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Bernard Hage (the Art of Boo) : « Une caricature, c’est une opportunité de discussion ouverte et libre. »

Par Céline Bertiaux le 17 novembre 2019                      Lien  
Caricaturiste libanais, Bernard Hage chronique avec humour la vie de son pays sous le pseudonyme The Art of Boo. Nous l'avons rencontré à Beyrouth, deux semaines après le début du mouvement de protestation qui agite tout le Liban.

Quand et comment avez-vous découvert l’art de la caricature ?

Bernard Hage : Quand j’étais enfant, il y avait une section dédiée aux caricatures politiques dans le journal de 20 h. J’attendais la fin des informations pour enfin voir les dessins, parce que pour moi c’était le seul passage intéressant du JT. Je regardais les dessins sans vraiment comprendre parce que j’étais très jeune. Quand j’ai grandi et gagné en maturité, j’ai commencé à comprendre petit à petit leurs messages politiques et à encore plus les apprécier.
Lors de mes études de design graphique à l’université, je me suis beaucoup intéressé à toutes les formes de médias qui existent, spécifiquement les cartoons publiés dans The New Yorker. Je n’en manquais pas un seul et je me disais que c’était une façon très intéressante de faire passer un message. Depuis j’avais envie d’en faire, mais je ne m’y suis mis que l’année dernière.

Bernard Hage (the Art of Boo) : « Une caricature, c'est une opportunité de discussion ouverte et libre. »

Pour faire vos caricatures, comment vous informez-vous ?

Bernard Hage : Au Liban, chaque chaîne de télévision appartient à un parti politique. Elle est financée, dirigée, biaisée par eux. Pour m’informer, je lis surtout deux principaux journaux en ligne, et pour rester au courant de tout ce qu’il se passe, je suis tous les hommes politiques sur Twitter, pour savoir ce qu’ils font. Ça me permet aussi de comparer leurs différentes façons de réagir aux actualités. Mais je m’informe surtout par la presse en ligne.

Et c’est là que vos idées vous viennent ?

Bernard Hage : Il y a toujours une actualité qui se détache des autres dans les journaux, surtout au Liban : il y a toujours un fait d’actualité, un sujet à aborder. Je ne sais pas comment on fait, mais il n’y a pas un jour sans un scandale ou un événement majeur, une découverte de mensonges qui vont au-delà de la raison, comme par exemple le premier ministre qui a payé des millions pour coucher avec une femme. Il y a forcément une actualité marquante, et j’en fais une blague. S’il y a un sujet dont je veux que les gens parlent encore plus, je le souligne par une caricature. Ça permet de lancer une discussion, un débat, d’attirer l’attention sur ce sujet.

Comment vous situez-vous politiquement ?

Bernard Hage : Je me considère indépendant de tout parti politique, Dieu merci, surtout au Liban ! J’appartiens à la fraction des Libanais qui veulent simplement que le pays fonctionne. Nous ne soutenons pas de partis politiques particuliers, nous voulons des dirigeants politiques efficaces et fonctionnels, sans toute l’organisation sectaire. Je reste donc très neutre.

Quelles sont les causes que vous voulez défendre ?

Bernard Hage : De nombreux problèmes sont déjà largement abordés dans les médias comme les droits des femmes, le traitement des déchets et le désastre environnemental. Les journaux en parlent, mais pas de la façon dont ils devraient le faire. Par exemple, ils vont juste mentionner qu’ils veulent construire des incinérateurs. Et les gens applaudissent, se disant que c’est une solution. Mais non, ce n’en est pas une ! Et les journaux ferment la page sur ça. Alors ce que je fais c’est que je mets en avant ces sujets pour que la conversation se poursuive et qu’on ne s’arrête pas là. On n’a pas assez parlé des incinérateurs ou encore du faits qu’une Libanaise ne puisse pas donner sa nationalité à ses enfants, et ainsi de suite ; ce sont des problèmes majeurs. Pour en faire parler, j’en fais une caricature et j’ai la chance de disposer de plateformes comme L’Orient-Le Jour et Instagram pour la diffuser au plus grand nombre.

Vous diriez que vos caricatures sont plus des outils que des indicateurs des changements socio-politiques ?

