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« La Route » de Manu Larcenet - Un exercice audacieux relevé avec beaucoup de justesse

Par François RISSEL le 28 mars 2024                      Lien  
C’était un pari ambitieux que d’adapter un texte aussi radical et essentiel que celui de Cormac McCarthy. Lauréat du prix Pulitzer en 2007, « La Route » est un roman qui ne fait aucune concession, avec une âpreté sans pareille. Acquis au panthéon de la littérature contemporaine du début du siècle, il laisse nécessairement un souvenir incandescent à toute personne qui s'y risque. Manu Larcenet est définitivement l'une d'entre elles.

« Réfléchis à ce que tu mets dans ta tête, parce que ça y restera pour toujours. », une citation qui pourrait être indiquée en préambule de cet ouvrage tant elle est juste. La Route de Manu Larcenet vous prend au cou et ne vous lâche pas. Sans compromis, sans biais, il transpose avec fidélité la violence et l’horreur de ce monde d’après, brûlé et annihilé.

Sur ce territoire dévasté, nous assistons à l’errance d’un père et de son fils. On ne sait pas qui ils sont, ni d’où ils viennent. Enveloppés dans des ensembles de fripes vétustes et délavées, ils poussent un caddie vers le sud. Au delà de ça, ils cherchent à survivre. Pétri par la peur, l’adulte pragmatique et l’enfant candide s’acharnent et avancent. Leurs regards même ne se croiseront que rarement du fait d’une mobilité permanente. L’adulte s’efforcera de mettre des œillères à l’enfant pour le préserver. De fait, cette bande dessinée porte une vision brutale, presque nihiliste.

« La Route » de Manu Larcenet - Un exercice audacieux relevé avec beaucoup de justesse
Larcenet © Dargaud 2024

Après une adaptation cinématographique lacunaire, mais honnête, du réalisateur John Hillcoat, on constate que rien ne peut vraiment être fait pour agrémenter le roman de McCarthy : sa puissance évocatoire se suffit à elle-même. Larcenet, qui, de son côté, préfère plutôt Jarmusch, nous prouve le contraire. Il parvient à restituer avec justesse et rigueur les grand enjeux du livre ; d’abord, par la relation entre les deux protagonistes principaux. Il amène discrètement et sans lourdeur la cosmogonie du roman en ne tombant jamais dans des stéréotypes éculés : on découvre sa route, sa terre brûlée.

Son trait, acerbe et dur, caractérise les personnages avec beaucoup de sens et confère à son environnement un côté hostile et inhospitalier. Se pose bien évidemment la question du gris, occurrence régulière du texte d’origine. Du fait d’incendies qui ont altéré irrévocablement l’écosystème, la cendre, et la boue sont des matières persistantes dans le roman. Les traiter en bande dessinée n’était pas chose facile. Pour ce faire, le dessinateur, plutôt que la bichromie, a privilégié l’usage de gris colorés, quatorze nuances au total. Celles-ci répondent à la fois aux contraintes environnementales du cadre, mais aussi aux différents registres de l’action. Cela donne un rendu de la matière et des textures remarquables. Si l’on se souvient de ses campagnes calmes et introspectives, on admirera également ses villes déconstruites, ainsi que ses caves cryptiques dans lesquelles plus rien n’existera jamais.

Larcenet © Dargaud 2024

Bien qu’il y ait peu de dialogues, ceux-ci n’en sont pas moins marquants. La narration est maitrisée de bout en bout. Larcenet arrive justement à se réapproprier le récit sans jamais le trahir. D’apparence misanthrope et apathique, c’est dans ces sursauts de moralité et d’humanité que la fiction prend tout son sens. Le dessinateur les représente avec beaucoup de justesse et au bon moment. Les pièges d’une adaptation comme celle-ci sont légion : l’hyperbolisme, le sensationnalisme, la surenchère dans une iconographie glauque désabusée. Larcenet ne tombe toutefois dans aucun d’entre eux, les modestes libertés que s’accorde l’auteur sont toujours bienvenues. En particulier ce clin d’œil surprenant mais cohérent à L’Enfance de Sempé.

