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Coup de coeur de la rentrée : "Robinson Suisse" d’Alex Baladi chez Atrabile

Par Frédéric HOJLO le 26 août 2019                      Lien  
Alex Baladi, prolifique auteur de bande dessinée alternative et invité d'honneur du prochain festival lausannois BDFIL, s'est emparé d'un classique de la littérature européenne. Mais, avec autant de malice que de dextérité, il en donne une version très libre et personnelle, au graphisme inattendu.

Alex Baladi nous fait une robinsonnade ! Il ne s’est certes pas attaqué au Crusoé de Daniel Defoe, mais à une famille à peine moins célèbre : celle inventée à la fin du XVIIIe siècle par le pasteur alémanique Johann David Wyss. Le dessinateur ne s’est cependant pas attelé à une adaptation littérale du Robinson suisse. Il s’est en effet inspiré de la suite écrite par Isabelle de Montolieu, traductrice et véritable promotrice de l’œuvre originelle.

Le Robinson suisse a été écrit par Johann David Wyss entre 1794 et 1798. Au départ uniquement destiné à l’édification de ses enfants, ce récit met en scène la famille d’un pasteur, les Zermatt, perdue sur une île du Pacifique, quelque part entre l’Indonésie et l’Australie. Lourdement moralisateur, ce roman s’inspire très probablement du Robinson Crusoe de Defoe, publié en 1719. Ce sont les fils du pasteur, Johann Rudolf et Johann Emmanuel, qui éditent le livre en allemand et l’illustrent en 1812 à Zurich [1]. Empreint de religiosité, l’ouvrage accorde une place importante à la parole du père de la famille Zermatt, porte-voix de Johann David Wyss.

Une version française est rapidement disponible grâce à Isabelle de Montolieu. Elle traduit et adapte, dès 1813 à Lausanne, le texte de Wyss. Elle lui donne alors un nouveau sous-titre [2] et surtout songe à lui donner une suite et même une fin. Il faut attendre une dizaine d’années pour que son désir se concrétise. Elle entreprend donc d’alléger la prose de l’homme d’Église, en édulcorant les passages les plus moralisateurs, et invente une suite directe à l’histoire de la famille Zermatt. Parue en 1829, c’est cette version qui sert de référence à de nombreuses traductions, notamment dans le monde anglo-saxon.

De tout cela, Alex Baladi n’avait pas connaissance lorsqu’il a songé à dessiner une robinsonnade suisse. L’envie lui en était venue d’un souvenir d’enfance, celui d’avoir regardé à la télévision une série inspirée du récit de Wyss [3]. Bien des années plus tard, comme il le raconte dans l’introduction dessinée de l’ouvrage qui vient d’être édité par Atrabile, il retrouve le livre du pasteur suisse dans une bibliothèque, puis s’intéresse à la suite rédigée par Isabelle de Montolieu.

C’est finalement cette version qu’il décide d’adapter, mais en se donnant une très grande liberté. Il prend exemple sur la baronne de Montolieu elle-même : ne s’est-elle pas permis non seulement de créer une suite mais aussi de réécrire des passages entiers du livre d’origine ? Il reprend donc les personnages - le père et la mère, les quatre fils Fritz, Jack, Ernest et François - ainsi que la situation et le décor - l’isolement depuis quatre ans sur une île aux ressources suffisantes pour vivre.

Mais Baladi se laisse ensuite toute latitude pour animer ses personnages. Il commence d’ailleurs son propre récit au chapitre XL, et non au chapitre XXXVII comme l’avait fait Isabelle de Montolieu pour donner suite à l’ouvrage Wyss, créant ainsi une solution de continuité entre Le Robinson suisse d’origine et le sien, comme un hiatus symbolisant à la fois le jeu littéraire et l’infinité du champ des possibles. Il peut alors écrire et dessiner une version très personnelle de l’histoire, ce qu’il ne se prive évidemment pas de faire.

Quel peut être l’intérêt d’une telle adaptation ? Il ne s’agit pas de populariser un texte déjà connu et encore moins d’en donner une version « accessible » car illustrée. Nous n’imaginons pas les éditions Atrabile se lancer dans une série d’adaptations littéraires convenues voire lisses [4]. L’enjeu est double : pour réussir un tel exercice et parvenir à réaliser une œuvre un tant soit peu innovante, il faut un minimum de prise de risque esthétique et, en terme d’écriture, soit une réflexion intellectuellement stimulante, soit une volonté de se mettre à nu et de se révéler.

