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Musée du Louvre : Enki Bilal expose ses fantômes

Par Marianne St-Jacques le 21 février 2013                      Lien  
Cet hiver, le Musée du Louvre innove en proposant sa toute première exposition consacrée à un illustrateur de bande dessinée. Pour relever ce défi, le commissaire {{Fabrice Douar}} ne s’est tourné vers nul autre qu’Enki Bilal, reconnu pour ses talents multidisciplinaires. L’audace, toutefois, s’arrête ici, puisque le sujet de l’exposition demeure timide: rendre hommage aux collections du Louvre.

Le concept est simple. L’artiste a photographié 400 œuvres. Parmi celles-ci, il en choisit 22 (sélection toute subjective, voire aléatoire, de celles qui lui semblent les plus « parlantes »), qu’il fait tirer sur des toiles de 50 cm par 60 cm. Et sur celles-ci, Bilal peint le portrait d’un « fantôme » à l’acrylique et au pastel.

Parmi les éléments choisis, on trouve des œuvres d’art (tableaux, sculptures), des artefacts (code d’Hammourabi, casque corinthien) ou encore des éléments d’architecture (Salles Daru et Mollien, Grande galerie, Chambre à alcôve). Certaines œuvres sont des pièces vedettes du musée (La Joconde, portrait présumé de Gabrielle d’Estrées), d’autres demeurent plus obscures. Enfin, il convient de noter que certaines œuvres canoniques ont été exclues par l’artiste, non sans regrets : « De grandes œuvres emblématiques sont passées à la trappe. Peut-être leurs fantômes étaient-ils médiocres ? Ou peut-être l’ai-je été moi… Car des regrets j’en ai. Et chaque fois que je remettrai les pieds dans ce vivier magnifique, d’une manière ou d’une autre, je traquerai les manquants [1]. »

Musée du Louvre : Enki Bilal expose ses fantômes
Catalogue officiel paru chez Futuropolis, fantôme d’Analia Avellaneda, El Greco, "Saint Louis, roi de France et un page", 1507
D.R. Enki Bilal et Futuropolis

Pour chacune de ces œuvres, Bilal invente un « fantôme », un personnage fictif qui lui serait lié de près ou de loin. Il rédige ensuite 22 notices pseudo-biographiques qui accompagnent les portraits de ces personnages : « Leurs biographies, dramatiques comme il se doit croisent la vérité historique, mais peuvent parfois s’en éloigner, l’état des fantômes étant par essence apocryphe [2]. » Ainsi, à défaut de présenter de véritables informations contextualisantes, ces notices donnent lieu à des réflexions anecdotiques.

Parmi ces revenants, on trouve à la fois des hommes et des femmes de toutes les époques et de tous les pays. Plusieurs sont liés au monde de la peinture ou de la sculpture (ils sont modèles, assistants ou apprentis). Les soldats, combattants et guerriers de toutes sortes y trouvent également une place de choix. La plupart d’entre eux ont connu une vie difficile (enfants orphelins, amours malheureuses), et la majorité des récits sont marqués par la violence (les meurtres, les bagarres, et les viols y sont nombreux). Parmi ces fantômes inventés de toutes pièces ressort cependant la figure de Longin qui, selon la tradition religieuse, aurait percé le flanc de Jésus-Christ avec sa lance. Ce fantôme aurait d’ailleurs la particularité de régner sur toutes les représentations de la Passion de tous les musées du monde.

Fantôme de Doura Ximenez, École de Fontainebleau, "Portrait présumé de Gabrielle d’Estrées et de sa soeur la duchesse de Villars", vers 1594
D.R. Enki Bilal et Futuropolis

Sur le plan visuel, l’effet esthétique est très réussi. Il est difficile de ne pas être séduit par la beauté de ces photos retouchées. Aussi, malgré quelques soupçons de rouge, le bleu reste la couleur de prédilection de l’artiste : un choix judicieux qui confère à ces portraits une aura véritablement « fantomatique ».

À la longue, cependant, le tout devient répétitif et les portraits (à la fois picturaux et littéraires) finissent se ressembler. Ceux-ci restent tous marqués par cette « beauté froide et brutale », si typique de l’œuvre bilalienne [3]. Une constance s’observe également dans la pose des personnages, qui, pour la plupart, semblent avoir été figés au moment de pousser un cri profond. Or, malgré leurs similitudes, ces portraits n’offrent pas de véritable fil conducteur ni de clé d’interprétation précise. On finit donc par se demander quel est le but de l’exercice, si ce n’est que de faire joli.

