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RUN ("Mutafukaz") : « Tout le monde peut s’identifier à mes héros, ils sont en marge graphique »

Par Thomas Berthelon le 10 avril 2013                      Lien  
Créateur de l'excellente série anti-conventionnelle "Mutafukaz" dont le tome 4 est sorti en début d'année, RUN mélange les styles graphiques avec passion et énergie. Également directeur de collection chez l'éditeur Ankama, il a fondé le label 619, et co-créé la série "DoggyBags", tout en supervisant un film d'animation sur sa série phare. Rencontre et bilan.

Vous êtiez un petit rookie lorsque vous avez créé le 1er tome de Mutafukaz, maintenant que vous êtes un boss de fin de niveau, quel regard portez-vous sur votre série ? Et osons même un gros mot : êtes-vous... satisfait ?

J’étais un rookie lorsque j’ai commencé le tome 1, je suis toujours un rookie, peut-être un peu plus vieux. Je suis assez content de ce tome 4, oui, parce que j’ai pu revenir aux origines. Et le fait d’avoir beaucoup partagé avec tout le crew du label 619, Florent Maudoux, Blacky..., m’a redonné la flamme pour dessiner. Donc je suis assez content de la progression graphique que j’ai pu suivre ainsi que pour la narration. Oui, je suis content de ce tome 4.

Vous êtes une sorte de DJ jonglant avec les styles graphiques... Pensez-vous avoir inventé un nouveau genre avec cette série ?

Je ne pense pas avoir inventé un nouveau genre dans le sens où tout cela n’est pas conscient, je fais cela pour ne pas m’ennuyer et pour ne pas ennuyer le lecteur surtout. Je suis conscient de mes faiblesses en terme graphique et du coup, c’est aussi une manière d’expérimenter de nouvelles choses, de trouver ma voie, et comme je vous disais, de ne pas devenir soporifique dans la façon de raconter l’histoire. Par contre, quand je fais des ruptures graphiques, ce n’est jamais gratuit, il y a toujours une cohérence derrière.

Est-ce aussi parce que vous n’avez pas les bollocks d’assumer un album entier dans le même style graphique ?

Non, parce que je crois qu’il faut avoir encore plus de bollocks pour travailler comme cela, finalement (rires). Concernant le style de cette bande dessinée, quand c’est trop éclectique au sein du même album, c’est plutôt casse-gueule commercialement. Mais c’est mon tempérament, je suis aussi comme cela dans mon style, ma façon de vivre, mes fringues... Je passe facilement d’un extrême à l’autre.

RUN ("Mutafukaz") : « Tout le monde peut s'identifier à mes héros, ils sont en marge graphique »
Un extrait de "Mutafukaz T4"
©RUN/Ankama Editions

Vous nous confiez en 2008 que vous ne vous sentiez pas dessinateur dans l’âme. Après quatre tomes et demi, cela a changé ?

Pas du tout, c’est toujours la même chose ! (rires) Je me sens parfois un peu plus à l’aise. Mais plus metteur en scène, raconteur d’histoires dans l’âme que dessinateur, c’est clair et net, et cela le sera toujours.

La couverture de "Mutafukaz T4"
©RUN/Ankama Editions

Vous avez aussi initié plusieurs collaborations via votre label 619, ou sur votre propre série. Vous avez aussi une âme de coach ?

Oui, un peu. Marie, notre attachée de presse, m’appelle RUN-sensei. On dit souvent de moi que je suis un peu comme une sorte de grand frère, cela me convient tout à fait. Alors oui, je suis directeur de collection, j’édite les bouquins, j’aide les auteurs à donner le meilleur d’eux-mêmes. Oui, on peut dire que c’est une forme de coaching, presque sportif. Mais pour arriver à ce résultat, j’ai vraiment besoin d’aimer les gens avec qui je travaille. Ils deviennent tous des amis, et du coup cela devient très simple. Nous avons un côté clan, un côté famille que je ressens personnellement, je crois que les autres auteurs du label 619 le ressentent aussi. Cela nous permet à tous d’être les plus généreux possibles dans ce que nous faisons, et de nous amuser tous ensemble.

