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Nikita Mandryka, l’auteur du Concombre Masqué, disparaît à l’âge de 80 ans

Par Didier Pasamonik (L’Agence BD) François RISSEL le 14 juin 2021                      Lien  
Co-fondateur de l’écho des Savanes, ancien rédacteur en chef de Charlie Mensuel passé par Spirou, Vaillant, et Pif, coloriste pour Moebius et traducteur pour Frezzato, il était avant tout connu pour être le créateur d’une série originale et marquante : Le Concombre Masqué. Il vient de disparaître à l’âge de 80 ans.

C’est un chiffre tout rond : 80 piges. Rationnel pour un maître de l’absurde qui est allé rigoler, depuis hier, avec ses amis Claire Bretécher et Marcel Gotlib dans l’au-delà, s’il existe. Il a été un des acteurs essentiels de l’évolution de la bande dessinée jeunesse pour une bande dessinée adulte, mais aussi pour adultes, dans les années 1970.

Nikita Mandryka est né en Tunisie, à Bizerte, en 1940, où il a passé une partie de son enfance avant d’intégrer l’IDHEC (aujourd’hui devenu la Fémis, école de cinéma de référence en France et à travers le monde). Il fait ses premières armes dans le magazine pour la jeunesse du PCF Vaillant à partir de 1965, un hebdo devenu ensuite Pif Gadget. C’est dans Vaillant qu’apparaît pour la première fois ce qui constitue déjà une déconstruction du héros voire du super-héros : le Concombre masqué. Comme son contemporain Kamb, il développe un humour à la fois surréaliste et philosophique. Mandryka, c’est avant tout un état d’esprit.

Nikita Mandryka, l'auteur du Concombre Masqué, disparaît à l'âge de 80 ans

Rencontres décisives

Il rencontre chez Vaillant un autre orfèvre de l’absurde : Marcel Gotlib qui était en train de créer des personnages comme Nanar et Jujube puis Gai-Luron. « Vaillant avait beau être lié au Parti Communiste Français, déclara Mandryka au journaliste Jérôme Dupuis de L’Express, on nous laissait faire ce que nous voulions. Nous avons sympathisé au bistrot, à côté du siège du journal, rue La Fayette. Nous avions les mêmes idoles : Tex Avery, les Marx Brothers et, surtout, les dessinateurs américains de Mad, Harvey Kurtzman, Jack Davis et Will Elder, le préféré de Marcel. Je me souviens qu’il avait acheté un énorme livre d’Elder en anglais, à l’époque. En revanche, il ne comprenait pas comment je pouvais aimer Tintin et Le Spirit, de Will Eisner. » [1]

Goscinny rencontre Mandryka en présence de Gotlib
Photo : DR

Rencontre déterminante. Gotlib l’emmène voir René Goscinny, figure de proue du Journal Pilote. Là il croise Bretécher « Dont tout le monde était amoureux, y compris Goscinny », précise-t-il. Il est un peu moins impressionné par le créateur d’Astérix que Gotlib qui y voit un père de substitution. Un jour, il apporte un gag à celui qui était le directeur du journal : une histoire où le concombre masqué regarde pousser des rochers dans un jardin zen. Goscinny, qui croit peut-être qu’on se fiche de lui, le trouve par trop cryptique. Vexé, d’un geste ample de l’écharpe (à la Gotlib), Mandryka décide de faire cavalier seul et de publier lui-même sa revue, comme le faisaient Crumb et Shelton de l’autre côté de l’Atlantique. Il convainc Gotlib et Bretécher de créer L’Écho des Savanes, imprimé à 2000 exemplaires et tous agrafés à la main par le trio en mai 1972. Bretécher tente de les vendre à La Hune à Saint-Germain des prés, d’où elle se fait jeter. En revanche, au salon de la BD de la Mutualité à l’automne, on dévalise le stand de ce journal « dont tout le monde parle. » «  Nous comme devenus les Beatles ! » s’exclame Gotlib, tout jouasse.

Le journal devint le fleuron de la bande dessinée alternative et humoristique, l’historien de la BD Patrick Gaumer raconte que c’est cette revue qui avait permis à la bande dessinée d’accéder à l’âge adulte. Ils y explorent des thématiques inédites dans la BD : la sexualité, la psychanalyse, le propos surréaliste… Le trio original se partage le numéro, 16 pages chacun, ce rythme ne durera que neuf numéros. Ils sont rejoints par de nombreux dessinateurs : de Pétillon à Moebius qui y publie sa nouvelle marquante Cauchemar blanc , de même que Le Bandard fou publié sous le label des éditions du Fromage.

Mais en dépit de l’intention de créer un véritable groupe de presse dont un journal de SF appelé… Métal hurlant (le titre est de lui), l’opération tourne court. Bretécher rejoint L’Obs et devient son propre éditeur. Gotlib s’autoédite aussi en lançant en 1975 Fluide Glacial.

Oh Mamy Blue !

L’Écho est repris par Albin Michel. Mandryka quitte le journal en 1979 avant de rejoindre Charlie Mensuel, puis Pilote avant qu’ils ne coulent. Il reçoit le Grand Prix de la ville d’Angoulême en 1994. À la fin de sa carrière, il reprend sa série Le Concombre masqué pour le compte des éditions Dupuis, série qu’il continuera à développer jusqu’à aujourd’hui le dernier tome étant sorti en 2017.