La seconde constatation que l’on est en mesure de faire, lorsqu’on admire ces toiles, est que le véritable fantôme planant sur cette exposition est celui de Bilal lui-même. En effet, impossible de ne pas y voir des relents de ses œuvres passées.

Fantôme de Jacobus Grobbendoeke, Frans Snyders (d’après), "Marchands de poissons à leur étal", vers 1616-1621
D.R. Enki Bilal et Futuropolis
La "mort" d’Optus Warhole dans Rendez-vous à Paris, Casterman
D.R.
Michelangelo Pozzano empalé par un "banc de bébés espadons" dans Animal’z, Casterman
D.R.

Tout d’abord, en produisant ces photos retouchées à la peinture, Bilal poursuit dans la veine de la Tétralogie du Monstre, où chaque planche faisait figure de « tableau en couleurs directes [4] ». (Il avait d’ailleurs abandonné ce procédé jugé trop « lourd » au profit du crayonné dans ses plus récents albums, Julia et Roem, et Animal’z). Par ailleurs, les mauvaises langues qui, par le passé, lui ont reproché de laisser de côté la bande dessinée pour faire des œuvres directement destinées au marché de l’art contemporain trouveront, ici, des munitions supplémentaires.

Mais ce qui frappe le plus, ce sont les thèmes récurrents de son univers ; certaines illustrations sont d’ailleurs de véritables citations picturales de ses œuvres antérieures. Le fantôme de Jacobus Grobbendoeke sur l’étal à poissons, par exemple, évoque les poissons omniprésents de la Tétralogie du Monstre , notamment la tête « placodermisée » d’Optus Warhole. Une image dont Bilal s’était servie à nouveau dans Animal’z, alors que Michelangelo Pozzano meurt empalé par un espadon.

De même, le fantôme de Marpada qui accompagne la « tête de cheval » est quasi identique à l’image de Sacha Krylova, à la fin de Quatre ?, lorsque celle-ci régresse à l’état « animal ». De plus, l’inclusion, parmi les fantômes, des jumeaux Regodesebes n’est pas anodine lorsqu’on connaît le rôle de la gémellité dans l’œuvre de Bilal (que ce soit les « répliques » de la Tétralogie du Monstre, Nikopol et son « fils jumeau » dans la Trilogie Nikopol, les cowboys duellistes d’Animal’z ou encore les jumeaux Mac Bee de Tykho Moon). Enfin, lorsqu’on contemple le très beau catalogue de l’exposition paru aux éditions Futuropolis, difficile de ne pas songer au projet de « musée de l’avenir » élaboré avec Pierre Christin dans Le sarcophage.

Fantôme de Marpada, "Tête de cheval", fin du VIe siècle av. J.-C., Département des antiquités grecques, romaines et étrusques
D.R. Enki Bilal et Futuropolis
Sacha Krylova de retour à "l’état animal" dans Quatre ?, Casterman
D.R.

Aussi, s’il est difficile d’interpréter clairement ces motifs récurrents (obsédants ?) présents dans l’exposition, il demeure toutefois prudent d’affirmer, ici, que Bilal n’a pas tout à fait su se renouveler.

L’exposition « Enki Bilal : les fantômes du Louvre » est à l’affiche jusqu’au 18 mars, dans la salle des Sept-Cheminées. Le catalogue, qui contient également un plan des galeries du musée où sont exposées les œuvres d’origine, est publié par les éditions Futuropolis dans la collection « Louvre éditions [5] ».

(par Marianne St-Jacques)

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Le site officiel de l’exposition au Musée du Louvre

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[1Enki Bilal, « Préface », Enki Bilal : Les fantômes du Louvre (catalogue d’exposition), Futuropolis.

[2Enki Bilal, « Préface », Enki Bilal : Les fantômes du Louvre (catalogue d’exposition), Futuropolis.

[3Sophie Geoffroy-Menoux, « Théories du fantastique (1980-2005) : construction, déconstruction, reconstruction », Université de la Réunion, Observatoire réunionnais des arts, des civilisations et des littératures dans leur environnement, p. 11.

[4Jérôme Briot, « Oceano Future », Zoo, no 18, mars-avril 2009, p. 44.

[5Collection dans laquelle ont également été publiés Rohan au Louvre (Hirohika Araki), La Traversée du Louvre (David Prudhomme) ou encore Un Enchantement (Christian Durieux).

