La bonne humeur était de mise. En effet, le présentateur Richard Gaitet (excellent casting) avait décidé de réaliser « la plus courte remise de prix de l’histoire du festival », expliquant à l’assistance qu’elle pourrait ainsi plus rapidement aller boire et chanter au bar ! Une tirade qui se termina sous les applaudissements. Enhardi, notre présentateur se lança dans la proclamation d’un faux palmarès peuplé de félins en tous genres. Mais tous ne comprirent pas la feinte : ces primés éclairs étant issus de la sélection officielle.
Les récipiendaires de ces "Faux-Fauves" [sic] avaient été prévenus au préalable ? Apparemment non : une éditrice dont l’album avait été ainsi faussement distingué quitta la salle en pleurs avant que la vraie remise ne débute dans une ambiance un peu plombée, du coup.
Le meneur de revue continua sur le même ton, en live, demandant aux (vrais) lauréats de dessiner leur impression du moment sur un paperboard un peu minable trônant sur la scène, arguant du fait qu’un Prix devait avoir une contrepartie. Beaucoup déclinèrent poliment...
Multipliant les allusions plus ou moins fines sur la polémique liée à l’absence d’auteures dans la liste des Grand Prix 2016, le présentateur en costume bleu électrique débuta alors la véritable énonciation du palmarès, « avec un prix du patrimoine... et du matrimoine » ! Un discours ironique renforcé par la présence des deux showgirls-potiches qui donnaient la réplique au sémillant Monsieur Loyal. Y a-t-il un conseiller en image dans la salle ?
Sans plus attendre, voici la liste des lauréats :
[Fauve du patrimoine : Vater und sohn - Père et fils par E.O. Plauen/Erich Ohser (Warum)
"Le chef d’œuvre d’Erich Ohser, alias E.O. Plauen, "Vater und Sohn" (Père & fils), paraît enfin en France, expliquait Didier Pasamonik dans nos pages. Un témoignage émouvant d’une bande dessinée conçue sous la dictature nazie [...] Le pouvoir sut faire payer cette attitude [de l’auteur] en l’arrêtant, sur dénonciation, en 1944 pour "défaitisme". Il se pendit dans les locaux de la Gestapo pour éviter la décapitation qui fut le sort de son compagnon de route l’écrivain Erich Knauf, arrêté en même temps que lui, et qu’il tenta en vain de protéger. C’est en cela que « Vater und Sohn » est une œuvre terrible."
Venant recueillir sa récompense, l’éditeur du label Warum, Wandrille posa sur la scène son ghetto-blaster avant d’y monter et d’entamer un show endiablé au son de Beyonce : la glace était rompue !
"Une première édition de cet album fut publiée par Le Seuil, qui a entretemps arrêté de faire la BD", expliqua-t-il après s’être longuement rassasié au goulot d’une bouteille de cognac qui lui avait été offerte. "Cela fait six-sept ans que je rêve de publier ce témoignage de résistance passive et intérieure de la culture allemande face au régime nazi poursuit-il. Merci à Steinkis, qui a soutenu Warum dans cette publication" Et d’attribuer cette citation à Guy Delcourt : "C’est à la fin de la foire qu’on voit les veaux vendus" !" L’assistance -et en tout cas pas M. Otomo lui-même- n’a pas bien compris l’adresse faite au grand mangaka sous la forme d’un "Herr Otomo"...
- Fauve révélation : Une Étoile tranquille - Portrait sentimental de Primo Levi par Pietro Scarnera (Rackham)
Il a fallu faire appel au public pour traduire les propos de Pietro Scarnero. Après un moment de grande solitude, un courageux volontaire traversa les rangs pour rejoindre la scène : rien moins que Sébastien Dallain, directeur éditorial de Panini France. L’exercice fut effectivement périlleux, car l’auteur récompensé, tout à son émotion, alignait les phrases en oubliant parfois que l’apprenti-traducteur devait rapporter son témoignage au public.
"Primo Levi est un de mes auteurs favoris qui, comme moi, est né à Turin, expliqua Pietro Scarnera, auteur mais également journaliste, qui vit et travaille à Bologne. Son œuvre dans laquelle il relate entre autres son retour de camp de concentration m’a rappelé mon grand-père déporté dans des conditions similaires, bien qu’il ne fut que soldat. Il n’y a pratiquement plus de témoignage des témoins de cette époque, et je pense que ma génération, celle des petits-enfants de ces déportés, doit transmettre ce message."
