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"Un Matin avec Mlle Latarte" (Le Monte-en-l’air) : Caroline Sury face à son démon

Par Frédéric HOJLO le 22 février 2019                      Lien  
Tomber amoureuse d'un homme charismatique et vivre avec lui pourrait être un bonheur. Mais celui que Mlle Latarte rencontre s'avère être invivable. Et leur relation se transforme en torture psychologique. Caroline Sury dessine cette histoire dans "Un Matin avec Mlle Latarte", un ouvrage dur et prenant, mais porteur d'espoir.

Une rencontre d’un soir qui se révèle être le début d’une belle relation amoureuse : c’est ce que Mlle Latarte imagine après sa première nuit avec Psycojumbo. Imposant et charismatique, sensible et cultivé, cet artiste marseillais lui plaît. Il paraît exigeant, mais ils passent ensemble de bons moments.

Pourtant, Mlle Latarte a beau faire de son mieux, essayer d’anticiper ses désirs et ses réactions, prendre des précautions au point d’effacer sa propre personnalité, Psycojumbo est de plus en plus écrasant. Imprévisible et caractériel, il devient véritablement tyrannique. Il impose ses demandes, décide sans tenir compte de sa compagne et, même, la manipule.

Car il sait souffler le chaud et le froid, créer l’attente et provoquer la culpabilité. Il en devient d’abord inquiétant, puis réellement effrayant. Mais plus il est dur et cassant, moins Mlle Latarte ne parvient à s’extraire de son emprise. Cette relation chaotique, où la personnalité de l’une est comme annihilée par celle de l’autre, et le portrait de Psycojumbo donnent à penser que celui-ci est un pervers-narcissique. Il en possède bien des traits et si Caroline Sury ne le présente pas d’emblée ainsi, et même n’emploie jamais l’expression, elle ne laisse guère place au doute.

"Un Matin avec Mlle Latarte" (Le Monte-en-l'air) : Caroline Sury face à son démon
Un Matin avec Mlle Latarte © Caroline Sury / Le Monte-en-l’air 2019

Comment supporter une telle relation ? Et comment s’en défaire ? Caroline Sury ne propose pas une bande dessinée pédagogique qui permettrait de reconnaître un pervers-narcissique et de se sortir d’une relation toxique. Mais son ouvrage n’en demeure pas moins édifiant grâce à la finesse de sa description des sentiments, la fantaisie de sa narration et la vivacité de son trait.

La dessinatrice adopte le point de vue de Mlle Latarte, que nous imaginons proche du sien. Nous vivons, à travers son regard, la rencontre, l’évolution de la relation, la peur et l’angoisse, les hésitations et la tétanie. Nous la sentons à la fois abattue et fascinée. Nous ressentons avec elle la frayeur, l’envie de se révolter et la contrainte psychologique qui empêche de le faire. La subtilité de cette description fait d’Un Matin avec Mlle Latarte un récit intime fort : il faudrait être dénué de toute empathie pour ne pas le reconnaître.

Un Matin avec Mlle Latarte © Caroline Sury / Le Monte-en-l’air 2019

Les choix graphiques et narratifs de Caroline Sury apportent une dimension fantaisiste et presque ludique à un récit psychologique qui aurait pu être certes de qualité mais relativement classique. Ce qui étonne au premier abord est la représentation des personnages. Certains sont zoomorphes - Psycojumbo est un éléphant - mais ce n’est pas systématique. Mlle Latarte, par exemple, a une tête en forme de... Tarte ! S’il peut surprendre, ce choix est finalement logique : il participe pleinement de la caractérisation des personnages.

La construction narrative cache également une belle originalité. Suivant une ligne globalement chronologique, le livre est divisé en sept chapitres entrecoupés de courtes pauses « avec un joker pour y voir clair », les jokers étant des amis de Mlle Latarte qui lui permettent de prendre la mesure de l’impasse dans laquelle elle se trouve. Un petit supplément, lui aussi en bande dessinée et à lire au sixième chapitre, est même glissé dans le livre [1].

Le trait de Caroline Sury, enfin, donne une certaine âpreté supplémentaire à son histoire, tout en la dynamisant. Vibrant et touffu, il rappelle un peu celui de la Canadienne Julie Doucet. Presque étouffants par moments, ce qui correspond bien à ce que peut vivre Mlle Latarte, le dessin, la composition, la position des bulles et le lettrage ne laissent que peu de place pour des respirations du regard. Mais de grands dessins, parfois en pleine page, brisent le rythme, comme les crises de fureur de Psycojumbo heurtent le quotidien de Mlle Latarte.

Caroline Sury, qui a déjà publié notamment chez Le Dernier Cri, L’Association ou encore United Dead Artists, nous offre avec sa première bande dessinée pour la librairie et maison d’édition Le Monte-en-l’air un ouvrage impressionnant, qui oblige le lecteur à s’impliquer. Si elle y évoque divers sujets, comme le travail d’artiste et la ville de Marseille, son récit d’une relation sous emprise psychologique marque le lecteur, tant par sa sensibilité réaliste que par son graphisme tourbillonnant.

Un Matin avec Mlle Latarte © Caroline Sury / Le Monte-en-l’air 2019

(par Frédéric HOJLO)

Cet article reste la propriété de son auteur et ne peut être reproduit sans son autorisation.

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Code EAN : 9791092775266

Un Matin avec Mlle Latarte - Par Caroline Sury - Le Monte-en-l’air - 22 x 29 cm - 136 pages en noir & blanc - couverture cartonnée, dos toilé - parution le 18 janvier 2019.

Consulter le site de l’autrice.

Exposition dans le cadre des Rencontres du 9e Art d’Aix-en-Provence
Du 6 avril au 19 mai 2019
Du 06/04 au 14/04 : tous les jours, sauf le mardi | 10h-12h30 et 13h30-17h
Du 15/04 au 19/05 : tous les jours, sauf le mardi | 10h-12h30 et 13h30-18h
Fermé le 1er Mai
Musée des Tapisseries
Palais de l’Archevêché
28 Place des Martyrs de la Résistance
Aix-en-Provence
Entrée libre

[1Intitulé Chery et Beko, il est présenté comme dessiné par Mlle Latarte elle-même et est également lisible en ligne.

 
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1 Message :
  • Chapeau pour votre rappel au droit sacré de la propriété littéraire !

    Un si capital article mérite d’être à l’abri des convoitises.
    Créer l’attente et provoquer la culpabilité est ici légitime.
    La protection de vos éléments de langage ne s’en étendra que mieux sur la chère petite Sury.

    Et tant pis si les partisans du No copyright disent que Mr Hojumbolo, lui aussi, "sait souffler le chaud et le froid" (merci pour mon droit de citation)

    Répondre à ce message

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