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Peter de Sève (« L’Âge de glace ») : « New York est un endroit incroyablement riche pour un concepteur de personnages » [INTERVIEW]

Par Didier Pasamonik (L’Agence BD) le 7 octobre 2023                      Lien  
C’est un de plus beaux dessinateurs de l’époque. Il voulait devenir dessinateur de bande dessinée, mais c’est plutôt dans le domaine de l’album illustré, de la presse, en particulier pour le prestigieux New Yorker, et surtout du dessin animé où il est devenu une star avec L’Âge de glace. Nous profitons d’une exposition de ses œuvres à la galerie du Français Philippe Labaune à New York City pour lui poser quelques questions par mail.

Quelle est l’origine de votre nom ? Il semble qu’il soit d’origine française ?

Oui, selon ma compréhension limitée, les Sève ont été chassés de France en tant que Huguenots au XVe ou XVIe siècle et ont fui en Norvège, où mes ancêtres ont pris racine. Au tournant du siècle, mon arrière-arrière-grand-père, un capitaine de marine marchande norvégien, a trouvé son chemin jusqu’à New York Harbor et une auberge norvégienne, où il a rencontré sa future femme, mon arrière-arrière-grand-mère. Le reste, comme on dit, appartient à l’histoire.

Nous connaissons en France seulement quelques bouts de votre vaste travail dans l’animation, notamment le charac design de L’Âge de glace, Le Petit Prince…, à vos débuts Le Bossu de Notre-Dame, Ratatouille, Mulan, Tarzan, 1001 pattes, Le Monde de Nemo, Le Grinch, Robots,… mais nous en savons peu sur vous. Quelle est l’origine de votre carrière d’artiste ?

Eh bien, si nous voulons remonter très loin, je me souviens clairement avoir dessiné des super-héros et des vaisseaux spatiaux dès l’âge de sept ou huit ans. Je ne suis pas sûr de la manière dont j’ai été introduit dans le fantastique, mais j’ai de vagues souvenirs de ces choses qui étaient populaires au début des années 1960 (oui, je suis de cette époque). Des personnages comme Rat Fink de Big Daddy Roth et les modèles Weirdo inspirés de la culture surf. Ces choses étaient dans l’atmosphère dès mes premières années, mais les influences qui ont vraiment marqué mon esprit étaient les films d’horreur universels comme Frankenstein, Dracula, The Wolfman, etc. J’ADORAIS ça et j’étais même convaincu dans mes premières années d’adolescence que je voulais être acteur, mais seulement dans des films d’horreur. J’étais tellement amoureux de ces personnages que j’ai rempli chaque centimètre de deux longues étagères accrochées dans ma petite chambre avec les kits de modèles de monstres Aurora. Je reconnais que ce sont toutes des références extrêmement américaines, mais je réponds à votre question…

Quelle est votre origine culturelle ? Lisiez-vous des bandes dessinées ? Des bandes dessinées européennes ?

Oui, j’ai lu des bandes dessinées et beaucoup de livres de Fantasy et de SF également. Les bandes dessinées européennes n’étaient absolument pas dans mon radar et je suis assez sûr que même si elles l’étaient, ma disposition ne m’aurait pas permis d’embrasser une bande dessinée comme Tintin. Hergé était complètement sur la mauvaise fréquence pour un enfant américain nourri aux super-héros comme, de Creepy aux bandes dessinées d’EC Comics. (Non, je ne suis pas si vieux, mais dans mes dernières années d’adolescence, je suis devenu obsédé par n’importe quel titre EC que je pouvais obtenir, qu’il s’agisse d’éditions originales ou de réimpressions.)

Peter de Sève (« L'Âge de glace ») : « New York est un endroit incroyablement riche pour un concepteur de personnages » [INTERVIEW]
© Marvel
Une couverture de Frank Frazetta pour Creepy
© Creepy

Avez-vous envisagé de faire carrière dans la bande dessinée ?

Oui, en fait, j’étais absolument convaincu que je serais dessinateur de bandes dessinées et je le disais à tout le monde. Le problème, c’est que j’avais la faculté d’attention d’une mouche et que je ne pouvais même pas dessiner plus d’une ou deux pages sans m’ennuyer rapidement. La réalité de ce manque de concentration m’a très probablement poussé vers le travail d’illustration pour la presse.

