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Robin Walter : « La transmission de la mémoire peut également se faire à travers la BD. »

Par François Boudet le 1er février 2012                      Lien  
En novembre 2010, [nous avions déjà interrogé Robin Walter->http://www.actuabd.com/Robin-Walter-L-emotion-je-l-ai] à l’occasion de la sortie de la première partie de {KZ DORA}, sa bande dessinée relative à la déportation de son grand-père résistant dans ce terrible camp de concentration. Nous revenons aujourd’hui vers lui pour la sortie du deuxième tome de ce diptyque publié chez Des ronds dans l’O.

À la fin du premier tome, nous avions laissé les protagonistes en partance pour le camp de Dora… Cette fois-ci, ils y sont ; l’album commence avec leur arrivée dans le camp… C’est une histoire dure…

Le premier tome présente en effet les personnages et explique leurs parcours qui convergent tous vers Dora. On y découvre les origines du camp, liées aux V1 et V2, les armes secrètes d’Hitler. Le second volet, s’il commence par la chanson de Trenet, « ‘y a de la joie » qu’entonne le scientifique allemand, c’est pour mieux contraster avec la suite. Car dès la seconde page on entre dans le vif du sujet, Dora est présenté aux déportés qui arrivent sur les lieux. Cette période au camp, chacun des cinq protagonistes va la vivre différemment.

Nous voyons comment les déportés tentent de survivre dans cet enfer… et comment, également, ils continuent de résister malgré leurs conditions…

Dans de telles conditions d’internement, il n’est évidemment plus question de bien vivre, mais de survivre. Survivre semble être un réflexe humain. Il n’y a rien d’extraordinaire à vouloir survivre, me semble-t-il. Ce qui l’est davantage, c’est de réussir ! Il fallait déjà avoir une santé de fer ! Les maladies étaient nombreuses, les soins quasi inexistants, et compte tenu de l’extrême faiblesse physique à laquelle les Allemands réduisaient les déportés, la mort était partout...

Dans ce tome 2, je tente de raconter le quotidien des prisonniers, d’expliquer comment ils se débrouillaient, comment ils rusaient… Mais beaucoup de choses leur échappaient. Ils ne pouvaient pas prévoir, par exemple, le fait que le SS qu’ils allaient croiser était mal luné ce jour-là. La chance est un élément terriblement important dans la plupart des récits des déportés. Dans ces conditions, il est d’autant plus remarquable d’avoir observé, chez certains, cette volonté de nuire à l’oppresseur. Ceux qui tentaient de saboter les fusées connaissant très bien les risques encourus et assistaient eux-mêmes à des exécutions. Les morts ont été si nombreux. Stéphane Hessel, déporté lui aussi à Dora, souligne d’ailleurs le côté miraculeux d’y survivre, en commençant la préface du premier tome ainsi : « Pierre Walter a réussi à survivre ! Formidable ! C’était vraiment très dur ! »

Robin Walter : « La transmission de la mémoire peut également se faire à travers la BD. »
Couverture du tome 2

Tous ceux qui ont réussi, à survivre et surtout à saboter l’avance des travaux de ces fusées, ont été des « héros »… S’ils n’avaient pas retardé les travaux, s’ils n’avaient pas résisté encore…, peut-être que, Hitler ayant eu ses nouvelles armes, la guerre aurait continué ?

Tous semblent avoir été accueillis en héros. Certains ne l’ont pas très bien vécu, ayant l’impression de n’avoir fait que survivre, et parfois, pour cela, d’avoir eu recours à des actions de vol, menaces, agressions physiques ou morales… Cela peut expliquer que certains se soient murés dans le silence. Pour en revenir aux actes de résistance des déportés au sein de Dora, je ne crois pas qu’ils aient ralenti considérablement la production. Pas assez pour avoir une influence sur le cours de la guerre. Les V1 et V2 ont été utilisées pendant la guerre, notamment pour bombarder Londres, mais bien trop tardivement et en nombre anecdotique. Hitler, un peu naïvement, considérait cependant ses bombes volantes comme un dernier espoir de renverser le cours des événements. Il a donc manqué au V2, du temps, de la main d’œuvre et des moyens pour avoir un réel impact sur la Seconde Guerre mondiale.

Arrivée des prisonniers au camp de Dora...
© Des ronds dans l’O

Pour l’anecdote, Hergé s’est inspiré du design du V2 pour faire la fusée de Tintin…

Hergé a raconté les aventures lunaires de Tintin au tout début des années 1950, soit quasiment à la sortie de la guerre, une quinzaine d’années avant les premiers pas de l’Homme sur la Lune ! À ce moment là, l’image de la fusée, c’était celle des Allemands, la V2. Les tunnels de Dora sont bien liés à l’origine de l’aérospatiale, c’est un fait. Est-ce qu’Hergé en était déjà conscient ? Je pense seulement qu’il recherchait de la doc pour sa BD. Quand on dessine de la science-fiction, on se documente néanmoins énormément. Mais même si c’était certainement inconscient, il faut reconnaître qu’il a été visionnaire puisque Von Braun, le créateur de la fusée V2, est le même Von Braun qui a ensuite envoyé les Américains sur la Lune.

