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Disparition d’Alex Varenne, maître troublant du noir et blanc érotique

Par Charles-Louis Detournay le 21 octobre 2020                      Lien  
C’est avec tristesse que nous avons appris le décès d’Alex Varenne ce 19 octobre dernier, l’un des plus grands maîtres français dans le genre de la bande dessinée érotique. Mais aussi un peintre marquant dans sa maîtrise du noir et blanc.

Disparition d'Alex Varenne, maître troublant du noir et blanc érotiqueNé le 29 août 1939 dans la métropole de Lyon, Alex Varenne débute sa carrière à la fois comme peintre abstrait et enseignant des arts plastiques. Puis, il entrevoit les « incroyables possibilités de la bande dessinée » : il presse son frère écrivain de lui écrire des scénarios et ils signent ensemble deux albums chez Éric Losfeld, bien connu pour avoir publié le premier Lone Sloane, ainsi que des albums de BD plus sexués comme Barbarella, Histoire d’O, Pravda la Survireuse, les Aventures de Jodelle, et bien d’autres. Mais l’éditeur ne parvient pas à se sortir du procès pour la publication d’Emmanuelle, et fait faillite avant de les publier. Alex Varenne n’en continue pas moins à croire en ce « moyen d’expression extraordinaire », et les deux frères parviennent in fine à sortir divers albums et adaptations dont la série d’anticipation Ardeur (1979), œuvre majeure parue dans Charlie Mensuel alors dirigé par Georges Wolinski.

« Pour m’amuser, je me suis mis également à dessiner rapidement quelques petites histoires érotiques », racontait l’auteur à ActuaBD.com. « Je ne pouvais pas demander à mon frère Daniel de les scénariser, car on ne peut mettre en forme que ses propres fantasmes, même s’il s’agissait en réalité plutôt de récits autobiographiques que projections imaginaires. D’après moi, pour qu’une histoire érotique fonctionne, il faut éviter les clichés, et travailler sur un minimum de vécu afin que le récit reste crédible. »

Carré noir sur dames blanches, par Alex Varenne chez Albin Michel (1984)
La réédition au sein des Grands Classiques de la BDE.

Contre toute attente, ce Carré noir sur Dames Blanches séduit les foules, par son trait fin, son aspect aussi réel qu’intemporel, et son érotisme assumé. Par la suite, Varenne s’engouffre donc seul dans ce style qui lui va si bien, lui qui dessine des femmes depuis qu’il est adolescent. Suivent alors une dizaine de récits faisant souvent évoluer ses héroïnes dans des milieux aussi sombres que réalistes.

Comme on peut le remarquer dans Carré noir sur Dames Blanches, Varenne voue un culte à l’art de l’estampe japonaise :« Degas et Van Gogh avaient déjà été fort "impressionnés" par ce nouveau style que l’on présentait alors à Paris : l’aspect moderne et le nouveau cadrage les a fort touchés. C’est d’ailleurs sûrement le style de dessin qui me marque le plus, et vers lequel j’ai souvent envie de tendre : revenir à la ligne essentielle pour exprimer le plus de sentiments. »

Les secrets du monde de la nuit

Outre l’album précité, sa série la plus populaire reste l’étonnante et subversive saga d’Erma Jaguar, une plongée sans concession dans le monde de la nuit qui ne laisse pas le lecteur indifférent, ni innocent, comme s’il devenait un complice de lecture. Ces trois récits réalistes poussent en effet au paroxysme la recherche du plaisir bien présente en cette fin des années 1980, et captive par l’ambigu personnage principal, qui symbolise une nouvelle génération de la sexualité.

Varenne : des aplats noirs pour illustrer au mieux le milieu sombre de la nuit
Erma Jaguar, tome 1 - Albin Michel en 1988, puis repris chez Glénat en intégrale.
2010 : enfin, l’intégrale !

Erma Jaguar, un personnage aussi étonnant que sulfureux, parcours la ville à la recherche d’aventures étranges, accompagné d’une bien naïve jeune femme, témoin de ses affres. Ce personnage central au look inspiré par Annie Lenox joue de la frontière entre les sexes, mais aussi du lien entre lecteur et auteur, dans un final moins imaginaire que délirant. Ce road-movie de la nuit dans lequel le scénariste joue avec son personnage dans des lieux qu’il connaît, opère une mise-en-abîme plus qu’intéressante, même si elle n’en est que plus déstabilisante.

