« Réfléchis à ce que tu mets dans ta tête, parce que ça y restera pour toujours. », une citation qui pourrait être indiquée en préambule de cet ouvrage tant elle est juste. La Route de Manu Larcenet vous prend au cou et ne vous lâche pas. Sans compromis, sans biais, il transpose avec fidélité la violence et l’horreur de ce monde d’après, brûlé et annihilé.
Sur ce territoire dévasté, nous assistons à l’errance d’un père et de son fils. On ne sait pas qui ils sont, ni d’où ils viennent. Enveloppés dans des ensembles de fripes vétustes et délavées, ils poussent un caddie vers le sud. Au delà de ça, ils cherchent à survivre. Pétri par la peur, l’adulte pragmatique et l’enfant candide s’acharnent et avancent. Leurs regards même ne se croiseront que rarement du fait d’une mobilité permanente. L’adulte s’efforcera de mettre des œillères à l’enfant pour le préserver. De fait, cette bande dessinée porte une vision brutale, presque nihiliste.
Après une adaptation cinématographique lacunaire, mais honnête, du réalisateur John Hillcoat, on constate que rien ne peut vraiment être fait pour agrémenter le roman de McCarthy : sa puissance évocatoire se suffit à elle-même. Larcenet, qui, de son côté, préfère plutôt Jarmusch, nous prouve le contraire. Il parvient à restituer avec justesse et rigueur les grand enjeux du livre ; d’abord, par la relation entre les deux protagonistes principaux. Il amène discrètement et sans lourdeur la cosmogonie du roman en ne tombant jamais dans des stéréotypes éculés : on découvre sa route, sa terre brûlée.
Son trait, acerbe et dur, caractérise les personnages avec beaucoup de sens et confère à son environnement un côté hostile et inhospitalier. Se pose bien évidemment la question du gris, occurrence régulière du texte d’origine. Du fait d’incendies qui ont altéré irrévocablement l’écosystème, la cendre, et la boue sont des matières persistantes dans le roman. Les traiter en bande dessinée n’était pas chose facile. Pour ce faire, le dessinateur, plutôt que la bichromie, a privilégié l’usage de gris colorés, quatorze nuances au total. Celles-ci répondent à la fois aux contraintes environnementales du cadre, mais aussi aux différents registres de l’action. Cela donne un rendu de la matière et des textures remarquables. Si l’on se souvient de ses campagnes calmes et introspectives, on admirera également ses villes déconstruites, ainsi que ses caves cryptiques dans lesquelles plus rien n’existera jamais.
Bien qu’il y ait peu de dialogues, ceux-ci n’en sont pas moins marquants. La narration est maitrisée de bout en bout. Larcenet arrive justement à se réapproprier le récit sans jamais le trahir. D’apparence misanthrope et apathique, c’est dans ces sursauts de moralité et d’humanité que la fiction prend tout son sens. Le dessinateur les représente avec beaucoup de justesse et au bon moment. Les pièges d’une adaptation comme celle-ci sont légion : l’hyperbolisme, le sensationnalisme, la surenchère dans une iconographie glauque désabusée. Larcenet ne tombe toutefois dans aucun d’entre eux, les modestes libertés que s’accorde l’auteur sont toujours bienvenues. En particulier ce clin d’œil surprenant mais cohérent à L’Enfance de Sempé.
Un exercice audacieux finalement, relevé avec beaucoup d’exigence. Celui-ci a nécessité deux ans d’un travail acharné, mais très inspiré, pavé de doutes et d’interrogations. Mais au bout du compte, l’artiste est dans la note. Il a trouvé le ton, les idées et les astuces pour sublimer son matériel de base, l’altérer, et livrer une synthèse détonante et significative. Nul doute qu’elle saura provoquer des réminiscences plus ou moins désirables à tout inconditionnel de l’œuvre de McCarthy, et un vertige profond aux néophytes du roman.
(par François RISSEL)
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