Fauve Polar SNCF : Tungstène par Marcello Quintanilha
(Çà et là)
Précédemment dans nos pages, David Taugis détaillait l’ambiance crépusculaire de ce polar brûlant : "Au bord de cette plage brésilienne non identifiée, plusieurs misères se croisent. Un dealer immature, un retraité mythomane, un flic médiocre, deux pêcheurs à l’explosif... Leurs chemins vont s’entrechoquer en quelques heures, au gré des stratégies des uns, et des crises des autres. Mais au bout du compte, pas vraiment de vainqueur ou de vaincu..."
"Fortement inspiré par le manga indépendant, le roman graphique de Quintanilha fait figure d’exercice de style. C’est noir, violent, très dialogué, et les scènes s’étirent à volonté, abusant de gros plans grimaçants. L’énergie déployée par les personnages s’apparente à un jeu pathétique pour garder la face, et les personnages n’ont jamais le beau rôle. [... S]a construction dramatique maintient une dynamique qui ne s’essouffle pas durant ces 180 pages."
Le représentant de la SNCF (un partenariat important pour le FIBD) remit le prix à cet auteur brésilien. Ce dernier a bien entendu remercié son éditeur espagnol qui sut lui faire confiance, et l’équipe de Çà et là qui a fortement soutenu son livre en France.
Fauve du prix public Cultura : Cher pays de notre enfance - Enquête sur les années de plomb de la Ve République par Etienne Davodeau & Benoît Collombat (Futuropolis)
"Vingt mille personnes ont voté pour ce prix Cultura, expliqua Jean Luc Trottener représentant l’enseigne, Cet album exemplaire véhicule la culture : son trait précis et son texte sans concession présente les coulisses méconnues de la cinquième république !"
Cher Pays de notre enfance représente l’apogée du reportage en bande dessinée pour notre collaborateur Tristan Martine : "Cet album illustre parfaitement les caractéristiques de la BD de reportage : travail d’enquête des auteurs qui se mettent eux-mêmes en scène dans le cadre de leurs investigations, large place accordée aux témoins de ces évènements, regard critique affiché, engagement revendiqué, multiplications d’anecdotes permettant d’humaniser le récit. On ne peut qu’être admiratif de la maîtrise de sa narration par Davodeau, qui, il est vrai, n’est plus un perdreau de l’année. Il fallait tout son art du cadrage et de la mise en page pour arriver à rendre dynamiques des scènes très bavardes et qui fourmillent d’informations factuelles.[...]Espérons qu’il y aura un jour de nouveaux auteurs de la même qualité que le duo Davodeau/ Collombat pour nous narrer [la suite de ces enquêtes judiciaires]."
"C’était une expérience fabuleuse que d’explorer cette histoire en dehors des livres d’histoire, expliqua Benoît Collombat en recevant ce prix. Avec et grâce à Étienne Davodeau. nous sommes partis à la recherche de ces fantômes, qui instrumentalisent la peur pour taillader l’état de droit. Nous remercions la Revue Dessinée, qui reste indépendante, un droit vital dans notre pays où les grands groupes comme Dassault et Lagardère dirigent la presse."
"Lorsque nous avons entamé ce projet, continuait Davodeau, On nous expliquait que notre sujet étain lointain, compliqué et aride ! Je voudrais remercier les lecteurs qui nous ont choisis. Il s’agit d’une période qui me tient à cœur, et que j’avais traitée dans les Mauvaises gens. D’ailleurs, et j’y pense maintenant, j’avais également été primé pour cet album, sur la même scène, il y a dix ans tout rond, également pour un Prix du public."
Fauve du Prix de la bande dessinée alternative : Laurence 666 Édité par Mauvaise Foi Éditions
Ce fanzine, édité à Lyon, paraît à 500 exemplaires et propose une construction atypique. La direction de Mauvaise foi écrivent les grandes lignes d’un scénario et le découper, avant de le donner aux auteurs, afin qu’ils puissent l’interpréter selon leurs envies.
La cérémonie salua également quelques uns des auteurs disparus ces derniers mois : Mizuki, Liliane Funcken, Jacques Kamb, Jean-Jacques Loup, Pierre Ouin, Stuf, Coyote, Jacques Rampal, Pierre Steyckx, Geri ainsi qu’Yoshihiro Tatsumi.
