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Anton Kannemeyer : « Le seul endroit où je peux encore m’exprimer, c’est en France désormais. »

Par Didier Pasamonik (L’Agence BD) le 1er novembre 2021                      Lien  
C’est à la Galerie Huberty & Breyne à Paris que nous avons rencontré Anton Kannemeyer, alors qu’il était en train d’installer sa dernière exposition solo. Elle vient de s’achever le 31 octobre 2021 (mais bon nombre de ses œuvres sont encore accessibles sur le site de la Galerie). Cet artiste sud-africain vit une situation très particulière : ayant commencé à travailler dans les années 1990, il s’employa à déconstruire les clichés colonialistes de la culture pop. En particulier "Tintin au Congo" republié en 2005 en Afrique du Sud en anglais sans aucun notice explicative. En satiriste, Anton Kannemeyer utilisa ces clichés pour mieux les dénoncer. Une démarche impossible aujourd'hui.

Rédacteur en chef et cofondateur de la revue satirique d’avant-garde Bitterkomix, exposée à Angoulême en 1999, Anton Kannemeyer avait été salué en 2008 par le New York Times pour « la sophistication sémiotique, l’ingéniosité graphique et la vision politique aux rayons X [fonctionnant] ensemble dans une harmonie moralement enthousiasmante. » [1]

Sauf que, depuis, le mouvement woke (« éveillé » en anglais, terme aujourd’hui controversé à cause de son usage par une frange de l’extrême droite, mais qui désigne à l’origine la prise de conscience par les citoyens des injustices et de l’oppression qui pèsent sur les minorités) a entraîné un effet pervers : ce genre de propos satirique est aujourd’hui soigneusement écarté de tout débat, en particulier aux USA, afin de ne choquer personne. La représentation caricaturale des Noirs en particulier, quand bien même elle s’attaquerait aux clichés, en est réduite au « stéréotype offensant », surnommé « Gollywog » d’après la traditionnelle poupée en chiffon représentant l’Afro-Américain en usage au début du XXe siècle.

Anton Kannemeyer : « Le seul endroit où je peux encore m'exprimer, c'est en France désormais. »
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« Il semble qu’il y ait un malentendu courant dans l’art selon lequel choquer serait criminel, déplore Kannemeyer. Mais l’obscénité, tout comme le jeu de mots, la parodie, l’inversion et l’allégorie, fait partie de l’arsenal du satiriste. » Et de pointer que cette façon d’effacer tout rappel historique à l’injustice raciale est une manière pour les Blancs d’effacer les preuves de ses exactions.

L’autre danger, c’est l’effacement du contexte de l’œuvre qui permet d’éclairer la construction culturelle d’un tel type de cliché. « À l’époque, souligne Kannemeyer, j’étais soutenu par les médias et des universitaires libéraux. Ces personnes se taisent aujourd’hui, principalement par crainte de représailles ou d’êtres elles-mêmes traitées de racistes. »

Une crainte justifiée par le fonctionnement des réseaux sociaux : « Une fois attaqué par une foule sur Twitter, il est impossible de convaincre ce public qu’on a souhaité le contraire de ce qu’il y a lu. […] Aujourd’hui, on range mon travail dans le même casier que Tintin au Congo. Pour dire les choses simplement, mon travail est post-colonial et Tintin au Congo est colonial. Les classer dans la même catégorie revient à délibérément adopter un mode de lecture ignare. »

Une situation particulièrement délicate pour un artiste que nous avons rencontré pour vous.

Est-ce que c’est votre première exposition en France ?

Avec le groupe Bittercomix, j’avais été exposé pour la première fois en 2009 au Festival d’Angoulême et une ou deux fois au Salon ArtParis. Mais effectivement, c’est ma première exposition en solo en France.

Comment caractériseriez-vous votre travail ?

Je travaille dans le domaine de la parodie. Je me désignerais avant tout comme un satiriste iconoclaste. Lorsque je suis venu pour la première fois en France en 1999, des gens ont comparé mon travail à celui de Charlie Hebdo et j’ai pris cela comme un sacré compliment. Cela ne se voit pas trop dans cette exposition, mais beaucoup de dessins que j’ai pu faire par le passé étaient très outrageants.