Bernard Hage : Oui, absolument. Ces caricatures poussent le lecteur à réfléchir, à élaborer de nouvelles idées, à forger sa propre opinion sur le sujet abordé et ensuite à la partager au moyen d’un commentaire. C’est ainsi qu’une discussion se crée, et ces discussions sont essentielles. Pourtant elles n’ont pas encore vraiment eu lieu au Liban qui a toujours été occupé, qui s’est toujours vu confisquer sa liberté d’expression. Nous n’avons jamais eu la possibilité de nous exprimer librement. Une caricature, c’est une opportunité de discussion ouverte et libre.

Vous ne répondez presque jamais aux commentaires des lecteurs.

Bernard Hage : Je ne réponds presque jamais, mais je ne les efface jamais non plus. Je laisse les gens s’exprimer librement. Parfois, ils insultent mon travail, parfois ils l’encensent, et ça serait absurde de répondre. Je ne vais pas écrire « - Oh non, je ne suis pas d’accord parce que blablabla », j’ai déjà exprimé clairement mon point de vue dans la caricature. J’ai fait ma partie du travail, ils font la leur en exprimant leur désaccord, et je lis ce qu’ils disent.

Il y a quand même un type de commentaire auquel je réponds. Ou du moins, avant le début de la révolution, j’avais l’habitude d’y répondre. Je l’appelle « Le fier Libanais ». À chaque fois que je dessine une caricature qui montre une mauvaise facette du Liban, comme par exemple la corruption, quelqu’un commente que c’est toujours mieux que rien, qu’il est fier d’être Libanais. Je pense que cette réplique, « c’est mieux que rien », nous devrions la mettre sur notre drapeau (rires). Cette fierté d’être Libanais, pour moi ça n’a aucun sens, il n’y a pas de quoi être fier, du moins pour le moment. Là, on est dans la merde, on nage dans la corruption. Nous devrions tous nous taire et travailler silencieusement à réparer ce pays pour pouvoir en être fier. Au-delà de ça, je pense que c’est absurde d’être fier de sa nationalité. On est fier de ce qu’on accomplit, de ce pourquoi on a travaillé, pas d’un accident génétique. Ce n’est pas comme s’ils avaient travaillé dur pour naître Libanais. Ils sont Libanais parce que leurs parents ont couché ensemble dans ce pays. Sinon ils auraient pu être Syriens, ou Chypriotes, ou n’importe quoi. On ne peut pas en retirer de la fierté. C’est pourquoi je réponds uniquement à ces fiers Libanais.

" - Tu veux émigrer où quand tu seras grande ?"

Vous disiez que vous leur répondiez avant le début de la révolution. Qu’est-ce qui a changé ?

Bernard Hage : Ma perception du Liban a changé. Avant ça, j’étais… (il soupire) j’étais un citoyen déprimé, sur le point de quitter le pays. J’y pense toujours, mais plus de la même façon. Avec la révolution, une chose a vraiment changé en moi. Quand j’en ai parlé avec mes amis, ils m’ont dit que c’était pareil pour eux. Un sentiment d’appartenance a été généré par la révolution. Nous avons enfin eu le sentiment que les Libanais ne contentaient pas tous de la corruption, que beaucoup étaient insatisfaits. Nous avons découvert que beaucoup de gens étaient comme nous, qu’ils en avaient marre et qu’ils voulaient abolir notre système politique sectaire. Ils veulent vivre décemment. De voir tous ces gens à mes côtés dans la rue, ça m’a changé. Et je jure devant Dieu que deux semaines auparavant, lors d’une conversation, j’ai dit en blaguant bien sûr : « Je suis à deux doigts de pactiser avec l’ennemi. C’est à ce point que le Liban m’insupporte. » Et deux semaines plus tard, la révolution a commencé et j’étais le premier à attraper un drapeau pour me rendre au centre-ville. Notre sentiment de patriotisme a été régénéré par les manifestations. J’ai un sentiment d’appartenance désormais.

" - Gebran Bassil n’a pas tweeté depuis le 18 octobre.
Les petites victoires de la révolution"

Vous ne publiez pas vos caricatures anonymement. Avez-vous déjà eu des problèmes ?