Vous vous recentrez sur Dark Meat City dans le tome 3 de Mutafukaz. Pourquoi avoir laissé vos héros sur le côté de la route ?

Parce que tout simplement, je ne veux pas être là ou on m’attend, et l’intrigue des tomes suivants nécessitaient que je me penche plus sur la ville, sur les gangs, sur ce qui est en train de se passer "politiquement". Je gardais donc le petit nombril de Vinz et Angelino dans un coin de ma tête, ils vivaient leur aventure de leur côté, mais c’était le moment de se pencher un peu plus sur le background à proprement parler, et d’aller voir comment les autres personnages vivaient la situation dans laquelle la ville était plongée. Je trouvais intéressant de les mettre entre parenthèses pour mieux revenir sur eux par la suite, en l’occurrence le tome 4 où on se reconcentre beaucoup plus sur les personnages principaux, et je pense que c’est avec un grand plaisir que les lecteurs vont redécouvrir Vinz, Angelino et Willy, et la relation bizarre qu’ils peuvent parfois avoir ensemble.

Un extrait de "Mutafukaz T4"
©RUN/Ankama Editions

La ville en plein chaos du tome 3 était-elle une référence au comics DMZ ?

Alors, souvent, quand j’allais en librairie pour des dédicaces, on me disait : "Comment, tu ne connais pas DMZ ? C’est génial !" J’ai essayé de lire un tome, je trouve cela vraiment bidon, je n’aime pas du tout. Chaque fois que je dis ça, les gens montent sur leurs grands chevaux en répondant : "Quoi ?" Mais ce n’est pas du tout le genre de BD qui me plaît, et encore moins qui m’inspire. Maintenant je respecte le mec et son travail, il n’y a pas de problème.

Dans Mutafukaz, vous invitez les références à Los Angeles, les gangs, le soleil, les latinos... Mais vous laissez Hollywood de côté, pourquoi ?

Parce que pour moi, Dark Meat City n’est pas Los Angeles, qui est effectivement la ville d’ombres et de lumières. Il y a l’ombre pour ses gangs, sa violence outrancière, et il y a le côté lumière avec Hollywood, les strass, les paillettes. Mais pour Dark Meat City, ce côté-là ne m’intéressait pas. C’était beaucoup trop complexe de prendre comme référence Los Angeles dans son entièreté, pour l’univers de Mutafukaz, il y aurait eu beaucoup trop de choses à raconter, sur Hollywood, sur le fait que les starlettes cherchent leur moment de célébrité, sur la Porn Valley. En plus, je ne baigne pas là-dedans, j’ai occulté ce côté-là, comme le côté surf, et beaucoup de choses finalement, pour me concentrer sur le côté le plus sombre, le plus crasseux de la ville. Ce qui m’intéresse dans Los Angeles, c’est que c’est une ville quasi fictive, c’est du vent, une ville qui s’étend à perte de vue, bâtie sur un désert, découpée en une multitude de quartiers ethniques, avec des discrimination pas uniquement raciales, mais aussi sociales. Los Angeles donne l’air d’être une ville cosmopolite de l’extérieur, mais quand on y vit, c’est une ville ghetto, les communautés sont parquées. Dans Mutafukaz, je voulais introduire deux ou trois personnages singuliers, graphiquement en marge, pour voir comment ils s’en sortent dans une ville segmentée, où toutes les communautés s’identifient selon des codes particuliers.

Un extrait de "Mutafukaz T3"
©RUN/Ankama Editions

Oui, nous avons un héros en anti-matière, un Ghost Rider en "Super déformé", et une chauve-souris...