En passant, comme je sens que vous allez rapidement me questionner sur mon travail dans l’animation, je sauterais un chapitre important de ma carrière si je ne mentionnais pas mon travail en tant qu’illustrateur pour l’édition. Comme je l’ai mentionné, tout au long du lycée, j’étais sûr que j’allais faire des bandes dessinées, même pendant mes premiers mois à la Parsons School of Design de New York. C’est là que, comme étudiant illustrateur que j’ai été confronté davantage au travail d’illustrateurs de livres comme Brad Holland et Edward Sorel, que j’ai développé mon intérêt pour la résolution de problèmes d’illustration. Lorsque vous illustrez un article quelconque, généralement avec une seule illustration, vous devez vous entraîner à trouver quelque chose de concis, mais aussi d’astucieux et le faire très, très rapidement, souvent du jour au lendemain. C’est ainsi que j’ai passé presque les quinze premières années de ma carrière de dessinateur. C’était épuisant, mais j’adorais le défi constant que cela représentait.

Comment êtes-vous entré dans l’industrie de l’animation ?

Ainsi que je vous l’ai raconté, la première partie de ma carrière consistait non seulement à travailler pour la presse, mais aussi à concevoir des couvertures de livres. J’ai découvert assez tôt que je prenais beaucoup plus de plaisir à réaliser une tâche si je pouvais en quelque sorte la transformer en quelque chose que j’aimerais dessiner. Si j’avais à illustrer un article ennuyeux dans une revue de business, j’essayais d’utiliser un mythe ou un conte de fées en guise de métaphore visuelle. Et bien sûr, s’il y avait la possibilité de placer une bestiole, j’en saisissais l’occasion…

À un moment donné, vers 1990, j’ai été approché par une société appelée Rabbit Ears Productions, qui éditait une collection de contes de fées illustrés par les illustrateurs les plus réputés de l’époque. Cette société ne publiait ni des livres ni des films d’animation, mais quelque chose d’intermédiaire. L’artiste devait créer plus de 100 dessins pour animer une sorte d’animatique - des images statiques sur lesquelles la caméra se déplaçait, passant d’une image à l’autre en fondu enchaîné, tandis que la voix d’un acteur célèbre narrait la chose. Une musique spécialement commandée pour la circonstance, achevait d’offrir un produit assez convaincant.

L’Âge de Glace
DR

Mon histoire s’intitulait Finn McCoul, et parlait d’un géant irlandais qui, avec l’aide de sa femme, fuyait un autre géant encore plus énorme que lui et qui lui cherchait des bricoles. Le projet m’a obligé à créer des personnages que je pouvais dessiner de manière cohérente sous tous les angles, exactement comme pour le model sheet d’un film d’animation ! Peu de temps après la sortie de Finn McCoul, un producteur de Disney m’a appelé et m’a invité à travailler sur Le Bossu de Notre-Dame. Je n’ai jamais cessé de travailler pour l’animation depuis lors.

Le Petit Prince
© Gallimard / Peter de Sève
Le Bossu de Notre-Dame vu par Peter de Sève
© Peter de Sève

Votre art est hautement virtuose. Si quelqu’un disait que vous êtes un héritier d’Arthur Rackham, de Norman Rockwell voire d’André Franquin, cela vous dérange-t-il ? Ces trois artistes vous ont-ils influencé ? Dans quelle mesure ?

Je ne passerai pas outre le mot « virtuose » sans vous dire merci ! En ce qui concerne mon cousinage avec Rackham, Rockwell et Franquin, je prends cela comme un énorme compliment. Rackham a été une énorme influence pour moi depuis que j’ai découvert son travail au lycée. J’ai passé énormément de temps à essayer d’absorber ce que je pouvais de sa capacité à exagérer les choses tout en dépeignant de manière réaliste les personnages. Et sa technique à l’aquarelle et à l’encre reste encore une source d’inspiration pour moi aujourd’hui.

En ce qui concerne l’emphase humoristique, je peux en dire autant de certaines œuvres de Rockwell. Bien qu’il ait travaillé à partir de photographies, ses meilleures images font part d’une sensibilité dans l’art de la caricature qui leur confèrent un "cœur" qu’elles n’auraient pas si elles étaient rendues de manière servile. Plus important encore, Rockwell était un brillant narrateur visuel. Il m’a aidé à apprendre comment diriger le regard du spectateur là où je voulais qu’il aille. Il avait aussi une classe magistrale dans sa manière d’appréhender que ce qui était absolument nécessaire pour raconter son histoire : chaque accessoire, jusqu’aux chaussures, vous dit quelque chose de crucial sur le personnage.

