« Au fait, tes personnages, pourquoi tu les habilles pas ? », aurait glissé Albert Weinberg, auteur de Dan Cooper, à l’oreille de Macherot lors d’un dîner d’anniversaire du Journal Tintin. C’est sans doute de là qu’est née une des plus formidables aventures de Chlorophylle, Les Croquillards.
Pour soigner un des éternels rhumes de Minimum, Chlorophylle et son inséparable complice quittent donc le Val Tranquille pour les pays chauds et se retrouvent dans une île mystérieuse des bords de la Méditerranée : Coquefredouille. Vivant à part des humains, les « petits bestioles […] travaillèrent pendant des siècles à améliorer leur condition de vie », comme l’explique Macherot dans les premières pages de son aventure. Derechef, il fait habiller ses héros, car « ici, à Coquefredouille, la loi punit la va-nu-corps ! »
Coquefredouille, le meilleur de Macherot
L’auteur va donc s’amuser à imaginer un monde animal pas si éloigné du nôtre, un standard de la bande dessinée animalière dont la recette fonctionne encore formidablement de nos jours. Dans cet environnement qui pourrait être celui de la Riviera française, les animaux conduisent des voitures (d’avant-guerre...), ont un roi : Mitron XIII, une devise et une monnaie, la pistole [1], mais pas de prédateurs !
Entre alors en jeu le plus formidable ennemi de Chlorophylle : Anthracite ! Macherot ne se donne même pas la peine d’expliquer comment il s’est tiré de l’explosion concluant Chlorophylle et les conspirateurs. Devenu armateur, il fait rentrer en fraude une fouine et un furet qui font faire régner la terreur sur la petite île, tout en enrichissant le rat noir.
Ravi du cadre de liberté que lui laisse son nouveau terrain de jeu, Macherot continue sur sa lancée avec Zizanion le terrible en 1958, qui prend une tournure plus politique. Si les enfants apprécient comme il se doit les aventures à Coquefredouille, certains de leurs parents peuvent éventuellement tiquer à la lecture de l’une ou l’autre réplique. Ainsi, lorsqu’un banquier propose aux Croquillards de manger un caissier très gras à sa place, la réponse :« - Un employé ? Pas question ! Nous ne voulons pas d’ennuis avec les syndicats… », peut faire grincer quelques dents...
Il en est de même avec l’aspect politique que prend la révolte de Zizanion et l’attentat contre le souverain : Macherot risque la censure de la fameuse Commission de surveillance de la Loi de 1949 pour la protection de la jeunesse. Craignant des sanctions, les éditeurs décident de ne pas publier ces deux récits en albums. Il faudra attendre que l’éditeur français Jacques Glénat en propose une première version en 1977 pour que Le Lombard republie ces aventures dans le Journal Tintin en 1979.
Mais pour Macherot, le mal est fait, et cette mésaventure a nécessairement contribué à ce qu’il quitte Tintin pour Spirou quelques années plus tard. Entretemps, il faut tout de même revenir aux héros au Val Tranquille, non sans maintenir leurs vêtements. Il prend effectivement l’excuse de l’hiver rigoureux qui frappe à nouveau le pays (décidément !) pour équiper de pied en cap tous les autres animaux.
Après ce Retour de Chlrophylle, Macherot met de côté ses bandes animalières pour créer Le Colonel Clifton. Mais la nostalgie reprend l’auteur qui fait repartir Chrorophylle à Coquefredouille en 1961 dans La Revanche d’Anthracite, une double aventure de 32 pages (nouvelle pagination des brochés de la collection Jeune Europe au Lombard) qui se conclut dans Chlorophylle joue et gagne.
Chlorophylle, un personnage du Lombard
Après le départ de Macherot, Le Journal Tintin a continué à faire vivre les aventures de Chlorophylle sous le crayon de différents auteurs, comme cela a pu être le cas avec d’autres personnages du journal comme Modeste & Pompon. Guilmard, Hubuc, Dupa, Greg, De Groot, Walli & Bom se succèdent pour donner une suite à ses péripéties pendant une vingtaine d’années.
Soixante ans après la création du personnage, Le Lombard remet le couvert en relançant la série. Le premier tome, intitulé Embrouilles à Coquefredouille est signé par Zidrou & Godi, les auteurs du désormais célèbre Élève Ducobu. Le challenge n’était pas facile à relever, car il fallait respecter le canevas de la série, tout en la modernisant suffisamment pour coller aux mentalités contemporaines et éviter le piège d’un morne plagiat.
« Reprendre Chlorophylle répondait à une envie personnelle, nous explique Zidrou, Mais lorsque le Lombard me l’a proposé, j’ai immédiatement accepté à la seule condition que ce soit Godi qui le dessine. En effet, il est un admirateur du travail de Macherot, et il aime dessiner des animaux, ce qu’il n’avait plus pu assouvir depuis des années avec le succès de Ducobu. Et cette série m’a permis de vivre afin de publier des séries plus adultes. Godi est si méticuleux, attentif et régulier dans son travail, que je trouvais légitime de l’en remercier avec cette autre collaboration. »
D’entrée de jeu, les auteurs réussissent à placer cette intrigue dans notre époque : Le Fourbi, capitale de l’île, était une belle ville aux accents méditerranéens ? Les repreneurs la dotent d’un festival de cinéma à la Cannes, et qui mieux que Chlorophylle pour tenir l’affiche du film-vedette ! « C’est cobbe une bise en abybe !, glisse Minimum à son ami, lors de la projection de l’entrée en scène d’Anthracite, respectant à la lettre le jeu de dialogue imaginé par Macherot en 1957.
