On aurait tort de réduire l’histoire de la BD française aux seuls Pieds Nickelés, Astérix et autre Concombre Masqué. Ce serait faire fi d’une tradition de « BD de gauche », progressiste, dont les origines remontent au début du XXe siècle, bien avant la Révolution russe ou le Front populaire.
Combien se souviennent encore que des auteurs aussi illustres que Gotlib, Tabary, ou Raymond Poïvet (auquel la cité d’Angoulême consacre une fort belle expo [1] ) ou encore Hugo Pratt ont été publiés dans ces journaux largement financés par le Parti Communiste ? L’occasion nous est donnée de mesurer à travers cet ouvrage la contribution apportée par ces publications à l’histoire et au patrimoine de la bande dessinée. Une contribution que vient réhabiliter fort justement et avec talent l’ancien rédacteur en chef de Pif Gadget.
Période Rouge
En revenant sur l’histoire des journaux pour enfantt de mouvance communiste l’équipe de Vaillant Collector a entrepris non seulement un formidable travail autour de publications aujourd’hui tombées dans l’oubli, mais aussi une action pédagogique salutaire. On ignore souvent que c’est toute une tradition de la BD française qui prend sa source dans ces journaux disparus souvent introuvables.
Richard Medioni connaît bien son sujet et beaucoup se souviennent encore de l’entreprise Période Rouge, un site créé avec ses complices Françoise Bosquet et Mariano Alda. L’auteur y remontait sans complaisance aux origines d’une aventure de presse sans précédent et qui marqua profondément le paysage éditorial des années 1970 1980.
En 2003, dans Pif, la véritable histoire, Richard Medioni avait alors choisi de raconter la genèse du magazine et l’épopée des éditions Vaillant. Issu de la Résistance, cet éditeur émanait du Parti Communiste qui en assurait alors le financement et la diffusion, notamment via son réseau de militants.
Peu à peu les éditions Vaillant connurent un développement remarquable dont le point d’orgue reste l’incroyable succès de Pif Gadget. Dans le journal numérique, Période Rouge (le titre se référant à la fois à la couleur idéologique des pourvoyeurs de fond mais aussi à la maquette du journal), l’auteur révélait les mésaventures et les compromissions politico-idéologiques de l’équipe du journal tout en rendant un vibrant hommage à toute une génération d’auteurs et de collaborateurs comme Jean Cézard, Jean-Claude Forest (mais oui !) ,Arnal (créateur de Pif le chien) ou même Paul Gillon...
Manifestement tout n’avait pas encore été dit ! Réunis en trois volumes parus en 2009 et 2010 les articles parus dans Période Rouge restent une source de documentation incomparable mais souffraient sans doute d’un aspect trop magazine et méritaient une présentation plus soignée nourrie de nouveaux documents, mis en perspective par la passion de l’auteur qui contribue à rendre cette histoire aussi captivante qu’un roman.
Un siècle de BD militante
C’est à un véritable voyage aux sources de la BD « progressiste », de "culture de gauche" que nous entraîne ce passionnant ouvrage complet, abondamment illustré. Plus de 1150 documents (dont beaucoup d’inédits), déclinés en 72 chapitres et plus de 500 pages sont rassemblés ici pour nous faire vivre cette épopée artistique, idéologique et humaine.
C’est ainsi qu’on découvrira que les origines remontent au début du XXe siècle, époque où une certaine presse (contenant encore peu de BD) choisit l’engagement, la défense d’idées socialiste et révolutionnaire. Jean-Pierre, premier journal pour enfants issu de cette mouvance, naît en décembre 1901. Son successeur Les Petits Bonshommes, sont eux aussi les ancêtres des premières revues pour enfants soutenues par des organisations syndicales ou des mouvements ouvriers.
1921 voit naître Le Jeune Camarade. Directement liée aux jeunes communistes, cette revue annonce clairement la couleur (rouge, évidemment) : les bandes dessinées ne sont pas en aparté, elles restent au service de la cause révolutionnaire cultivant un militantisme souvent très sectaire et anticlérical.