Franquin, je dois l’admettre, est le parent le plus éloigné des trois. En fait, je l’ai probablement découvert seulement au cours des 10 ou 15 dernières années. Pour être parfaitement honnête, son art de la bande dessinée en tant que tel ne me parle pas vraiment (je sais, gasp !, vos lecteurs vont me détester). Mais j’aime ses esquisses relâchées, j’en ai une collection quelque part, leur folie frappe juste le point qui me touche.

Mais puisque nous parlons de dessinateurs français, je tiens à mentionner à quel point j’adore le travail de Gus Bofa. Il a été une découverte relativement récente pour moi (un ami parisien, Gérald Guerlais, m’a fait connaître son travail). Il est devenu une référence pour moi et j’ai même acquis plusieurs de ses dessins originaux.

Lorsque nous voyons vos croquis vibrants et la façon dont ils sont transformés à l’écran, façonnés par "l’industrie", cela vous déçoit-il ?

Ha ha ! Vous me prenez à témoin ! Mais oui, la plupart du temps, je suis déçu. Plus que jamais à mesure que le temps passe. Quand j’ai commencé dans l’animation, j’avais l’impression d’avoir été invité chez Disney et Dreamworks, etc., presque à contrecœur. Voici cet illustrateur de New York qui n’avait jamais travaillé pour l’animation concevoir des personnages qu’il leur fallait animer, c’était presque contre nature ! Mais je pense que j’ai été invité, tout comme mon bon ami Carter Goodrich, parce que nous apportions quelque chose d’inhabituel dans le jeu.
Permettez-moi d’insister : je ne jette aucune espèce d’opprobe sur les brillants et admirables artistes de Disney, mais ils ont été absolument formés dans l’esthétique Disney et je pense que nous avons apporté quelque chose d’un peu inattendu pour eux.

Recherches pour Nemo
© Peter de Sève

Cela dit, mon propre travail a été largement ignoré dans Le Bossu de Notre-Dame, bien que j’aie eu davantage de visibilité pour Mulan, 1001 pattes et Le Monde de Nemo. Néanmoins, mes designs étaient pris surtout comme des suggestions jusqu’à ce que Blue Sky Studios m’appelle et m’invite à travailler sur L’Âge de glace.

Blue Sky était un petit studio à Westchester (New York !) et n’avait jamais réalisé de long métrage d’animation auparavant. C’est une histoire longue, mais en bref, ils ont construit leur activité au fur et à mesure et n’avaient pas d’a priori en ce qui concerne la conception de personnages et leur utilisation. En conséquence, je me suis naturellement intégré dans l’équipe et j’avais mon mot à dire sur chaque nez, langue et queue de chaque personnage. De plus, mes idées étaient chaleureusement accueillies par tous les départements de la production, du storyboard à la modélisation, en passant par l’animation, les décors, les costumes, les matériaux, jusqu’au design de la fourrure !

Etude pour Le Grinch
© Peter de Sève

C’était une période merveilleuse passée à travailler avec des gens merveilleux et talentueux. Certes, les versions animées de mes personnages n’étaient pas exactement telles que je les avais dessinées, mais elles ne pouvaient jamais l’être, certainement pas avec la technologie de l’époque. Et rappelez-vous, c’étaient les débuts de la "Computer-Generated Imagery", l’animation par ordinateur. Pourtant, les personnages finis ressemblaient à mes dessins, pour une fois, et voir Sid et Scrat prendre vie a été une expérience incroyable que je n’ai jamais revécue depuis.

De nos jours, les studios semblent plus que jamais compter sur leurs artistes internes, et bien que je sois toujours très occupé, ils ne veulent jamais aller fidèlement jusqu’au bout des dessins produits. Ils finissent par me dire au revoir après quelques discussions, puis ils polissent mes créations à mort jusqu’au moment où ils arrivent à l’écran.

Votre technique semble être traditionnelle (gouache, etc.). Est-elle entièrement numérique ou est-ce plutôt un mélange de traditionnel et de numérique ?

Ma technique est entièrement traditionnelle ! Les œuvres en couleurs sont principalement de l’aquarelle, de la gouache et de l’encre sur papier aquarelle. Mes dessins sont réalisés avec une sorte de crayon à la cire sur du velin en polypropylène très lisse de la marque Denril (il semble qu’ils viennent récemment de cesser de produire !).

La palette -réelle- de Peter de Sève
Photo DR

Vous avez un talent incroyable pour dessiner des animaux. D’où cela vous vient-il ?

