi !), parce qu’il y a plein de choses dont j’ignorais même l’existence, comme le congrès des exploitants où l’on montre le film en avant-première, où l’on doit vendre le film juste avec quelques images…
Les producteurs du film ont-ils eu leur mot à dire sur le contenu du livre ?
M.S. : Avant de se lancer dans l’aventure, nous avions défini les modalités, mais Joann et Lewis ont insisté pour que j’aie carte blanche pour pouvoir raconter ce que je voulais. Donc, pendant l’élaboration, personne n’a regardé mes pages et j’ai commencé à les prépublier sur le site dédié au film. Quand je suis arrivé à la fin de l’écriture, j’ai montré l’ensemble des planches aux producteurs qui m’ont fait quelques remarques. Mais c’étaient surtout des inexactitudes techniques ou des choses que j’avais mal comprises ou mal interprétées. Ils m’ont aussi demandé de ne pas citer certains noms qui pouvaient causer des préjudices à des personnes ou à des sociétés. Je n’ai pas voulu les enlever, je les ai juste rayés pour que le lecteur voit que je fais allusion à quelqu’un mais il ne sait pas qui. En même temps ils ont été très fairplays parce que je ne dis pas toujours du bien de la production, je montre aussi les imperfections, et il n’y a pas eu de problème à montrer ça.
Finalement, que retenez-vous de cette aventure ? La découverte du cinéma ou l’exercice de style qui consiste à couvrir un événement ?
M.S. : J’ai adoré cette forme de narration qui consiste à parler du vivant, du réel, mais avec un œil subjectif et personnel. C’est informatif, mais c’est avant tout un regard. Ça m’a tellement plu, que j’ai envie de retenter l’expérience, mais sur un domaine autre que le cinéma.
C’est une forme de journalisme ?
M.S. : Oui, mais avec le côté faillible du type qui fait part de ses impressions. Je n’ai pas vocation à être exact dans ce que je raconte. Je ne sais pas si on peut parler de journalisme mais en tout cas de interaction entre fiction et réalité.
Toujours aux Editions Delcourt, vous publiez MKM (Mega Krav Maga). Quelle est la genèse de cette nouvelle série ?
M.S. : Comme beaucoup de mes projets, le point de départ, c’est de s’amuser et d’essayer des choses nouvelles. Avec Frantico, nous avions envie de travailler ensemble. Mais l’idée était d’être vraiment sur un pied d’égalité au niveau de l’écriture et des dessins. L’enjeu était donc de trouver une écriture qui soit à la fois individuelle et propre à chacun mais en même temps complémentaire. Nous voulions raconter un récit à deux que le lecteur puisse suivre sans être perturbé par le passage de l’un à l’autre.
Il y a une forme de ping-pong dans l’écriture…
M.S. : Nous nous sommes déplacés ensemble sur les lieux que nous évoquons. Et le jeu était vraiment, en effet, de faire du ping-pong entre nous. Il y a aussi un côté improvisation puisque nous mettons en scène nos personnages qui entretiennent une correspondance à travers un blog et qui sont pris dans une histoire qui les dépasse. De ce fait, ils n’ont pas le temps de faire des pages bien soignées. C’est quelque chose qui peut dérouter parce qu’il y a un côté très "jeté" mais qui est justifié par l’histoire. Et il y a un jeu comme ça avec le lecteur qui se demande si c’est du lard ou du cochon.
Comment s’est déroulée la publication sur le vrai blog ?
M.S. : Pendant les semaines qui ont précédé la sortie du livre, il y a eu plein de gens qui se sont demandés "mais qu’est-ce que c’est que cette histoire ?", "quel est le vrai du faux ?", "qui est qui, qui fait quoi ?". Les internautes nous faisaient leurs commentaires et c’était amusant.
Les pages étaient mises en ligne au fur et à mesure de la création ?
M.S. : Non, tout était terminé, mais les gens ne le savaient pas forcément. Les réflexions que nous avions ne pouvaient pas interagir sur la suite puisqu’elle était déjà écrite et dessinée depuis longtemps.
En quoi le format joue sur l’écriture ou sur le dessin ?
M.S. : Le but est d’essayer un format manga avec beaucoup de pages qui se lisent très vite, et de désacraliser la page de BD à l’européenne où ce sont de belles pages où l’on passe du temps. Moi je suis très content si les lecteurs prennent le bouquin et tordent la couverture pour le lire plus confortablement dans le train. Je n’ai pas forcément le culte du bel objet en BD, même si je n’ai pas non plus envie qu’on joue au foot avec mes albums !
(par Laurent Boileau)
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Photo © L. Boileau
Illustrations © Sapin/Delcourt
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