Bernard Hage : Je suis très conscient d’où je vis, et je connais les limites de notre liberté d’expression. Je sais comment aborder un sujet sans nommer précisément les personnes impliquées. Et lorsque je nomme une personne en particulier, par exemple un ministre ou un parti politique, je m’assure de ne pas être insultant. Je donne simplement mon opinion, objectivement. Et c’est un exercice très difficile. Si j’étais en France, ou aux États-Unis, je pourrais écrire tout ce que je veux, comme « qu’untel aille se faire foutre ». Mais ici, il faut tourner autour de ce que tu veux dire, le faire subtilement. En vérité j’apprécie cette contrainte. C’est compliqué mais stimulant, intéressant. Si je veux parler du président, je ne le nomme pas, j’écris simplement « Chef d’état ». Comme ça, si on me fait une remarque, je peux répondre que ça peut être n’importe quel chef d’état, pas forcément le nôtre.
Mais en effet, j’ai des problèmes parfois, surtout quand je nomme des partis politiques comme le Hezbollah. Je me retrouve toujours avec une vague de haine dans les commentaires. On ne peut pas critiquer ce parti en particulier sans recevoir de la haine. C’est soit noir soit blanc pour eux. Tu es soit un partisan soit un traître.

Donc un caricaturiste ne peut pas tout dessiner et tout écrire au Liban ?

Bernard Hage : Assurément pas. La ligne est fine entre ce qu’on peut dire et ne pas dire, et si on la franchit, on a de gros ennuis. Des gens sont allés en prison à cause d’un statut Facebook. Ils ont été soumis à des interrogatoires brutaux, se sont fait tabasser et emprisonner parce qu’ils ont mentionné le président dans un statut Facebook, ou alors Gebran Bassil, un des ministres principaux, qui est allergique aux mentions de son nom et qui lit tout ce qui est dit sur lui. J’en ai même fait un cartoon : un couple se marie, et le prêtre leur lit les vœux habituels, « pour le meilleur et pour le pire, dans la santé comme dans la maladie » et ainsi de suite, sauf qu’il termine par « jusqu’à ce que l’un de vous mentionne Gebran Bassil sur Facebook ».

" - Pour le meilleur et pour le pire, dans la maladie et la santé, jusqu’à ce que l’un de vous mentionne Gebran Bassil sur Facebook."

C’est pour cela que vous utilisez le personnage archétypique du politicien dans vos dessins ?

Bernard Hage : Oui, exactement. Je différencie en quelques traits les hommes politiques des citoyens, avec le petit ventre que je leur fais toujours. C’est contre mes principes de caricaturer un homme politique en particulier, précisément, parce que quand tu dessines quelqu’un, tu passes beaucoup de temps à le regarder, et je ne veux vraiment pas les regarder pendant si longtemps. Je ne veux pas leur donner de l’importance. C’est pourquoi je les dessine toujours pareil, avec le costume et la bedaine, qui montre qu’ils sont plus gros, mieux nourris que les citoyens.

C’est quoi une caricature efficace selon vous ?

Bernard Hage : Une bonne caricature aborde un sujet de façon amusante et très simple, ce qui lui permet de devenir virale. Ainsi, le message est largement et clairement diffusé, sans pouvoir être déformé. C’est un équilibre entre rester honnête, mettre en valeur le sujet qu’on a choisi et être drôle. Vérité, contenu et humour sont donc les trois éléments qui font une bonne caricature.

Et au niveau du dessin ?

Bernard Hage : Je préfère dessiner en noir et blanc, juste que les archivistes du futur soient confus face à mon travail et ne sachent pas le dater. (rires) Non, je suis juste beaucoup plus à l’aise avec le noir et blanc. Mon style est très minimaliste, avec des bonhommes-bâton. Je ne met pas de grands efforts dans la technique, parce que ce qui m’intéresse, c’est surtout le message. Et je trouve que c’est aussi drôle qu’ils ne soient pas complètement dessinés : sur le visage, je ne dessine que les yeux, car cela dépeint le citoyen comme un récepteur, il n’a pas de bouche pour s’exprimer. Il a l’air plus stupide s’il n’a que deux points. Je passe beaucoup plus de temps à réfléchir au contenu, aux lignes de texte, à la blague. C’est plus facile de concentrer l’attention des gens sur le message en dessinant n’importe quoi, avec un dessin minimaliste.

À qui vous adressez-vous dans vos caricatures ?

Bernard Hage : Je m’adresse aux Libanais en priorité dans la majorité de mes caricatures politiques, mais j’aime les faire en anglais de façon à ce que tout le monde puisse comprendre. C’est parce que je pense que c’est bien non seulement de s’adresser aussi aux autres pays, de vous montrer nos problèmes, mais aussi parce qu’en tant qu’artiste j’ai envie de montrer une certaine image de notre culture sur la scène internationale. L’anglais les rends accessibles. N’importe qui voulant savoir ce qu’il se passe au Liban peut lire mes caricatures.