J’ai toujours été un peu obsédé par les animaux. J’adoptais toutes les créatures que ma mère autorisait à laisser entrer dans la maison et j’ai même travaillé pour une animalerie pendant quelques années dans mon adolescence. Les animaux sont incroyablement expressifs et la variation de leurs visages et de la forme de leurs corps est infinie. Je pense que l’on peut s’inspirer beaucoup auprès des animaus pour caricaturer l’être humain. Nous avons tous vu des serpents qui rampent, des souris nerveuses et des singes brutaux. Lorsque vous transposez ce genre de caractéristiques sur un être humain, votre travail est pratiquement terminé !

Parlons de vos magnifiques couvertures pour la presse. Comment trouvez-vous l’inspiration pour votre travail au New Yorker ?

J’habite à Brooklyn et je ne plaisante pas lorsque je dis que la plupart de mes illustrations de couverture se déroulent à quelques pâtés de maisons de chez moi. New York est un endroit incroyablement riche pour un concepteur de personnages. Vous ne pouvez pas inventer les physiques, les attitudes ou les vêtements que les gens qui se trimballent dans la rue affichent, vous serez toujours en deçà de la réalité !

Une couverture pour le New Yorker

Votre éditeur, et en particulier la directrice artistique (d’origine française, elle est l’épouse d’Art Spiegelman) Françoise Mouly sont-ils très directifs quand ils vous commandent un dessin ?

Non, je reçois très peu de directives de Françoise. Autrement dit, elle ne m’attribue jamais un sujet, ou alors très rarement. Je lui envoie simplement des idées que je pense valoir la peine d’être prises en considération. Ensuite, elle prend ce qui lui convient et les présente à David Remnick, qui fait généralement la moue. Mais il nous arrive d’être d’accord !

Votre livre Local Fauna dort en novembre aux États-Unis chez Abrams. Sera-t-il publié en français ?

De ce que j’en sais, il n’est pas prévu pour l’instant d’édition française. Cependant, sa distribution est mondiale. Il sera facilement disponible en Europe.

Local Fauna de Peter de Sève chez Abrams

Bill Watterson, l’auteur de Calvin & Hobbes, a écrit l’entretien en avant-propos de votre livre. Vous connaissez-vous bien ?

Bill et moi sommes devenus de bons amis au cours des dernières années et je suis ravi de le considérer comme un ami. Je suis également extrêmement reconnaissant qu’il ait accepté de faire l’entretien avec moi dans Local Fauna. Nous nous sommes bien amusés, mais c’était aussi un excellent moyen de mieux nous connaître en en apprenant les uns sur les autres, sur nos origines, nos premières influences, nos goûts et nos dégoûts. C’était à la fois amusant et fascinant en même temps.

Quels sont les artistes qui vous inspirent actuellement et vous procurent le plus de plaisir ?

Comme je l’ai mentionné ci-dessus, Bofa est une référence pour moi. J’aime à quel point son travail peut être sans complexe, tout en étant gestuel, sombre et drôle à la fois. J’ai des favoris perpétuels comme Arthur Rackham, Ronald Searle et même certains Frazetta. Mais il y a tellement d’artistes qui m’inspirent, voici ceux qui me viennent à l’esprit : Rodin, T.S. Sullivant, Carter Goodrich, Mike Mignola, Hermann Vogel, Odilon Redon, Kathe Kollwitz, Henri de Toulouse-Lautrec, Carlos Nine… Et bien sûr, Gus Bofa, mais je suis sûr que lors d’un prochain entretien, je vous proposerai une toute autre liste !

Couverture du New Yorker
© Peter de Sève

Un dernier mot ?

Au fur et à mesure que je répondais à vos questions, je cherchais une occasion de mentionner quelque chose qui m’enthousiasme beaucoup, mais comme je n’en ai pas vu l’opportunité, je me permets de la glisser ici.

Voici quelques jours a eu lieu le vernissage de ma rétrospective personnelle à la Philippe Labaune Gallery à New York. Je ne peux pas vous dire à quel point je suis heureux du résultat et du magnifique travail que Philippe et son équipe ont fait pour organiser et accrocher l’exposition. Si vous souhaitez obtenir plus d’informations sur l’exposition, adressez-vous directement à lui. Il est français ! Si vous êtes en Europe et que vous souhaitez acheter ou commander une copie de Local Fauna, l’Art de Peter de Sève, vous pouvez en trouver une à la Galerie Un Jour, Une illustration à Paris

Exposition rétrospective Peter de Sève à la Philippe Labeune Gallery de New-York
Photo DR

(par Didier Pasamonik (L’Agence BD))

Cet article reste la propriété de son auteur et ne peut être reproduit sans son autorisation.

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Code EAN : 9781419768064

Propos recueillis par Didier Pasamonik. Merci à Peter et à la galerie Philippe Labaune, New York City.

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