 
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10 Messages :
  • Musée du Louvre : Enki Bilal expose ses fantômes
    21 février 2013 10:45, par Joe

    Que c’est moche.

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    • Répondu le 27 février 2013 à  14:47 :

      Je trouve l’ouverture du Louvre aux dessinateurs de BD bienvenue. Il y avait la série de BD sur le Louvre, il y a maintenant l’expo Bilal. La BD est reconnue comme un art, et c’est tout bénéfice pour l’ensemble de la profession, il me semble (même si les choix du Louvre sont frileux).

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  • Pitrerie
    21 février 2013 11:14, par Bardamor

    Si ce genre de pitrerie se répète trop souvent, je sens que je vais demander la nationalité belge. C’est le pire de la mentalité française qui s’exprime là-dedans, son côté jacobin ou soviétique de "culture pour tous", imposée de Paris par quelques fonctionnaires à tout le reste de la France. Comme les élites ont été incapables de convertir le bon peuple aux arcanes chiantissimes de l’art contemporain, on fait appel à la BD, qui en raison de sa modestie a gardé l’estime du public. Et à qui fait-on appel ? Au plus académique des auteurs de BD, auprès de qui Jean-Léon Gérôme est révolutionnaire. Bilal qui, si j’ai bien compris, a fait des albums anticommunistes (j’ai lu un truc quand j’avais dix ans, dont le vague propos m’a semblé aller dans ce sens), et n’hésite pas à collaborer à un des trucs français les plus dirigistes qui soit : la culture élitiste, qui sera toujours inférieure au foklore populaire, et qui a le très grave inconvénient de faire passer l’ennui ou la mélancolie pour le sérieux.

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    • Répondu par Oncle Francois le 21 février 2013 à  13:08 :

      Pourquoi dites vous cela ? Il me semble que Bilal gère très bien sa carrière. En exposant dans le prestigieux Palais Royal du Louvre, il se voit conférer une certaine légitimité auprés des collectionneurs d’art, qui seront ensuite bien heureux de claquer plus de cent mille euros pour un achat chez Artcurial. Maintenant, bien d’accord avec vous, Bilal était bien plus productif, inspiré et talentueux entre 1975 et 1990.Et en plus amical et à la portée de tous !

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      • Répondu le 21 février 2013 à  14:25 :

        Voilà, il ne fait plus de la bd, il vend des toiles.
        Pouvons-nous nous concentrer sur les nouveaux artistes qui font vraiment de la bd au lieu de s’interesser à ceux qui n’en font plus vraiment et qui du coup portent le coup de grâce au médium que nous aimons tous ?

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      • Répondu le 21 février 2013 à  15:19 :

        Mais on s’en tamponne de sa gestion de "carrière" ! Ce site s’appelle "Actua bd", Bilal, fait du tuning pour l’élite culturelle ( beurk ! ), aucun intérêt pour la bd.

        Parmi toutes les nombreuses nouveautés y’a sans doute des tonnes d’auteurs qui mériteraient largement plus un article aussi long.

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        • Répondu par charlicom le 21 février 2013 à  23:11 :

          Ceci dit si Actua Bd ne parle pas de cette incongruité plastique ce ne sera certainement pas Art Press qui en parlera tant la pauvreté du propos et l’absence de profondeur en frise l’imposture artistique, restent Télérama et La Gazette de Drouot. Bel exercice de style en tout cas pour les marchands d’art et galeristes mais quelle galère pour le regard, c’est froid, c’est plat, et c’est mal peint.

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          • Répondu le 22 février 2013 à  10:55 :

            Je n’ose même pas imaginer comment un étudiant des beaux-arts qui ferait ça se ferait démonter ! Et à juste titre...

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            • Répondu le 22 février 2013 à  17:05 :

              Quand on voit la piètre qualité de l’enseignement des beaux arts depuis une trentaine d’années, ce n’est pas vraiment une référence...!

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              • Répondu par jo le 25 février 2013 à  20:49 :

                Synthèse, composition, qualité du dessin, richesse de la technique(Ici chez BILAL dans les techniques mixtes employées) semblent aujourd’hui des qualités décadentes, académiques, pour la plupart des amateurs d’art.Dommage...........quant à la médiocrité supposée de l’enseignement artistique, elle est en partie le reflet d’une société qui accorte finalement peu d’importance aux artistes et à la création en générale.

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