À partir de 1933, le changement de titre (Mon camarade) s’accompagne de l’arrivée d’histoires de qualité et d’auteurs comme Jean Trubert ou Duteurtre (qui signait Dut). Interdite en 1939 la revue renait sous un autre titre : Le Jeune Patriote publié clandestinement de 1940 à 1945 avant de devenir Vaillant, le journal de Pif à la Libération.
C’est alors que surviennent les grandes séries qui vont contribuer au succès du journal : les Pionniers de l’Espérance, Fils de chine, Le Concombre masqué, Gai Luron, Totoche… signées de noms aujourd’hui reconnus comme Raymond Poïvet, Paul Gillon, Nikita Mandryka, Marcel Gotlib ou Jean Tabary.
La BD, ce n’est pas un gadget !
C’est évidemment à partir de 1969, à la faveur du changement de titre, d’une nouvelle maquette et du fameux gadget que le journal va connaître son âge d’or avec de nouveaux venus comme Marcello (Docteur Justice), Gérald Forton (Teddy Ted), Mic Delinx et Godard (La Jungle en folie) ou André Chéret (Rahan)…
Jean Olivier et Roger Lécureux règnent en maître sur des récits humanistes et ambitieux. Le coup de maître reste certainement la découverte d’un italien quasi inconnu à l’époque Hugo Pratt dont les premières planches de Corto Maltese apparaissent dans le journal en mars 1970.
Car si le succès commercial de l’entreprise s’explique par" les coups éditoriaux" fort réussis avec certains gadgets (les fameux Pifises, les Pois sauteurs ou l’appareil photo), la plus belle réussite du journal demeure sa contribution à la révélation d’auteurs devenus aujourd’hui des grands de la BD.
Si de nombreuses vedettes de l’époque (Jean Richard, le chroniqueur scientifique Albert Ducrocq apportèrent aussi leur soutien au succès de la revue, associant culture, caution éducative et divertissement, la publication de belles et bonnes histoires constituait l’un des principaux objectifs de l’équipe du journal. À l’inverse de certains de ses concurrents de la presse jeunesse, la BD n’y faisait pas figure de gadget ! Il suffit pour s’en convaincre de relever dans cet ouvrage érudit et passionnant la liste des auteurs qui ont accompagné l’aventure Vaillant puis Pif.
Si la plupart d’entre eux étaient loin de partager les options idéologiques de leur éditeur, ils restaient animés par une culture humaniste, généreuse parfois un peu boy-scout mais qui n’excluait pas le talent. À l’instar de ses concurrents (Tintin, Spirou, Pilote...), la maison Vaillant a réussi à imposer des styles et des histoires ayant une véritable personnalité. En dépit de pressions éditoriales fortes dont Medioni se fait l’écho, de nombreux auteurs parmi les plus grands furent révélés dans ces pages.
Comment une revue honorée en 1970 par le prestigieux prix italien Yellow Kid finit-elle par sombrer ? À force de facilité et de virages éditoriaux souvent irréfléchis.Richard Médioni n’élude pas la question, bien au contraire : Si l’amertume affleure parfois dans son propos, il ne dissimule pas pour autant les raisons (multiples) du naufrage de Pif disparu en 1994.
Truffé d’anecdotes, de témoignages et de documents précieux, cet ouvrage passionnera tous les amateurs. Au-delà de son intérêt historique (surtout pour la période des origines ), il nous dévoile également les luttes, querelles intestines et compromissions qui ont tant pesé sur la vie du journal soulignant au passage comment la presse des jeunes est loin d’être à l’écart du monde. Elle fut même souvent le témoin proche des conflits idéologiques qui agitèrent le XXe siècle.
Richard Medioni les replace dans le contexte politique et social du moment, ce qui apporte un éclairage bien nécessaire pour comprendre la démarche des auteurs et certains choix éditoriaux. BD engagée, militante, épris d’une philosophie utopiste, les BD de Pif demeurent de précieux témoignages d’une certaine histoire de la BD d’expression française.
(par Patrice Gentilhomme)
Cet article reste la propriété de son auteur et ne peut être reproduit sans son autorisation.
Participez à la discussion