- Fauve de la série : Ms. Marvel T1 par Gwendolyn Willow Wilson et Adrian Alphona (Panini)
"La nouvelle stratégie éditoriale de Marvel a vu naître en 2014 la première super-héroïne musulmane à posséder son propre titre chez l’éditeur, expliquait dans nos pages Romuald Lefebvre . "Loin d’être une opération marketing sans lendemain ou sans intérêt, ce premier tome se révèle être une référence incontournable dans le catalogue récent de l’éditeur."
"Une série Marvel qui a pour héroïne principale une jeune adolescente de confession musulmane, ça relève de l’inédit et c’est encourageant à souligner pour les années à venir en ce qui concerne la bande-dessinée américaine. Cela est d’autant plus encourageant que l’auteure, G. Willow Wilson, est elle-aussi de confession musulmane et parvient à faire émerger de son titre une atmosphère captivante en s’appuyant sur cet héritage culturel."
Il était dit que le courageux apprenti-traducteur devait être remercié pour sa précédente prestation. C’est donc lui qui vint chercher ce prix, lisant le message de Gwendolyn Willow Wilson : "C’est un honneur pour toute l’équipe de Miss Marvel, dans un moment de notre histoire si complexe, lors duquel il est important de célébrer les valeurs communes de l’humanité."
Fauve du prix spécial du jury : Carnet de santé foireuse par Pozla (Delcourt)
"En plus de 300 pages, Pozla raconte son combat avec la maladie de Crohn, expliquait David Taugis. Évitant avec une impressionnante créativité un trop grand réalisme, il va pourtant droit au but et n’élude aucune réalité. En montrant que le dessin peut tout illustrer, jusqu’au plus profond de soi."
"Ce témoignage débordant de sensations extrêmes est aussi un indispensable antidépresseur pour Pozla, aux prises avec la maladie de Crohn, diagnostiquée presque trop tard. Comme un outil cathartique quotidien, l’auteur livre un historique de ses troubles intestinaux, mêlant introspection saisissante et observations minutieuses du milieu médical. Car Pozla en aura croisé, des soignants. De l’infirmière à la gastro-entérologue, jusqu’à psychosomaticien, chacun propose ses solutions, traitant la douleur intense du malade avec un détachement inévitable."
Le dessinateur qui a travaillé sur l’animation des Lascars, d’Ernest & Célestine ainsi que sur Le Chat du Rabbin, a eu du mal à contenir son émotion en recevant ce prix : "J’ai réalisé ce livre en deux temps, a-t-il expliqué. J’ai tout d’abord juste dessiné par survie, pour conjurer la douleur sur le papier. Plus tard, j’ai raconté l’histoire entre ces premières pages afin de réaliser ce carnet. Je ne pensais pas qu’en raclant le fond, j’allais me retrouver là. Mes pensées vont vers ma femme et ma fille qui ont été un lumière dans cette aventure merdique, Guy Delcourt qui a mis les couilles sur la table, l’accompagnement de son équipe, sans oublier mes amis. En espérant qu’il n’y ait pas de tome 2 !"
- Fauve d’or - Prix du meilleur album : Ici de Richard McGuire (Gallimard)
Richard McGuire est un artiste complet, mais dans son livre Ici, c’est le temps qui endosse le rôle du personnage principal. En effet, cet épais volume maintient un même cadrage pour faire défiler toute l’histoire d’un lieu qu’il a choisi (sa propre maison), et imaginer ce qu’il y adviendra dans le futur.
"Assez incroyable, et tour à tour drôle et poétique", commentaient Aurélien Pigeat, Guillaume Boutet & Romuald Lefebvre dans leur chronique de cet album
"C’est l’œuvre d’une vie, expliqua son éditeur Thierry Laroche des éditions Gallimard, la preuve immense et profonde des possibilités de la bande dessinée !"
Fin d’une curieuse cérémonie qui n’a pas fini de faire parler d’elle...
(par Charles-Louis Detournay)
(par Didier Pasamonik (L’Agence BD))
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Photos : D. Pasamonik (L’Agence BD) sauf le portrait de Richard McGuire en médaillon : Stéphane Mahot - CCA Wikipedia
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