Vous abordez dans KZ DORA le thème de la religion qui a aidé certains des déportés que vous décrivez.

Je pense que chacun tentait de se raccrocher à quelque chose. À un espoir, à une lueur. Dans les écrits de mon grand-père, la foi est une thématique très présente et j’ai voulu tenter de la retranscrire. Et puis, de par mon éducation protestante, c’est quelque chose qui m’importe aussi. Mes deux déportés ont une approche très différente de la foi. L’un la découvre, l’autre semble la délaisser. Pour retracer l’histoire de mon grand-père, j’ai eu besoin d’Émile et de Paul. Le second a le parcours de mon grand-père dans le premier tome, mais par la suite, il aurait davantage vécu l’aventure d’Émile. KZ Dora n’est pas une simple biographie de Pierre Walter, mon grand-père. C’est avant tout l’histoire du camp. Pour mieux discerner la personne qu’il était, il faut lire les derniers mots de ses mémoires de déportation, dont on a retranscrit une partie en fin d’ouvrage : « Il vaut mieux pardonner ».

Vous expliquez que les scientifiques allemands - dont Von Braun - ont été récupérés à la fin de la guerre par les grandes puissances (Amérique, France, Russie)… Le prix pour envoyer un homme sur la Lune a été très cher payé…

Quand j’ai découvert ce qu’était le fameux camp où mon grand-père avait été déporté, que j’ai compris les raisons de l’existence de Dora, j’ai été extrêmement dérangé, et le mot est faible, de savoir que de nombreux scientifiques allemands, qui avaient travaillé sur les V2 et V1 durant la guerre, et qui connaissaient pertinemment les conditions inhumaines dans lesquelles les ouvriers étaient traités, avaient pu avoir une vie tout à fait normale, pleine de reconnaissance pour certains...

Le cas le plus important est évidemment celui de Von Braun, Officier SS, responsable du projet des V2, qui s’est retrouvé à la tête du projet envoyant les Américains sur la Lune.

Les grandes puissances sorties vainqueurs de la Seconde Guerre mondiale, qui avaient tous récupéré des scientifiques allemands, n’avaient aucun intérêt à sortir de l’ombre l’histoire du camp de Dora. Il ne fallait pas abîmer l’image de leurs nouveaux héros ! Imaginez dans les années 1970, et même1980, le supplice de tous ces gens ayant souffert directement ou indirectement de la déportation à Dora, qui voyaient à la télévision ou lisaient ces reportages sur les origines de la conquête spatiale, qui ne mentionnaient en aucun cas ce qu’était réellement Dora. Un camarade de mon grand-père, déporté à Dora lui aussi, avait envoyé une lettre tout à fait cordiale, à Von Braun, à la Nasa, suite à un reportage télévisé. Ce dernier lui a répondu (ou une secrétaire plus certainement) qu’il ne connaissait pas les conditions dans lesquelles les déportés avaient dû travailler... On sait aujourd’hui qu’il mentait. Certains déportés que j’ai rencontrés ont même affirmé l’avoir croisé dans le tunnel de Dora. Von Braun est décédé à la fin des années 1970...

Les Français, eux, ont récupéré des scientifiques qui ont fait le programme Ariane. Pensez-vous que l’histoire de Dora soit mieux connue aujourd’hui et est-ce pour ce « devoir de mémoire » que vous avez réalisé cet album ?

S’il est certain que l’histoire de Dora est mieux connue aujourd’hui qu’au début des années 1980 par exemple, force est de constater que ma BD permet d’en éclairer encore certains. De temps en temps, je rencontre sur les festivals des gens faisant le lien entre Dora et Von Braun, entre Dora et les Américains, mais rares sont ceux qui savent que la science aérospatiale des Allemands a également profité aux Russes ou aux Français. Beaucoup de savants ont ainsi été récupérés par nos soins et ont participé à l’aventure Ariane, à travers les différents autres programmes qui l’ont précédée (Véronique, Diamant…). Ce serait d’ailleurs naïf de notre part que de croire qu’il n’y avait qu’aux États-Unis que les considérations politiques prenaient le pas sur les considérations morales.

C’est lorsque je me suis penché sur l’histoire de la déportation de mon grand-père que j’ai découvert Dora. À la base du projet, c’est l’histoire de mon grand-père. Mais j’ai vite réalisé que ma BD servirait la mémoire de Dora, et qu’elle était d’autant plus nécessaire qu’aucune œuvre de fiction n’avait vu le jour sur ce thème précis.

