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La Grande Arnaque (2e partie) - Par Carlos Trillo et Domingo Mandrafina – Éditions iLatina

Par Thomas FIGUERES le 16 novembre 2019                      Lien  
À l’heure où certains se lamentent quant à la démystification de leurs sagas et licences favorites telle Star Wars, blâmant le manque d’inventivité de créateurs se contentant de combler les interstices scénaristiques laissées – sciemment ou non – par leurs prédécesseurs, l’intégrale La Grande arnaque et surtout son second récit, L’Iguane, vient prouver que Carlos Trillo et Domingo Mandrafina sont d'un autre acabit.

Spoiler : Si vous ne faites pas encore partie des heureux lecteurs de la première partie de cette intégrale, gare à vous, nous nous apprêtons à révéler certaines informations qui pourraient nuire à votre plaisir de lecture...

L’Iguane est mort. Au terme d’une interminable nuit que nous vous évoquions dans la chronique de La Grande Arnaque, Donaldo, animé d’une haine comme seul l’amour est capable d’en engendrer, déchaîna ses poings sur l’immonde tortionnaire dont on découvrait avec stupéfaction la mortalité. La douce Malinche suicidée, l’infâme Iguane tué et notre héros de retour au Rey Mago, les deux auteurs, plutôt que d’orchestrer une suite déconnectée aux aventures de Donaldo, prennent l’audacieux pari de s’attarder sur l’Iguane. Ce dernier n’était jusqu’à présent qu’un homme de main estimé par le régime, ainsi qu’un adepte de la torture dispensée avec un plaisir malsain.

La Grande Arnaque (2e partie) - Par Carlos Trillo et Domingo Mandrafina – Éditions iLatina
© éditions iLatina

En dépit de son passage dans l’autre monde, l’Iguane perpétue son influence malfaisante sur La Colonie. La simple évocation de son patronyme suffit à insuffler la peur aux plus courageux. L’une des questions évidentes que pose cet album dédié à la construction de l’histoire du tueur est : pourquoi effraie-t-il toujours autant ?

La réponse suggérée par les auteurs est tout aussi naturelle : les traces du passage sur Terre de l’affreux reptile ne l’ont pas suivi dans la tombe et continuent de hanter les citoyens. Des femmes dont les enfants, maris et proches ont été assassinés, aux prostituées traumatisées par les nuits d’horreur qu’il leur fît subir en passant par Doña Léonor, la seule femme qui l’aima, l’Iguane investit les cases d’une présence malfaisante.

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Mais ce grand succès de la bande dessinée argentine - Alph-Art 1999 du meilleur scénario au FIBD d’Angoulême - ne pouvait être aussi simple. Après la caricature des régimes dictatoriaux sud-américains que nous donnait à observer La Grande Arnaque, les auteurs poursuivent la critique des médias qu’ils avaient tout juste amorcée et s’attaquent à la construction de l’imaginaire occidental. Ainsi, pour effectuer leur caractérisation à posteriori tout en menant leur propos à bien, les auteurs vont faire intervenir la journaliste nord-américaine Susan Ling, accompagnée de son fidèle photographe et conducteur Bill.

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À la recherche d’un prochain prix Pulitzer, la jeune journaliste d’origine asiatique va mener son enquête et écrire une série d’articles sur l’Iguane. Ses investigations vont être l’occasion pour le lecteur averti de recroiser certains personnages ayant nourri le précédent drame, tels que Tropique, Madame Beremba ou Méliton Bates.

Si l’apparition de la première se veut fugace, les deux suivants tiennent la case plus longuement. Lors de son entretien avec la mère maquerelle, ange gardien d’un temps des deux tourtereaux de La Grande Arnaque, la tenancière conte à l’envoyé spécial du Morning News la fois où l’Iguane tua l’un de ses précieux perroquets d’un regard à glacer le sang. L’allure de légende urbaine du témoignage de Madame Beremba va caractériser les propos recueillis par la journaliste. Ainsi, de la même façon, lorsque le colonel Pradal relate le rituel matinal et sanguinaire de l’Iguane, celui-ci se voit doté d’une portée quasi divine.

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En caractérisant leur personnage par le biais des légendes l’entourant, les auteurs évitent l’écueil de la démystification. En dépit des informations glanées par la journaliste, l’Iguane reste insaisissable et conserve sa part de mystère. Mieux : elle grandit. La violence, trait de caractère emphatique, est omniprésente tout au long de l’album. Elle n’est pourtant que suggérée, l’absence de représentation décuplant la portée du geste violent en convoquant l’imaginaire du lecteur. Ce dernier se trouve alors malmené, placé dans une position inconfortable par les auteurs.

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Mais là n’est pas le but final de cette mise en scène journalistique. Le personnage de Susan Ling se fiche éperdument de la situation des habitants de La Colonie et ne met pas beaucoup d’entrain à le cacher. D’un égoïsme confondant, la jeune femme n’est intéressée que par le fameux Pulitzer, servant ainsi la critique de la construction de l’imaginaire occidental par les médias vis-à-vis de pays tiers. Tout débute avec le masque. Cet objet de travestissement de la personnalité est en réalité un puissant outil de désincarnation du personnage. À partir du moment où la journaliste s’en empare, à l’instar du Rorschach de Alan Moore, l’Iguane devient une entité réappropriable dont chacun peut vêtir les traits caractéristiques.

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Cette désincarnation du personnage figure en réalité les pratiques du journalisme à l’égard des pays de la périphérie économique mondiale. Par son instrumentalisation des horreurs commises et son utilisation sexuelle du masque à ses propres fins, la reporter fait de l’Iguane un personnage alimentant la fiction qu’elle bâtit, celle de La Colonie. Le tortionnaire devient alors un symbole derrière lequel ranger les idées reçues nourries par la masse à l’égard de La Colonie. Celle-ci n’est alors plus peuplée d’êtres humains sensibles et victimes d’un régime militariste répressif, mais par les instigateurs d’une horreur dont l’image fantasmagorique de l’Iguane est désormais la tête de proue. On assiste donc à une perversion de la situation politique de La Colonie, allégorie de la junte militaire argentine de 1976-1983, relayée par les médias occidentaux.

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Carlos Trillo et Domingo Mandrafina poussent ainsi le lecteur à interroger la déontologie journalistique et la notion d’équilibre, entre vérité et décence, qui lui est rattachée. L’apparition de Steven Spielberg et Robert De Niro en fin d’album, intervenant à propos d’une adaptation cinématographique de la série d’articles, vient confirmer la critique formulée plus haut tout en la dirigeant explicitement à l’encontre du principal représentant de l’impérialisme culturel de l’époque : les États-Unis.

Enfin, bien que la formulation de la critique de cette hégémonie étasunienne soit indispensable, la réaffirmation du positionnement de l’artiste au confluent d’influences culturelles multiples, créant son unicité et menant à la production d’aussi grands récits que ceux compilés dans cette intégrale, l’est tout autant.

L’intégrale (La Grande Arnaque suivie de L’Iguane) est donc à ranger du côté de ses grands récits noirs, se démarquant du reste de la production littéraire par le développement d’un propos de fond d’une rare intensité et révélateur de son contexte d’écriture.

(par Thomas FIGUERES)

Cet article reste la propriété de son auteur et ne peut être reproduit sans son autorisation.

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Code EAN : 9782491042035

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