Coup de coeur de la rentrée : "Robinson Suisse" d'Alex Baladi chez Atrabile
Robinson Suisse © Alex Baladi / Atrabile 2019
Robinson Suisse © Alex Baladi / Atrabile 2019
Robinson Suisse © Alex Baladi / Atrabile 2019

Alex Baladi relève le défi. Comme le suggère Dominique Radrizzani [5] dans sa préface en forme de lettre à l’auteur, le dessinateur accoste l’île du récit comme une page blanche - à moins que ce ne soit la page blanche qu’il aborde comme une île déserte. Ainsi s’approprie-t-il cet espace, l’habitant au même titre que la famille Zermatt, bien que sur un autre plan, en faisant de l’île / page blanche son terrain de jeu et territoire d’invention. Il fait siens les soucis du père, la bienveillance de la mère, les caractères opposés des fils. Il habite leur cabane perchée et leur maison de pierre. Il se questionne avec eux sur les choix à faire, sur les précautions à prendre et, parce que cela s’impose avec autant de simplicité que de force, sur l’avenir sur ou hors de l’île.

Mais cette île / page blanche, il faut d’abord lui donner vie. Pour un dessinateur, cela signifie poser ses traits. Pour un auteur de bande dessinée, cela veut dire bien souvent tracer des cases, des bulles, des mots. Pour Baladi, cela implique, du moins pour son Robinson, de sortir du confort de la routine. Ainsi, lui qui a dessiné des dizaines d’ouvrages en noir et blanc, que ce soit pour Atrabile, L’Association, La Cafetière ou The Hoochie Coochie, a décidé cette fois de faire éclater ses couleurs.

Son introduction est dessinée de son style habituel : un trait noir assez épais mais souple, un encrage puissant et contrasté, des cases reliées les unes autres par un côté et formant une sorte de guirlande. Puis tout le reste de l’ouvrage, hormis une courte séquence onirique, est fait de cases colorées, séparées d’un simple trait noir charnu évoquant les contours des vitraux de cathédrales. S’il privilégie les aplats très vifs, ce n’est pas systématique. Car il n’a pas voulu choisir entre toutes les techniques et instruments qu’il avait envie d’employer.

Crayons et feutres, gouache et acrylique, stylo bille et papiers découpés : Baladi passe des uns aux autres avec une telle aisance que cela passe parfois inaperçu. Il ne se contente d’ailleurs pas de juxtaposer les techniques et leurs effets, mais va jusqu’à les mêler, créant des jeux sur les matières qui, s’ils sont beaux, ne sont pas gratuits : ils contribuent grandement à créer les ambiances et renforcent de beaucoup les impressions et sentiments provoqués par chaque dessin.

Robinson Suisse n’est pas pour autant un exercice de style ou une démonstration de virtuosité, ce qui en soi en ferait déjà un livre notable. Une bande dessinée réussie est le résultat, c’est notre postulat, de l’adéquation entre une esthétique et un discours. Cela suppose une prise de risque artistique mais aussi une implication intellectuelle de son auteur. En ce sens, la variété des techniques et l’éclat des couleurs convoqués par Baladi correspondent à son récit et ses questionnements. Il place ses personnages certes sous le brillant soleil des tropiques, mais aussi face des à questions à la fois très concrètes pour eux et universelles par leurs enjeux.

Les couleurs vives et en aplats entraînent une certaine déréalisation du récit. Elle donne un aspect un peu cartoon à une histoire qui aurait pu pêcher par excès de sérieux. Le surgissement de matières plus rarement visibles en bande dessinée surprend et accroche le regard. Cet effet de mise à distance est parfois nécessaire pour conduire le lecteur aux réflexions les plus importantes, une confrontation directe et trop abrupte pouvant être ennuyeuse voire répulsive. Un peu d’humour et quelques références nous le confirment : nous lisons une bande dessinée, ce n’est pas du sérieux messieurs-dames !

Et pourtant. Baladi ne balaye certes pas d’un revers de main le genre du récit d’aventure et de la robinsonnade, mais il évoque aussi sûrement que discrètement quelques problèmes cruciaux pour ses personnages et incontournables pour ses lecteurs. Parmi ceux-ci, deux méritent particulièrement d’être mis en lumière, car il font écho, avec gravité, à des choix historiques de la Confédération helvétique comme à notre monde contemporain.

