Andreas fait partie de ces auteurs qui possèdent un univers graphique et narratif si caractéristique qu’ils leur collent à la peau. L’artiste, qui s’est fait connaître dans les pages du Journal Tintin avec son célèbre Rork, a tout d’abord exploré bien des voies via une dizaine de one-shots (ou supposés l’être) dans la première partie de sa carrière. Avant de décider au milieu des années 1990 de lancer deux grandes séries de front, comportant chacune 18 à 20 tomes : Arq et Capricorne..
Lorsqu’il a fini ce double marathon qui lui a pris vingt ans, il restait à savoir comment Andreas voulait donner une nouvelle impulsion à sa carrière et ses énigmes en bande dessinée. Relancer une nouvelle série ? Non ! Pour des raisons personnelles et éditoriales, il s’y refusait. Plutôt un retour aux one-shots....
Il a pourtant fallu faire preuve de patience pour découvrir ce qu’il en était. Non, Andreas ne s’était pas arrêté, mais il prenait son temps. Nous avons donc découvert tout d’abord un second tome de ses Dérives, toujours scénarisé par un ensemble d’amis. Puis une histoire scénarisée pour Clarke et ses fameux Mondes obliques. Et enfin, après près de trois ans d’attente et la fin de Capricorne, voici enfin le nouvel album scénarisé et dessiné par Andreas ! On ouvre donc L’Argentine en s’attendant à être bousculé, une fois de plus. Et l’on va être servi !
Plantons le décor (même s’il est toujours risqué de vouloir résumer un album d’Andreas) : Silver, une jeune française kidnappée est retrouvée en Argentine. Son père, éminence grise des trois derniers présidents français, vient d’être mis sur la touche après l’élection du nouvel homme fort de l’Élysée issu du parti d’extrême droite. Pour tous, aucun doute ne subsiste : l’enlèvement est politique. Mais pourquoi relâcher la jeune fille de seize ans sans avoir demandé de contre-partie... ? À moins qu’il y ait eu une transaction secrète ? Mais la libération paraît si rapide, et la jeune fille ne garde aucun souvenir de ses ravisseurs !
Pendant que des experts envoyés par le ministère de l’intérieur du nouveau président enquêtent, Silver rend visite à sa mère, plongée dans une sorte de coma depuis sa naissance, et qui est examinée en permanence dans une structure hospitalière privée de l’autre grand côté de l’immense parc privé qui fait office de jardin à la maison de son père. C’est à ce moment-là que l’activité cérébrale de sa mère s’accélère brusquement ! Est-ce lié à son enlèvement ? A la destitution de son père ? Ou aux expérimentations que sa mère subit dans cette clinique expérimentale ?
Malgré ce qu’on aurait pu croire, il s’agit du premier récit d’Andreas chez Futuropolis. On s’attend néanmoins à ce qu’éditeur et auteur prolongent leur collaboration, car leurs univers génèrent une intersection propice aux mystères et aux vérités savamment camouflées.
La première surprise de L’Argentine tient dans le trait d’Andreas. Les hachures et autres remplissages hypnotiques ont été mis de côté pour laisser la place aux couleurs d’Isa Cochet. L’auteur n’en a pas moins soigné son trait : on retrouve une ligne claire qu’il utilisait déjà dans Arq ou Le Triangle rouge. Une façon détournée de piéger le lecteur avec un graphisme simple, qui cache pourtant une réalité plus complexe.
Comme à son habitude (serait-on tenté d’écrire), Andreas mélange les histoires et les mises en page pour construire un récit à tiroirs. Dans la première partie de l’album, deux narrations se chevauchent, sans besoin de récitatifs grâce aux couleurs d’Isa Cochet. Par la suite, les codes deviennent plus sibyllins. L’ordre et le désordre prennent des sens plus profond. Une même réalité vue de points de vue intérieur et extérieur laisse apparaître de grandes différences, comme dans cette double-page. De l’extérieur : la maison d’architecte démontre une grande rigueur, un besoin de contrôle ; à l’intérieur, le désordre ambiant distille un sentiment de grand désordre psychologique. Derrière une ligne d’apparence claire, Andreas joue donc avec les codes pour induire une narration plus psychologique, voire symbolique. Des éléments dont on ne prend conscience qu’inconsciemment, ou lors de la seconde lecture, tellement on est happé par l’histoire.
En effet, L’Argentine déploie des faisceaux de pistes, comme un thriller : enlèvement international, complot politique, lourd secret familial, expérimentations médicales... Les mensonges sont partout, et les trahisons n’attendent qu’un moment de faiblesse pour se révéler au grand jour. Puis le fantastique pointe le bout de son nez : c’est le moment où Andreas tient son lecteur en suspension, l’instant où il est impossible de fermer le livre car on veut savoir de quoi il en retourne.
Comme à chaque fois, le dénouement n’est pas limpide, et nécessite une réelle implication de la part du lecteur. Ceux qui apprécient être ballottés dans un univers bien construit à l’atmosphère si particulière pourront fermer le livre en se disant qu’Andreas n’a pas son pareil pour les transporter. Les autres, avides de réponses, retourneront en arrière dans le récit pour retrouver des éléments qu’ils auront lus trop vite. Puis refermeront le livre pour prolonger leur lecture. Car après avoir terminé un Andreas, la bande dessinée qui continue dans notre tête est encore de l’Andreas.
(par Charles-Louis Detournay)
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Concernant Andreas, lire nos articles précédents :
Les intégrales de Capricorne
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Grand Prix d’Angoulême 2018 : l’évidence Andréas
Raffington Event
Andreas : passé, présent et futur
Angoulême 2013 - Andreas sort de l’ombre et l’interview qu’il nous a accordée : "J’aimerais faire des albums en 200 ou 300 planches"
Andreas booste Le Lombard
notre article expliquant la remise en question concernant Capricorne
la vision globale de la série via le volume 14.
nos chroniques des tomes précédents : 12, 13, 15, 16 et 17
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