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Bourdieu, une enquête algérienne - Par Pascal Génot & Oliver Thomas - Ed. Steinkis

Par Damien Boone le 23 octobre 2023                      Lien  
Si la pensée et les concepts de Pierre Bourdieu sont incontournables dans les sciences sociales (et même au-delà), on s'interroge peu sur ce qui les a forgés, en dehors de sa propre socialisation familiale. En l'occurrence, une grande partie de leur genèse est certainement à trouver en Algérie, où il a effectué son service militaire, puis y a enseigné, trouvant dans un pays en pleine effervescence les fondements de son métier et de son engagement de sociologue.

Comme des centaines de milliers de Français, Pierre Bourdieu a effectué son service militaire en Algérie, alors, colonie française. C’est à partir de ce terrain d’enquête algérien qu’il a écrit son premier ouvrage, Sociologie de l’Algérie, puis, plus tard, La domination masculine. Mais, bien sûr, il n’y a pas été qu’un intellectuel : si l’attitude du contingent français durant la guerre d’Algérie est bien documentée, que sait-on du militaire Bourdieu ?

Bourdieu, une enquête algérienne - Par Pascal Génot & Oliver Thomas - Ed. Steinkis

Ce récit s’attache à lever le voile sur un passé qui reste flou à certains égards. Bourdieu lui-même n’en a pas beaucoup parlé, comme si s’y trouvait un dilemme moral insurmontable, se limitant à dire qu’il était la plupart du temps à Orléansville… ce qui ne correspond pas aux documents militaires déclassifiés en 2012 que Pascal Génot a découverts durant son enquête. Bourdieu aurait en réalité occupé pendant près de deux ans un poste à la propagande du gouvernement général, embarqué dans des logiques institutionnelles de la puissance coloniale. Et les rapports de la hiérarchie militaire sont positifs à son endroit. De quoi écorner son image ?

Cet ouvrage volumineux (250 pages) et abondant en texte amène à considérer l’homme et l’intellectuel Bourdieu d’une manière plus étoffée. Né dans le Béarn en 1930, Pierre Bourdieu est transfuge de classe : fils d’un homme lui-même transfuge (paysan puis facteur, une figure estimée du village), "Bourdiyou" entre à l’ENS, symbole de l’élite intellectuelle, en 1951. On résume souvent sa vocation de sociologue (alors qu’il s’engage initialement dans une formation de philosophie) à la dissonance, voire à la trahison avec son milieu d’origine, qu’il aurait ressentie en fréquentant des personnes à fort "capital culturel", pour reprendre un de ses concepts. C’est ainsi à travers cette trajectoire sociale ascendante qu’il aurait été dans une position particulièrement propice à l’étude des processus de reproduction sociale, des inégalités, ou des rapports de domination, dont il est devenu l’incontournable référence. Or, la vie algérienne de Bourdieu semble au moins tout autant socialisatrice pour comprendre sa trajectoire. Certes, il est militaire en Algérie, mais c’est aussi un "planqué" : se retrouver dans une administration signifie ne pas être sur le terrain militaire, en première ligne d’éventuelles exactions. Et, une fois démobilisé, Bourdieu reste à Alger pour enseigner à la faculté de lettres, alors qu’il aurait pu entamer une thèse de philosophie aux côtés de Raymond Aron. Voilà une posture bien singulière : n’est-elle explicable que par intérêt intellectuel ? Et si, en restant, Bourdieu se donnait l’impression de régler quelque chose ?

Ce travail est bien plus qu’une biographie (un terme que le sociologue n’aimait pas, surtout pour lui-même) : c’est une véritable enquête qui nous emmène, en noir et blanc grâce au trait d’Olivier Thomas, dans l’ Algérie des années 1950 à nos jours.

Elle concerne, tout d’abord, Pierre Bourdieu lui-même, évidemment : la recherche de traces de son passage en Algérie, à partir d’archives militaires, est déjà une entreprise d’envergure. Elle est complétée par les témoignages de celles et ceux qui ont croisé Pierre Bourdieu et se rappellent les échanges qu’ils ont eus avec lui. À propos des scènes les plus anciennes, des dialogues crédibles sont restitués. Aussi, l’auteur connaît manifestement bien la bibliographie du sociologue, dont il cite régulièrement des extraits montrant l’actualité - et sans doute l’acuité - de l’œuvre.

Ensuite, cette enquête impressionne par la restitution des controverses intellectuelles de l’après-guerre. On y croise, entre autres, Camus, Derrida, Foucault, Sartre, Aron, Tillon, Beauvoir, dont les pensées sont indissociables de leurs engagements. Bourdieu, lui, est bien de gauche, mais ne se retrouve ni dans le Parti Communiste, ni dans le Parti Socialiste Unifié. Génot prend le temps, sur des pages plus rares en dessins, de résumer la complexité et les nuances de la posture d’intellectuel dans un contexte si politisé. Ce travail de synthèse reste probablement ésotérique pour les non-initiés, mais il a le mérite du souci de précision.

Ce livre est aussi une plongée dans l’Algérie et une culture qui, du point de vue "français", a longtemps été perçue de façon condescendante comme non-autonome, ou éventuellement analysable par l’unique prisme de la religion. C’est précisément pour isoler les structures propres de la société algérienne que Pierre Bourdieu s’y est penché, à rebours du discours colonial qui en ignore les racines historiques.

Enfin, le scénariste est intransigeant avec Bourdieu : le risque, dans le genre "bibliographique", est de tomber dans un discours panégyrique sur son objet d’étude - et ce d’autant plus quand on est chercheur en sciences sociales, comme l’est Pascal Génot, et forcément en partie construit professionnellement par le travail de Bourdieu.

Avec rigueur et distance raisonnable, les auteurs dressent le portrait d’un homme et d’un intellectuel entre plusieurs univers sociaux, en quête constante de sa place et du rôle social qu’il imagine devoir tenir (ou que d’autres lui assignent), ce qui le conduit à avoir "un pied dehors, un pied dedans" : paysan et intellectuel ; de gauche mais sans parti ; intellectuel au Collège de France, une institution à la fois centrale et en marge du monde universitaire.

Quant à l’Algérie, on peut voir son maintien après sa démobilisation comme une manière de réconcilier ses obligations militaires avec son soutien à la cause indépendantiste, comme s’il devait se racheter personnellement d’une contrainte institutionnelle. À l’heure ou des philosophes médiatiques défendaient une Algérie française ou, au mieux, exprimaient un soutien indépendantiste en se tenant à distance du sol algérien, Bourdieu, à travers ses travaux et ses cours, n’a pas affiché la moindre complaisance vis-à-vis de la France. Il offre ainsi une bonne réfutation à celles et ceux (ses adversaires) qui résument grossièrement sa pensée en une idéologie fataliste : certaines dispositions personnelles permettent en partie d’échapper à son héritage social, et ainsi, si ce n’est résister, au moins de s’offrir une marge qui permet d’aménager sa liberté propre. Ses concepts apparaissent alors comme un formidable outil pour une sociologie de lui-même, à laquelle ce livre offre une précieuse contribution.

(par Damien Boone)

Cet article reste la propriété de son auteur et ne peut être reproduit sans son autorisation.

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Code EAN : 9782368460764

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