Cela vous a d’ailleurs causé des problèmes à Angoulême…

Oui, c’est exact. Le directeur du Centre International de la Bande Dessinée, avait exigé, contre l’avis du Festival, que l’on retire mes dessins jugés « pornographiques ». Cela a fait scandale et des journaux locaux ont publié mes dessins en Une de leurs publications. L’expo a été interdite aux moins de 16 ans. On m’a demandé plusieurs fois mon avis, et j’étais partagé : je comprends bien entendu que l’institution veuille préserver les visiteurs les plus jeunes. Je suis d’un autre pays que la France, je ne connais pas les usages et les sensibilités du pays. Dans la plupart des expositions auxquelles j’ai participé, l’attitude était différente : on considérait plutôt l’œuvre d’art et si l’une des représentations posait un problème, on l’expliquait aux enfants. Mais je comprends que d’autres personnes peuvent avoir un point de vue différent.

Votre attitude vis-à-vis des icônes pop relève-t-elle d’une volonté de déconstruction ?
Oui. C’était ma première intention lorsque que j’ai utilisé pour la première fois un personnage comme Tintin, de préférence dans Tintin au Congo. Le fait est que l’usage des stéréotypes, auxquels j’ai été confrontés lorsque j’ai grandi, comme jeune Blanc en Afrique du Sud dans les années 1970 -je suis né en 1967- a fait que je pensais que tous les Noirs étaient les mêmes. Ils habitaient dans des townships, venaient travailler dans la journée et disparaissaient une fois la nuit tombée. J’ai pris conscience que cette représentation que l’on faisait des Noirs ne reflétait pas la réalité de ce qu’ils vivaient. C’est pourquoi je me suis engagé dans ce combat proprement politique.

Utiliser le personnage de Tintin vous a-t-il valu des problèmes de la part de la société Moulinsart ?

Je me souviens que dans les années 1990, ils m’avaient envoyé une lettre m’intimant d’arrêter d’utiliser le personnage, disant que ce que j’en faisait était honteux, etc. Je leur ai répondu que c’était de la parodie. J’ai été voir un avocat qui m’a dit qu’ils devaient prouver leur préjudice, que c’est parce que j’utilisais leurs personnages que mes œuvres se vendaient bien, ce qui n’était pas le cas. Je leur ai expliqué ma situation et je leur ai promis que j’arrêterais d’utiliser systématiquement le personnage pour les cartes postales que j’éditais à ce moment-là.

Mais quand j’ai publié le livre « Pappa in Afrika » à la Cinquième Couche qui est un ouvrage complètement référencé à Tintin au Congo, l’éditeur organisa un petit-déjeuner avec Nick Rodwell dans lequel je lui ai expliqué ce que j’allais publier. Il était donc parfaitement au courant, même s’il n’avait pas pris position. Mais vu que c’était une parodie, avec un contenu anticolonialiste clairement exprimé, cela ne m’a valu finalement aucun ennui.

Moulinsart Lawyers in the Congo
© Anton Kannemeyer

Comment avez-vous choisi les œuvres qui ont été mises en vente dans l’exposition de la Galerie Huberty-Breyne ?

Vous connaissez ma thématique qui est le racisme. J’ai essayé d’exposer l’hypocrisie du monde blanc mais surtout celle du monde libéral blanc, dont je fais partie, même lorsque je lutte pour la liberté d’expression. Ce que j’ai essayé de faire dans cette exposition, c’est de sortir de cette thématique. Pour le moment, mon focus est le combat contre la censure parce qu’aussi bien en Afrique du Sud, qu’en Angleterre et aux USA, je n’ai plus le droit de m’exprimer, je ne peux plus participer à aucune exposition. En Afrique du Sud, la galerie qui me suivait depuis des années a arrêté de m’exposer et a retiré toutes mes œuvres de son site. Je suis banni des circuits internationaux de l’art contemporain.

Vous êtes la victime d’un certain ordre moral ?

Je ne me pense pas comme une victime, mais il y a une décision claire du mouvement woke de me censurer. J’ai énormément d’amis dans les milieux académiques, un paquet d’amis journalistes et tous, absolument tous, évitent de parler de mon travail, se sentent menacés ou pourraient perdre leur situation s’ils venaient à me soutenir. Le seul endroit en réalité où il reste un espace pour s’exprimer, pour exister en ce qui me concerne, c’est la France. Merci à la Galerie Huberty-Breyne.

Propos recueillis par Didier Pasamonik

Voir en ligne : Le site de la Gallerie Huberty-Breyne

(par Didier Pasamonik (L’Agence BD))

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En médaillon : Anton Kannemeyer. Photo : D. Pasamonik (L’Agence BD)

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[1Ces éléments sont extraits de la brochure Gathering Evidence, éditée à l’occasion de l’exposition.

✏️ Anton Kannemeyer Afrique du Sud
 
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