Larcenet © Dargaud 2024

Un exercice audacieux finalement, relevé avec beaucoup d’exigence. Celui-ci a nécessité deux ans d’un travail acharné, mais très inspiré, pavé de doutes et d’interrogations. Mais au bout du compte, l’artiste est dans la note. Il a trouvé le ton, les idées et les astuces pour sublimer son matériel de base, l’altérer, et livrer une synthèse détonante et significative. Nul doute qu’elle saura provoquer des réminiscences plus ou moins désirables à tout inconditionnel de l’œuvre de McCarthy, et un vertige profond aux néophytes du roman.

Larcenet © Dargaud 2024

(par François RISSEL)

Cet article reste la propriété de son auteur et ne peut être reproduit sans son autorisation.

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Code EAN : 9782205208153

Dargaud ✏️ Manu Larcenet Anticipation France
 
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20 Messages :
  • Auteur au trait très fun, j’aimais bien son Bill Baroud dans Fluide Glacial, hilarant ! et aussi ses Donjon Monsters !
    Que lui arrive t’il ? Après son Rapport Brodeck, la Route en réalisme sans humour ? Des adaptations de romans ? Il n’a déjà plus d’inspiration ? J’espère qu’il n’est pas dépressif, il a du talent ! Au plaisir d’à nouveau rire avec lui !

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    • Répondu par Bill B. le 29 mars à  07:33 :

      Ses donjons monsters ??? Tu maitrises le sujet dirait-on...
      Si tu ne vois pas de talent ici passes ton chemin (enfin... ta route).

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    • Répondu le 29 mars à  11:09 :

      "J’espère qu’il n’est pas dépressif, il a du talent ! "
      Cette phrase va me faire mon week-end.

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    • Répondu par Sergio Salma le 29 mars à  11:51 :

      Madame Lena, raté ses 3 albums Thérapie de groupe ?! Et pour vous , quand par exemple un cinéaste adapte un roman c’est qu’il n’a plus d’idées ? Vous êtes drôle.

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      • Répondu le 29 mars à  16:51 :

        Thérapie de Groupe est passé inaperçu auprès de beaucoup de gens… il faut dire qu’il allait vraiment de plus en plus loin dans l’auto-complaisance et l’auto-apitoiement qui est son truc depuis le Combat Ordinaire… Dargaud lui a probablement conseillé de revenir à une adaptation littéraire, c’est plus facile à vendre.

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  • Le dessin d’inspiration Breccia donne à regretter le dessin plus libre du Larcenet passé.
    Là ça fait bon élève qui en met beaucoup trop, qui veut faire sérieux.
    Épurer son dessin est un signe de maturité pourtant.
    Les bulles posent problème, elles font taches, et plus encore le lettrage type BD humour qui ne convient pas du tout.
    Larcenet a avoué dans La Grande Librairie sur France 5 qu’il avait conçu les cases sans tenir compte de l’emplacement des bulles, c’est une erreur de débutant, après toutes ces années de carrière c’est fâcheux. Tardi dit bien qu’il faut avant tout inscrire le texte sur la page pour savoir quelle place peut occuper le dessin.
    Le roman m’avait bien foutu le blues, pas sûr d’avoir envie d’y ajouter la patte dépressive de Larcenet.

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    • Répondu par Bill B. le 29 mars à  10:55 :

      Et ben c’est la fête à Manu ! Mais au fait avez-vous lu cette BD ?

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    • Répondu le 29 mars à  11:11 :

      C’est surtout que Breccia, comme la plupart des grands dessinateurs argentins, (et comme la plupart des grands dessinateurs) savait composer une page, lui.

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    • Répondu par Jojo le 29 mars à  16:46 :

      Au contraire, le TL montre bien que Larcenet a inscrit son texte dans la page, il suffit de voir la construction de son storyboard. Je vais regarder cette émission pour me faire une idée, mais je pense plutôt que Larcenet est quelqu’un d’une grande rigueur, prêt a se remettre en question...

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      • Répondu le 29 mars à  17:25 :

        Larcenet ne boxe pas dans la même catégorie que Breccia, très loin s’en faut.

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      • Répondu le 29 mars à  17:30 :

        « Larcenet a inscrit son texte dans la page...Larcenet est quelqu’un d’une grande rigueur »

        Ce n’est pas ce qu’il dit lui-même de lui-même.

