Au préalable, une question sur l’exposition Manara-Pratt à la galerie Huberty & Breyne : quelles étaient réellement vos relations avec Pratt ?
Manara : Hugo Pratt était comme un frère pour moi. Nous avions une relation fraternelle. C’était moi le grand, le majeur, qui avait mon permis et une voiture, donc je faisais un peu le chauffeur pour lui. On avait un rapport d’amitié avant même de travailler ensemble. On a beaucoup voyagé ensemble en Europe et on a vécu de belles choses. Et puis, je suis assez orgueilleux : je suis fier d’avoir été le seul dessinateur pour lequel Hugo a écrit des scénarios. Ça montre le respect qu’il avait pour mon travail.
Vos univers sont cependant assez éloignés. Cela n’a pas été difficile de travailler ensemble ?
M : Pas du tout. C’était très facile et aussi très amusant. Nous nous entendions très bien, et même, c’est un détail, il écrivait ses scénarios au stylobille, avec une calligraphie très proche de la mienne. Je n’avais donc aucun mal à le lire, même quand il écrivait en espagnol pour El Gaucho. J’adorais sa façon d’écrire.
Il me faisait aussi des croquis, une dizaine par scénario à peu près. Des reproductions de choses que je ne pouvais pas connaître, comme un uniforme militaire croisé en argentine, un monument ou un bâtiment précis.
Les scénaristes avec qui j’ai travaillé, comme Jodorowsky, étaient avant tout de très grands artistes et moi j’étais "juste" le dessinateur, le metteur en scène. Je suivais les indications, je mettais en place mon univers, mais je n’ai jamais retouché une seule ligne de leurs scénarios. Et eux, en retour, me faisaient absolument confiance. Par exemple, Pratt découvrait mes dessins seulement lors de la publication et ça lui allait très bien.
Parfois avec d’autres, comme Fellini, c’était différent : quand j’ai travaillé avec lui, il dessinait les storyboards de chaque page. À chaque fois que j’ai travaillé avec un scénariste, ça s’est bien passé, même si c’était toujours un peu différent.
Comment avez-vous rencontré l’auteur de Corto Maltese ?
M : Je découvert son travail dans une boutique en Italie et j’en suis tout de suite tombé amoureux. J’ai découvert La Ballade de la Mer salée et j’ai décidé tout de suite, dans cette boutique, que je devais rencontrer cet homme, ce génie. Alors, quand j’ai vu qu’il était invité à un festival pas très loin, j’y suis allé, je l’ai rencontré, et on s’est bien entendus.
Lui vivait alors à Paris, vers Saint-Germain en Laye, et j’ai décidé après le festival de le raccompagner là-bas en camping-car. On a commencé notre périple et on a vu de très belles choses, et c’est là que notre amitié a vraiment commencé.
Une question plus centrée sur votre travail personnel : vous mettez beaucoup en scène les femmes, le corps et la sensualité, la séduction... D’où vous vient cette fascination pour le corps féminin ?
M : Quand j’ai commencé à dessiner de la bande dessinée, très jeune, tous mes amis partageaient aussi cette fascination pour les femmes.
Je pense que toute l’histoire de l’art, et l’histoire de l’homme en général, parle de la célébration du corps de la femme, des sculptures classiques à la peinture de la Renaissance. Même en bande dessinée, c’est cela qui est au centre. Moi, je ne suis qu’un artiste de plus dans cette tradition, je ne suis pas le seul...
Et quand on met en perspective votre œuvre avec les évolutions qu’ont connues ces questions ces dernières années la place et la représentation de la femme, on imagine que certains thèmes que vous abordez, certains de vos dessins, seraient beaucoup moins bien perçus aujourd’hui. Comment vous positionnez vous par rapport à cela ?
M : Je pense qu’aujourd’hui, on voit revenir une certaine forme de censure et surtout d’auto-censure dans le monde, mais sur tous les sujets. En Amérique, en Europe, ça incite à faire plus attention aux sujets qu’on aborde, de la religion au féminisme ou au racisme, comme une prise de conscience pour ne pas faire de mal aux autres.
Pour ce qui est de mon œuvre en tout cas, je ne pense pas que je changerais aujourd’hui une seule virgule car, déjà à l’époque, je savais traiter ces sujets avec respect.
Dans mon travail, les femmes sont toujours traitées avec respect, en cela qu’elles ont toujours un rôle dans l’histoire, une personnalité, des qualités et des défauts. Ce ne sont pas des objets ou des outils mais des personnages à part entière. C’est pour cela que je ne pense pas que mon travail pose de problème.
J’ai d’ailleurs eu plusieurs fois l’occasion d’échanger à ce propos, notamment avec des groupes engagés et des collectifs, mais sans jamais qu’il n’y ait de conflit. J’ai eu cette confirmation quand j’ai rencontré Claire Bretécher à Angoulême qui m’a dit qu’elle n’aimait absolument pas la bande dessinée érotique, à l’exception de la mienne qu’elle aimait beaucoup. Pour moi ça a été un grand encouragement pour continuer dans cette voie-là, un signe que je m’y prenais "bien".
Propos recueillis par Jaime Bonkowski De Passos.
Voir en ligne : Milo Manara | Hugo Pratt à la Galerie Huberty & Breyne à Paris.
(par Jaime Bonkowski de Passos)
Cet article reste la propriété de son auteur et ne peut être reproduit sans son autorisation.
HUBERTY & BREYNE
Du 06 mars 2020 au 04 avril 2020 (désormais en ligne)
36 avenue Matignon
75008 Paris
+33/1.40.28.04.71
contact@hubertybreyne.com
Participez à la discussion