J’ai toujours eu un problème avec les pseudo-héros, comme le gendre idéal qui va sauver le monde. Le but était de trouver, dans cet univers complètement hermétique, cloisonné, des personnages sympathiques, avec lesquels on peut un minimum s’identifier. Avant, les éditeurs me disaient : "Le problème avec ton personnage Angelino, c’est que personne ne peut s’identifier à lui". Moi, je trouve que c’est tout le contraire, tout le monde peut s’identifier à Angelino, à Vinz, ou à Willy.

Oui, tout le monde a eu des bagues aux dents...

Tout le monde a eu des bagues aux dents, ou bien des flammes sur la tête (rires) Je pense que c’est plus facile de s’identifier à ces trois losers, qu’au reste des personnages qu’il y a dans la ville. Donc le fait de les dessiner en marge graphique, était une manière pour moi de les rendre plus sympathiques, parce que tous les autres, dans la ville, ne le sont pas du tout.

Un extrait du segment "The Border" de "DoggyBags T2"
©RUN/Ankama Editions

À l’époque où vous dessiniez le tome 3, vous nous aviez dit que vous aviez fait passer Angelino par la même crise existentielle que vous. Vous en parlez dans l’album d’ailleurs...

Je suis passé par ce qui arrive à plein de gens, des difficultés au quotidien, du surmenage... Je m’en suis servi pour mes personnages, je ne voulais pas qu’on s’attende qu’Angelino massacre à tour de bras, cela ne m’intéressait pas d’aller tout de suite là-dedans. Quand ce personnage apprend ce qu’il apprend dans le tome 3, c’est normal qu’il passe par une crise d’anxiété, il doit digérer ce qu’il prend dans la gueule. C’est plus intéressant que si le personnage passait à travers tout et ne manifestait aucune émotion.

La page de présentation du segment "The Border" de "DoggyBags T2"
©RUN/Ankama Editions

Un petit bilan de votre label 619 : d’après les projets que vous recevez, l’état de la production en France correspond-elle à l’idée que vous vous en faisiez ?

Je suis surtout étonné de voir tant de gens envoyer des projets de mauvaise qualité, en pensant qu’ils feront l’affaire pour une publication professionnelle. Je ne sais pas quel âge ont les auteurs, je me dis des fois : "Ce n’est pas sérieux !" On dirait des collégiens. Avant, il fallait partir avec son carton à dessin, rencontrer les éditeurs en vrai. De nos jours, Internet aide beaucoup à franchir le pas. Nous recevons énormément de projets de niveau amateur, et je ne parle même pas du dessin, je me demande parfois si ce ne sont pas des élèves de primaire ! Maintenant, je ne me base pas sur les projets que je reçois pour dresser un bilan de la production de bande dessinée franco-belge, pour s’en rendre compte, il vaut mieux aller dans une librairie.

Sinon, vous êtes au centre d’une arlésienne... Où en est la production du film Mutafukaz ? Nous allons finir par croire que ce projet n’existe pas.

Peut-être qu’il n’existe pas, en fait ! (rires) J’ai d’ailleurs le pilote avec moi sur ma tablette numérique. Nous sommes en France, et c’est compliqué de produire un dessin animé, ce secteur est encore très apparenté à un public enfant. C’est très difficile de trouver des partenaires qui comprennent ce que nous faisons et qui marchent à 100%. Des ébauches ont été produites, Les Lascars ont été une réussite il y a deux ou trois ans. Pour Mutafukaz, il faut trouver les bonnes personnes, les distributeurs, les diffuseurs. Nous pourrions produire ce projet dans notre cave, avec un super niveau, sans qu’il ne sorte jamais nulle part. Ce n’est malheureusement pas moi qui décide si cela doit passer ou pas au cinéma. Des gens importants sont payés pour cela, ils investissent de l’argent, et c’est normal que cela soit rentable. Ce projet prendra le temps qu’il faudra, j’espère que cela sortira un jour, en tout cas pour l’instant, cela m’a l’air bien parti. Nous croisons les doigts, cela fait quand même deux ans que nous travaillons dessus, donc cela ne sortira pas tout de suite.

Propos recueillis par Thomas Berthelon.

(par Thomas Berthelon)

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