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        • Répondu par Jojo le 30 mars à  08:53 :

          Wahou, quel esprit critique... Votre source (France 5) est d’une grande justesse... D’ailleurs, le contexte du débat n’a aucune importance et les témoignages sont toujours d’une grande justesse... Mea Culpa... Breccia est un dieu sur Terre... C’est même le seul DIEU... Vous pourriez ouvrir une secte.

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          • Répondu le 2 avril à  20:26 :

            C’est pas un Dieu mais ouvrez n’importe quel livre de Breccia, par exemple l’extraordinaire Mort Cinder (Intégrale disponible chez Vertige Graphic) et comparez avec n’importe quel livre de Larcenet et vous comprendrez ce que je veux dire. C’est tout à l’honneur de Larcenet de se référer à ses artistes aussi importants, mais en l’occurence, il n’a pas les moyens de ses ambitions.

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  • oh lalà, que de polémique vaine et futile !
    J’ai confondu Donjon Monster et Parade, ok, je n’ai pas tous mes albums sous la main ! Mais je pense que tous les amateurs de Larcenet auront rectifié d’eux-mêmes ce lapsus écrit !
    La Route est sortie hier en librairie, je ne l’ai pas lue ni achetée (même pas vue, je ne vais pas chaque jour en librairie), je réagissais juste à la critique en disant en résumé que je préfèrais Larcenet drôle que sombre !
    C’est encore autorisé d’exprimer son opinion en 2024, quarante ans après le 1984 d’Orwell ? Ou vais je être déportée en camp de ré-éducation ? Si oui, je demande un avocat !
    Ce livre recueille de bonnes critiques et semble bien se vendre en librairies ! Tant mieux pour Manu !

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    • Répondu le 2 avril à  11:05 :

      « Quarante ans après le 1984 d’Orwell ? »

      En fait, Nineteen Eighty-Four a été publié en 1949…. C’est son adapation cinématographique réalisée par Michael Radford qui est sorti en 1984.

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      • Répondu le 2 avril à  20:52 :

        Non non, en 2024 nous sommes bien quarante ans après 1984 .

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        • Répondu par FloutchM le 3 avril à  20:15 :

          Non, non, 1984 d’Orwell est un roman publié en 1949.

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          • Répondu le 10 avril à  19:27 :

            1984 est une année située juste entre 1983 et 1985, bah oui.

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    • Répondu par PLeg le 4 avril à  12:17 :

      Bonjour,
      1984 (Nineteen Eighty-Four en anglais) est le plus célèbre roman de George Orwell, publié en 1949. 1984 (Nineteen Eighty-Four) est aussi un film britannique réalisé par Michael Radford, sorti en 1984, d’après le roman 1984 de George Orwell. Par ailleurs, je vous confirme que nous sommes en 2024, donc bien 40 ans après l’année 1984, année pendant laquelle il était déjà possible d’exprimer son opinion (du moins en France).

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      • Répondu par Lena M. le 7 avril à  16:55 :

        Merci Pleg, pour cet éclaircissement à l’attention des mal-comprenants (pour rester polie). Je parlais évidemment du titre de ce livre et non de l’année de sa rédaction. Car c’était un roman d’anticipation, écrit après la seconde guerre mondiale, mais toujours en vigueur dans certains pays ennemis de la démocratie (il ne s’agit PAS de la France dans mon esprit, où le gouvernement Macron, en majorité relative seulement à l’Assemblée Générale, doit affronter à la fois l’extrême droite et l’extrême gauche, mais aussi un Sénat marqué à droite)
        Maintenant, pour en revenir au coeur du sujet (La route par Larcenet), je suis retournée hier chez mon libraire qui m’a confirmé que le TT était épuisé, comme l’édition "normale "chez l"éditeur, tirée à 60 000 exemplaires. Dargaud va la réimprimer, ils n’avaient pas anticipé un tel succès. Le livre que j’ai feuillleté est superbe, Larcenet livre une vision d’auteur très sombre de ce roman déjà très noir. Pour ma part, j’estime que l’actualité est déjà assez sombre pour ne pas me pourrir davantage la vie avec un livre qui pourrait me rendre dépressive (je préfère l’humour et la légèreté ! Il y a déjà assez de gens malheureux).
        La presse est unanime, même le Monde s’est fendu d’une pleine page sur ce livre ! Sans doute le gros bestseller de ce premier semestre, donc !

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