Le Concombre masqué, à la base, c’est une idée de Jean-Claude Forest. « Mandryka ne fait pas mystère de ses références, notait Didier Pasamonik dans nos pages lors de la réédition du premier Concombre chez Mosquito  : Mad, le Krazy Kat de George Herriman, les cartoons américains en général, Jacovitti... Mais on est aussi dans une tradition littéraire dadaïste et surréaliste : Alfred Jarry, Raymond Queneau, Boris Vian et le collège de Pataphysique ne sont pas loin. D’où cet univers erratique, ces multiples inventions langagières et cette logique propre à l’humour absurde, parfois cynique, de l’époque : souvenons-nous de Pierre Dac ou de Chaval. »

Mandryka est décédé le 13 juin 2021, il avait 80 ans, c’était un esprit libre et irrévérencieux assumé qui a opéré une véritable révolution dans le monde de la bande dessinée. Un maître du dessin d’humour qui a créé un personnage iconique. Toute une époque… « Mandryka traverse une bonne partie de l’histoire de la bande dessinée de l’après-guerre dans ses phases les plus importantes, confirmant s’il était nécessaire son rôle essentiel consacré par le Grand Prix d’Angoulême en 1995 » écrit Pasamonik.

« Mandryka s’appliqua, mais sans acharnement, à continuer à cultiver le Concombre, écrit-il encore : quatre albums et un hors-série chez Dupuis jusqu’en 1992, des campagnes publicitaires qui lui valent un prix à Angoulême et un détour par le Web, dès 2000, l’occupent le temps d’un retour chez Dargaud en 2006 puis, cette année, en septembre 2009, avec le premier tome du Monde fascinant des problèmes. C’est qu’entre-temps, la notion d’auteur a été réhabilitée dans le petit monde de la BD. Mandryka et son concombre traqué, toujours affublé de son loup noir, peuvent revenir nous conter leurs fables absurdes. »

On chante pour lui, en guise de requiem : « Oh, Mamy ! Oh, Mamy, Mamy Blue !…  », la rengaine running-gag du Pilote des années d’or.

(par Didier Pasamonik (L’Agence BD))

(par François RISSEL)

Cet article reste la propriété de son auteur et ne peut être reproduit sans son autorisation.

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En médaillon : Photo DR. Dargaud
illustrations : © Mandryka / Dargaud

[1Hors série de L’Express, Gotlib, août 2016.

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4 Messages :
  • Ils sont morts tous les trois en quelques années, les héroïques créateurs de l’Echo des Savanes… On leur doit un bon de géant dans la BD adulte francophone.

    Répondre à ce message

    • Répondu le 14 juin 2021 à  19:28 :

      Je voulais dire un bond, pas un bon. Nos lecteurs auront rectifié d’eux-mêmes.

      Répondre à ce message

      • Répondu par Evariste Blanchet (Bananas-comix) le 14 juin 2021 à  20:14 :

        C’est peu dire que Nikita Mandryka aura été un personnage majeur dans l’histoire de la bande dessinée de la seconde partie du XXe siècle. A la fois comme auteur et comme fondateur de L’Echo des Savanes. N’hésitez pas à vous replonger dans son oeuvre, si vous avez la chance d’avoir ses livres dans votre bibliothèque. N’oubliez pas de jeter un oeil sur ses dernières productions chez Alain Beaulet éditeur, sur le dossier que lui a consacré la revue en ligne neuviemeart 2.0 et sur l’excellent entretien publié dans le n°20 de Tonnerre de Bulles !

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  • J’a i découvert le concombre masqué en 1964 dans Vaillant. Un drôle de personnage et des créatures venues d’ailleurs, le tout signé soit Kalkus soit Mandryka. Et une B.D. n’allait plus me quitter jusqu’à maintenant : le Zgonk animal à ne pas confondre avec le Zgunk... et rappelons nous ce petit bijou d’humour que fut « Les minuscules » .

    Les héros légumiers de Mandryka, clins d’oeil à Lewis Carrol, mais aissi à la psychanalye, au surréalisme forment un cocktail explosif et Mandryka dans un entretien à l’Huma ( 6 novembre 1990 ) nous confiait : « J’ai toujours eu un problème avec les définitions du genre, réaliste ou humoriste. Dès que je dessine selon un style humoristique, il faut qu’il y ait un gag. Moi je crée un monde différent, imaginaire, poétique. imaginaire, poétique. Le lecteur, l’éditeur attendent toujours une chute comique, alors qu’à Lewis Caroll on ne lui demandait pas qu’Alice reçoive une tarte à la crème à chaque page. On a étiqueté mes histoires comme étant de l’humour absurde, mais cela me gène car je veux créer un monde différent, avec un langage, des personnages, des lieux qui soient délirants dans un cadre structuré. On me dit que « Buck Danny », « Tanguy et Laverdure » sont des BD réalistes, mais connais-tu des aviateurs qui se soient scratchés vingt fois et qui sont toujours vivants...? »

    Le pays mythique de Mandryka fut, est toujours celui de la puissance de la création de verbes, de mots, de jurons qui n’appartiennent quà sa B.D. Et qui obligeait, qui oblige toujours à accepter une autre logique de narration.

    Mandryka voulait créer un association : « Celle des non comprenants » , je ne sais si il a réussi ! Mais je pense qu’elle aurait eu de beaux jours, foi de bretzel liquide, actuellement.

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