Ce titre accroche son public avec un récit qui se déroule dans les parkings et sur les aires de repos des autoroutes. Si sa technique du noir et blanc n’est pas encore aussi admirablement dominée que dans les albums suivants, Varenne franchit une étape décisive avec Erma Jaguar !

Erma Jaguar T1, par Varenne (Glénat) : le troisième tome des "Grands Classiques de la BD Erotique" par Hachette

Le retour à la peinture

Les années 1980 et 1990 consacrent l’érotisme envoûtant et la ligne sombre du trait d’Alex Varenne qui marque l’histoire de la BD érotique par ses récits fantasmés aux remarquables compositions en noir et blanc. Les années 2000 marquent pourtant pour l’auteur un déclin,victime d’un recul du genre érotique en bande dessinée sous la pression d’une censure rampante des canaux de diffusion, particulièrement dans la grande distribution qui lui avait précédemment ouvert ses portes.

La nouvelle édition de La Correction paru en novembre 2009 chez Drugstore.

Sans désemparer, Alex Varenne se réfugie dans la peinture, comme il nous l’expliquait en 2009 : « Depuis bientôt dix ans, j’ai souhaité revenir vers la peinture : elle est plus intime, plus personnelle, elle me permet de faire passer autant de pulsions que d’émotions, ce qui m’est parfois plus complexe quand je veux mettre en place un personnage dans un album, cela casse le lien entre l’auteur et le lecteur, alors que dans la peinture, l’observateur y place sa part de sensibilité pour la faire vivre de son point de vue ! Malgré le fait que dessiner des voitures ou des immeubles modernes me peine par-dessus tout, je ne suis pas contre de revenir à la bande dessinée, mais je dois avouer que la peinture m’attire actuellement beaucoup plus. »

Contre toute attente, les années 2010 signalent un retour en grâce pour Alex Varenne. Ses albums reviennent sur le devant de la scène, tout d’abord avec la réédition de La Correction fin 2009 chez Drugstore suivie par celle du fonds d’Albin Michel racheté par Glénat. Puis l’éditeur grenoblois édite enfin une intégrale des trois albums d’Erma Jaguar en 2010.

Ensuite en 2011, les Humanoïdes Associés rééditent un ouvrage devenu rare, Les Larmes du Sexe, dans lequel l’auteur mélange les deux genres qu’il affectionne : l’illustration de nus féminins dans des ambiances claires-obscures, ainsi que des courts récits mettant en scène un couple dans des lieux et des situations décalées.

"Les Larmes du sexe" d’Alex Varenne - Les Humanoïdes Associés

Enfin en 2016, c’est une forme de consécration qui attend Alex Varenne : Vincent Bernière et Hachette lancent Les Grands Classiques de la bande dessinée érotique en kiosque, le titre d’Erma Jaguar est utilisé comme locomotive de la collection, juste après Le Déclic de Milo Manara et Emmanuelle de Guido Crépax. Insigne honneur !

Erma Jaguar T1, par Varenne (Glénat) : le troisième tome des "Grands Classiques de la BD Erotique" par Hachette

En dépit de cela, la page de la bande dessinée est définitivement tournée pour Alex Varenne. Désormais, c’est avec les galeristes qu’il va réfléchir et créer : « Après six années de peinture sur toile dans un style plus néo-pop, j’ai cherché un nouvel espace de liberté, de création. Et Marc Breyne de la galerie Huberty & Breyne m’a alors proposé [...] de changer de support. L’idée était bonne, mais j’avais déjà essayé le carton, le papier, la toile… Je ne voulais pas revenir au bois car je désirais un appui moderne et j’ai alors opté pour le plastique, et après plusieurs essais, pour le plexiglas. Je peux ainsi peindre sur le verso, du côté interne au cadre. Cela m’a ouvert des imaginaires que je n’aurais jamais pu envisager : avec les effets de superpositions que j’apprends à dominer, je parviens à faire vivre la peinture selon l’angle de vue, c’est d’autant plus interactif que le thème ne me lasse pas ! Plus je vieillis, plus le concept du fantasme se renforce, pour se teinter dans ce cas-ci d’une ambiance sacrée ou cosmique. »

En 2009, Alex Varenne, dans son inspiration "cosmique".
Photo : Charles-Louis Detournay.

Avec ces peintures sur plexiglas, on retrouve la sobriété et le trait stylisé de Varenne, mais il y a également un aspect de nouveauté indéniable dans cette collection : les femmes sont sobrement représentées, souvent dévêtues sur un fond noir.