Le premier est d’ordre politique et a trait à la vision et l’accueil de l’étranger. La famille Zermatt, après quatre ans passée sur « son » île, se perçoit comme ses habitants légitimes. Rien ne prouve pourtant que cette terre n’ait jamais été habitée et la famille sait que d’autres îles pas si lointaines sont peuplées. Mais les membres de la famille voient, à des degrés divers, tout élément venant possiblement de l’extérieur comme « étranger ». Dans ce contexte se pose la question de la représentation de l’autre, qui divise les frères. Une vision ouverte et pacifique s’oppose à une autre beaucoup plus fermée et raciste. Pas totalement irréconciliable, elles conduisent malgré tout à des prises de position fatalement divergentes : le rejet ou l’accueil. Difficile de ne pas penser aux débats et aux politiques en Suisse, en Europe ou aux États-Unis à propos de l’accueil des réfugiés...

Une autre question, plutôt d’ordre philosophique, est abordée en apparence par la bande mais se trouve au cœur de toute robinsonnade et se pose à chacun d’entre nous. Faut-il pour être heureux vivre en retrait du monde et « cultiver son jardin », comme l’écrivait Voltaire [6], quitte à se couper de certains plaisir et surtout d’êtres aimés, voire à entretenir une forme d’égoïsme ? Ou au contraire faut-il se confronter au monde, à ses bienfaits comme à ses tentations, quitte à renoncer à la tranquillité et à la paix de l’esprit ? Cette question, faussement résolue par les Zermatt, se pose avec acuité pour eux, qui se sont créés un paradis terrestre. À force de labeur, ils sont parvenus à assurer leur subsistance et à trouver un équilibre. Mais ils ne sont pas coupés du monde. Des navires s’approchent de temps à autre de leur île, assez rarement pour préserver leur isolement mais suffisamment souvent pour que la question du départ se pose régulièrement. À chacun de trancher. Là encore, Baladi nous montre que le bloc formé par la famille peut être friable.

Alex Baladi a réussi son Robinson Suisse. Son passage à la couleur est étonnant et détonnant. Il correspond fort bien au ton du récit et cache, pour mieux les révéler, des enjeux intellectuels subtilement abordés. Déjà trois fois lauréat du Prix Töpffer Genève et très prochainement honoré à Lausanne, gageons que le dessinateur sera de nouveau distingué. Ce qui ne l’empêchera pas de continuer à être l’un des fidèles ouvriers « La Fabrique de fanzines » et de la bande dessinée alternative.

Robinson Suisse © Alex Baladi / Atrabile 2019
Robinson Suisse © Alex Baladi / Atrabile 2019
Robinson Suisse © Alex Baladi / Atrabile 2019
Robinson Suisse © Alex Baladi / Atrabile 2019

(par Frédéric HOJLO)

Cet article reste la propriété de son auteur et ne peut être reproduit sans son autorisation.

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Code EAN : 9782889230846

Robinson Suisse - Par Alex Baladi (d’après le livre d’Isabelle de Montolieu) - Atrabile - préface de Dominique Radrizzani - collection Ichor - 21 x 28 cm - 112 pages couleurs - couverture cartonnée - parution le 21 août 2019.

Un autre ouvrage d’Alex Baladi est à paraître le 11 septembre 2019 :
Course - Par Alex Baladi (dessins) & Pierre-Yves Lador (textes) - co-édition Hélice Hélas / La Cinquième Couche - 21,7 x 17 cm - 96 pages couleurs - broché - ISBN 978-2-39008-058-9.

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[1Il a alors pour sous-titre La Famille suisse Robinson ou Le Prédicateur suisse naufragé et sa famille. Un livre didactique pour les enfants et les enfants des amis à la ville et la campagne.

[2Il s’agit cette fois de Le Robinson suisse ou Journal d’un père de famille naufragé avec ses enfants.

[3Les Robinson suisses (Swiss Family Robinson), série canadienne en 26 épisodes de 30 minutes réalisée par Peter Carter et diffusée par TF1 à partir de septembre 1977.

[4Non, ce n’est pas une référence à la collection co-créée par Glénat et Le Monde, promis !

[5Historien de l’art et directeur artistique du festival BDFIL, il évoque dans son texte certaines références ou influences d’Alex Baladi.

[6Expression conclusive du conte philosophique Candide (1759), que Wyss et de Montolieu connaissaient sans doute.

 
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