« Impossible d’arriver à la cheville de Macherot !, continue le scénariste. J’ai écrit mon scénario sans avoir relu les albums de Chlorophylle, mais j’ai repris les intégrales par la suite pour vérifier quelques détails. Lorsque vous devez jouer au tennis contre un grand champion, vous n’allez surtout pas tenter d’analyser son jeu auparavant. Vous y aller derechef, et tenter de prendre un peu de plaisir. »
Un décalage au poil !
Et oui, car Anthracite est bien présent ! Enfin, … l’acteur qui joue son rôle ! Entre les vrais et les faux, Zidrou distille un suspens de bon aloi dans cette aventure plus intrigante que pleine d’action !
« J’avais lu et apprécié tous les albums de Chlorophylle dans ma jeunesse, nous détaille Zidrou. Godi et moi avions été vérifier si Anthracite avait bien été tué par des repreneurs précédents. Fallait-il réellement le refaire revenir à la vie ? Je laisserai le lecteur en juger. Mais nous ne sommes plus en 1950, on ne peut plus être aussi frais que ce qu’il a réalisé. Il est d’ailleurs plus simple de détourner volontairement l’esprit d’une série, comme Larcenet a pu le faire avec Valérian. J’aurais pu le faire, mais Bernard Godi est un grand admirateur de Macherot, il connaît tout de son œuvre et de sa vie. Il n’aurait donc pas pu trahir son univers ! »
Rappelons-nous que Godi avait déjà travaillé dans le domaine de la bande dessinée animalière avec Diogène Terrier (cinq albums parus chez Casterman, avant de réaliser L’Elève Ducobu. On retrouve d’ailleurs ses anciens personnages dans le début de l’album Embrouille à Coquefredouilles. Tel un passage de flambeau, la page 1 présente Diogène et ses amis qui installent le décor de la montée des marches de Chlorophylle : tout un symbole !
« Nous voulions être dans la lignée [de Macherot], avec les préoccupations d’aujourd’hui, explique Godi. Nous avons aussi tenté de placer un maximum de références visibles ou cachées pour amuser le lecteur familiarisé avec l’univers de Chlorophylle. Côté dessin, je pense qu’il se devait d’être, dans l’intention et le sentiment, au plus proche du trait de Macherot. Sinon, à quoi bon faire une reprise ? J’ai tenté de dessiner comme j’aurais aimé redécouvrir une nouvelle histoire de Chlorophylle. »
Si les perspectives de Godi ne valent pas celles de Macherot, le dynamisme de son dessin lui permet cependant de relever le défi de cette reprise. On regrette que les personnages soient un tant soit peu boudinés, ce qui leur confère un aspect pantouflard, mais ce défaut se dissipe un peu au cours des pages. On comprend que la démarche de l’hommage ne consiste pas tant coller au maître que de s’amuser avec ses personnages et de communiquer ce plaisir aux lecteurs. Tout cela est d’ailleurs finement démontré dans les pages de garde.
Quant à Zidrou, nous sommes maintenant habitués à la savante dose de cynisme grinçant que l’on retrouve dans presque tous ses albums. Il évoque même dans cet album la sexualité des personnages, y compris, , chose inouïe, leur possible homosexualité. Cela reste de l’ordre de l’évocation sans être jamais scabreux, mais même Minimum n’est pas insensible au beau sexe. C’est la conception de deux générations de bande dessinée, empli d’autodérision et de nostalgie qui s’affronte gentiment : savoureux !
Mais cela ne s’arrête pas là, car au-delà de la satire du milieu du cinéma et de ses fans décérébrés, les auteurs s’en prennent joyeusement aux têtes couronnées, en particulier au roi des Belges Albert II, quelque peu en délicatesse avec la reconnaissance de paternité, et les problèmes de son royaume : inégalité géographique des ressources, mouvement séparatiste à tendance républicaine, etc.
Au final, une fois le graphisme apprivoisé, on se prend rapidement au jeu des hommages, de la nostalgie pour la BD d’antan et de la satire de la politique actuelle. Ce qui la rend finalement relativement conforme à ce que Macherot avait pu réaliser en 1957. On attend le deuxième tome avec un Anthracite encore plus présent !
« Godi et moi-même allons réaliser un second album qui se déroulera dans la campagne, conclut Zidrou. Cet album viendra se placer narrativement dans la foulée du premier. Il rendra hommage à la création même de la série par Macherot. »
(par Charles-Louis Detournay)
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Lire notre interview de Zidrou ("Ducobu, Tourne-disque, Marina") : « J’aime varier les plaisirs »
[1] Et pas le Blonk comme l’indique erronément Jaques Pessis dans le dossier de l’intégrale 2 dédiée à Chlorophylle.
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