" - Je vous condamne à un trajet Beyrouth-Jounieh en plein après-midi."

Mais vous les publiez en français dans L’Orient-Le Jour.

Bernard Hage : Oui, car c’est un journal qui est très ancien, établi et chevronné, et il a toujours été publié en français. Donc l’utilisation de cette langue dans mes caricatures est uniquement due aux contraintes du journal qui les publie. Je les écris d’abord en anglais, et la traduction vient après pour L’Orient-Le Jour dont les lecteurs ont pour attente que ça soit en français. Autrement, je les publierais en anglais. C’est le journal qui m’a contacté quand j’ai fait mon cartoon qui plaisante sur les embouteillages entre Beyrouth et Jounieh ; en-dehors du politique, mes cartoons sur la vie quotidienne au Liban ont aussi beaucoup de succès. Aujourd’hui, je parle toujours du quotidien, mais le quotidien c’est la révolution : on se réveille, on déjeune en regardant les informations, puis on va manifester, on mange, on y retourne, puis on va boire un verre avant d’y retourner et d’y faire la fête. Les Libanais ont vraiment adapté la révolution à leur mode de vie, et inversement.

Le logo de la révolution libanaise

Vous avez fait un logo pour le mouvement de révolution. Comment l’idée vous est-elle venue ?

Bernard Hage : Je viens de l’univers du design graphique et j’ai travaillé dans des agences de publicité avant de démissionner en 2012 pour débuter ma carrière artistique. Donc j’ai développé cette maladie sociale du branding, de tout vouloir mettre sous une marque. Quand la révolution s’est déclenchée j’ai dit à mes amis : « Il faut créer des pancartes à brandir dans la rue ». C’est pour ça que j’ai voulu faire un logo non officiel, un titre pour recouvrir tout ce qui était en train de se passer. Ce qui m’est venu immédiatement, c’est la date de cette révolution, 2019, et sawra [« révolution » en arabe, NDLR]. Ensuite, c’était simplement un exercice de typographie pour trouver une police en arabe qui permettait de lire sawra dans un sens et 2019 dans l’autre. Le logo a pris plus d’ampleur que prévu. Maintenant on le retrouve sur des t-shirts en Californie ; quelqu’un à Marseille m’en a envoyé une photo, un pilote l’a fait reproduire en grand sur sa voiture de course en Italie. J’ai donné accès au logo en haute définition à tout le monde sur mon compte Instagram, à la seule condition de ne pas faire de profit dessus. Mais je ne pensais pas qu’autant de personnes l’utiliseraient et maintenant il est partout.

" - Plus de déchets ont été recyclés durant les 13 derniers jours que durant toute l’histoire du gouvernement.
Déchets humains exclus.
Les petites victoires de la révolution. "

Est-ce que ça vous a donné beaucoup de visibilité ?

Bernard Hage : J’ai remarqué qu’il y a beaucoup plus d’activité sur ma page Instagram depuis que la révolution a commencé. Cela montre à quel point la caricature a un rôle essentiel à jouer, qu’elle délivre une certaine opinion aux gens et peut infléchir la leur, mais aussi leur donner une voix. Ce n’est pas donné à tout le monde de savoir exprimer ses idées artistiquement. Les gens ont une chose en tête, ils aimeraient l’exprimer mais ils ne savent pas forcément comment le faire. Puis ils tombent sur une caricature qui montre exactement ce qu’ils voulaient dire, et ils peuvent la partager. C’est beaucoup arrivé durant ces deux dernières semaines. J’ai eu énormément de partages, de passages sur ma page et mon nombre de followers a explosé. Ça m’a fait bizarre, mais dans le bon sens, c’est une très bonne nouvelle. Je suis très heureux de voir que les gens réagissent à ce que je dis, que ça soit pour approuver ou montrer leur désaccord. Les conversations sont lancées.

Pour finir, pourriez-vous citer un caricaturiste incontournable au Liban selon vous ?

Bernard Hage : Personnellement, j’aime beaucoup les cartoons d’Armand Homsi. Il les publie dans le quotidien An-Nahar. C’est pour moi l’un des meilleurs caricaturistes de notre époque.

Propos recueillis par Céline Bertiaux

" - C’est incroyable ! Ils ne font vraiment rien !"

(par Céline Bertiaux)

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Illustrations : © The Art of Boo.

 
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