Le second tome a mis un peu plus d’un an à sortir. Êtes-vous satisfait du résultat ?

Un peu plus d’un an sépare la sortie des deux livres. Mais au regard des 80 planches de chaque tome, cela n’a rien d’incroyable me semble t-il. J’ai d’ailleurs mis moins de temps à dessiner la seconde partie. J’ai progressé en qualité de dessin et aussi en productivité. Comparé au premier, je suis plutôt satisfait. J’ai le sentiment de m’être affirmé dans mon découpage. Je suis conscient de certaines lacunes, dans le dessin, dans l’encrage... Ce serait dramatique si je n’avais déjà plus de points sur lesquels progresser !

À l’occasion de la sortie du premier volume nous vous avions interrogé sur la réaction des lecteurs, mais il était encore trop tôt. Aujourd’hui, pouvez-vous nous dire quelle est la réaction du public et si le livre vous a permis un dialogue avec vos lecteurs ?

J’ai en effet fait de nombreux festivals de BD tout au long de l’année et fait de belles rencontres. Il est toujours passionnant de discuter avec les férus d’histoire (et de BD, puisqu’ils fréquentent les salons), et toujours touchant de voir certaines personnes directement concernées par la déportation, ayant un proche victime de la barbarie nazie. Certains salons ont même organisé une table ronde sur le sujet. Je suis aussi allé dans certains établissements scolaires, pour présenter ma BD, parler de la déportation, de Dora...

Pour les enseignants, c’est une alternative au témoignage direct d’anciens déportés, qui sont malheureusement de moins en moins nombreux. De belles expériences à chaque fois. À noter que j’ai eu l’occasion de rencontrer plusieurs visiteurs allemands sur les festivals, et qu’à chaque fois, leur réaction était la même. Ils sont gênés, ils s’excuseraient presque. Eux aussi, ont besoin de comprendre. J’ai également eu des témoignages écrits, me félicitant, me remerciant, et me confortant dans l’idée que KZ Dora est un bel outil de transmission dans certaines familles souhaitant en savoir davantage sur la terrible aventure de leur aïeul, qu’ils ont généralement eu tant de mal à faire parler, ou dans d’autres où le mot « camp » est carrément tabou, où la douleur est toujours présente, malgré les décennies passées. Car l’incompréhension a fait beaucoup de dégâts au fil du temps, dans certains foyers.

Robin Walter au salon de Montreuil, 30 novembre 2011
© F.Boudet

Vous avez également eu le soutien de plusieurs associations. La barbarie nazie était tellement vaste qu’il n’y a jamais assez de livres ou autres pour « comprendre »…

L’association française Buchenwald-Dora ou encore la commission Dora-Ellrich me soutiennent en effet depuis le début. Eux qui se battent depuis longtemps pour sortir de l’ombre l’histoire de Dora notamment, ont compris que la transmission de la mémoire pouvait également se faire à travers la BD. Près de 70 ans après les agissements des nazis, on découvre encore des choses, on refait certains liens qu’on avait essayé de nous cacher. La folie nazie est tellement incroyable qu’elle est source de création pour ceux qui veulent témoigner à travers les histoires de fiction. D’après moi, les histoires liées à la Seconde Guerre mondiale ne sont donc pas près de s’épuiser.

Après une BD comme celle-ci, quels sont vos prochains projets ? Est-ce difficile de passer à autre chose ?

Il est difficile pour moi de comparer les projets, de prétendre que celui -ci est plus dur que celui-là, puisque KZ Dora est mon premier livre. Mais il est certain que je suis content de pouvoir passer à autre chose, de pouvoir tourner la page. J’ai le sentiment de dire un dernier au revoir à mes grands-parents décédés pendant la réalisation de KZ Dora. Même si je serai toujours disponible pour parler du sujet, à aller dans les écoles qui le souhaitent, et à défendre la mémoire de la déportation.

Concernant mes futures réalisations, je ne fais que suivre mes envies. J’ai des envies, des besoins de raconter des histoires toutes plus différentes les unes que les autres. Je reviendrai un jour sur le sujet de la déportation, car j’ai encore des choses à dire. Mais pas tout de suite, j’ai en effet le désir de souffler un peu, de traiter d’un thème à première vue plus léger... Je pense que chaque histoire qu’un auteur désire raconter coïncide avec un besoin de transmettre un message, une passion, des sentiments. Je préfère ne pas parler du projet sur lequel je travaille depuis de longs mois déjà avant que tout ne soit finalisé. Mais je pense voir le bout.

(par François Boudet)

Cet article reste la propriété de son auteur et ne peut être reproduit sans son autorisation.

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