Puis graduellement, des couleurs métalliques viennent se mêler aux tons mats déjà présents. Les femmes se parent alors symboliquement de bijoux, rejetant d’un regard absent une vulgarité supposée, pour se draper dans les plus beaux atouts. Chaque apparition semble prendre sur le vif une dame dans son intimité. Instant volé ou instant offert, le charme opère. Même la femme soumise conserve sa dignité dans une emprise convenue par un jeu qu’elle mène en sous-main.

« C’est compliqué de cataloguer une œuvre comme érotique ou pornographique, nous expliquait Varenne en 2009, Selon tel point de vue, une cheville à elle-seule pourrait être érotique, alors que dans notre époque, des coïts bien filmés pourraient répondre à la même étiquette. Pour ma part, je trouve pornographique de filmer les émois et les consciences de personnes 24h sur 24. On dévoile l’ensemble de leurs secrets, on viole leur intimité, et on les laisse vides, sans rien qui puisse encore les préserver, et donc les rendre intéressants. Sans pour autant renier la part de mon travail qui consistait auparavant à faire ‘bander’ le lecteur, je veux revenir vers l’image même de la femme : d’un côté, son rapport au désir, au plaisir suggéré qui pousse l’homme à vouloir s’aventurer toujours plus loin dans sa découverte, et d’un autre côté son caractère sacré que l’on a actuellement trop facilement oublié. »

Un troublant tableau d’Alex Varenne.
"Marc by H&B", Bruxelles.

Encore dernièrement, en visitant l’expo Götting au sein du nouvel espace Marc By H&B à Bruxelles, nous avons été frappés par une peinture réalisés par Alex Varenne qui trônait dans le bureau du galeriste. Avec une constatation : avec les années, l’artiste n’a fait que gagner en puissance d’évocation et en finesse, ne se reposant jamais sur ses acquis, et cherchant en permanence de nouvelles voies d’explorations dans sa représentation totémique de la femme.

La galeriste Marc Breyne qui collaborait avec Alex Varenne depuis une dizaine d’années, nous a témoigné hier son émotion à l’annonce de la disparition de l’artiste : « Un grand Artiste et ami nous a quittés... Je ne trouverai pas les mots justes pour lui rendre hommage : c’est trop tôt... Il voulait venir nous faire une dernière exposition. Il adorait venir à Bruxelles. On la fera, Alex... Et on ouvrira le Pinot, c’est promis ! »

Alex Varenne et Marc Breyne, en 2009
Photo : N. Anspach.

Propos recueillis par Charles-Louis Detournay.

(par Charles-Louis Detournay)

Cet article reste la propriété de son auteur et ne peut être reproduit sans son autorisation.

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Concernant Alex Varenne, lire :
- un article assez complet qu’ActuaBD lui avait consacré en 2009 : La rédemption d’Alex Varenne
- une interview en 2014 : Alex Varenne : "Quand on fait de la BD érotique, on renonce à tous les prix."
- à propos d’Erma Jaguar, lire Glénat et Delcourt, les duellistes de l’érotisme chic
- Le retour en grâce de Varenne

 
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2 Messages :
  • JE RÊVE EN NOIR ET BLANC.

    Alex rêvait en noir et blanc et ses bandes dessinées sont devenues des classiques dans la littérature, la peinture érotique.
    L’ayant connu lors d’un entretien sur la radio (hélas disparue Radio G ) il avait démontré tout le côté contestataire que pouvait avoir la Bande Dessinée ( avec au scénario) son frère. Pour le journal l’Humanité il rappelait son amour absolu pour le noir et blanc : « Je suis intéressé par la lumière et la couleur la mange « Alex, par sa volonté de décrire l’amour ne s’éloignait pas de sa vision du monde. Il déclarait « Je pense que l’on arrive à une fin de civilisation. Le capitalisme se survit....La décadence a une esthétique. Un artiste doit être témoin de son temps... » Sade, DeLaclos , et même Aragon ( Lire « Le con d’Irène) seront heureux d’accueillir Alex Varenne au paradis ( si il existe) des amoureux des corps.

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    • Répondu par Philippe Morin le 26 octobre 2020 à  15:10 :

      Bonjour,

      Pour ceux qui veulent en savoir plus, je ne saurai vous conseiller de lire la superbe monographie "Alec Varenne, Itinéraire d’un libertin" écrite par Luc Duthil et publiée dans la collection Mémoire Vive des éditions PLG il y a 12 ans, toujours disponible !

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