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« Epiphania » de Ludovic Debeurme : au-delà de la colère…

Par Didier Pasamonik (L’Agence BD) le 14 octobre 2019                      Lien  
Il y a en ce moment deux livres formidables qui sortent en librairie. L’un est un essai : « Faire rêver – De l’art des Lumières au cauchemar publicitaire » de Thomas Schlesser chez Gallimard ; l’autre est une bande dessinée : « Epiphania » de Ludovic Debeurme chez Casterman. Tentons l’expérience de retrouver comment les thèses du premier résonnent dans le travail de l’autre…
« Epiphania » de Ludovic Debeurme : au-delà de la colère…
« Faire rêver – De l’art des Lumières au cauchemar publicitaire » de Thomas Schlesser chez Gallimard

Pour Thomas Schlesser, que l’on peut voir développer sa pensée dans une conférence donnée au Festival de l’Histoire de l’art de Fontainebleau en juin 2018, il y a une forme très classique d’aborder le rêve : « ... c’est de le considérer comme une forme d’imprégnation quand le rêve infuse chez les artistes et dans les œuvres et que les images s’en trouvent comme pénétrées. » Mais il ajoute aussitôt : « Il y a une deuxième manière de voir la chose, plus performative, c’est celle de faire rêver, d’essayer d’agir sur le cerveau du spectateur pour y conduire, y transporter des images. »

La première est onirique, elle a le caractère du rêve ; la seconde est, selon un qualificatif rare, « onirogène », c’est-à-dire susceptible d’engendrer des rêves, des rêveries, des cauchemars. Dans son livre, Schlesser montre comment de l’art royal de Coypel, le peintre officiel de Louis XIV, au Surréalisme imprégné de Freudisme, cet idéal a finalement été corrompu.

Un monde formaté pour le consumérisme

L’affaire a bien évidemment sa longue généalogie : « Suggérer, voilà le rêve » répondait le poète symboliste Stéphane Mallarmé à Jules Huret, exaltant les qualités intrinsèques et la puissance insoupçonnée de l’allusion, de la rêverie suscitée par l’observation des objets, d’une image… Il insiste sur le fait que c’est dans cet informulé que réside toute la jouissance de l’œuvre d’art.

Ce que Schlesser démontre, c’est comment cet idéal d’intérêt général : l’élévation de l’homme par l’art, a été colonisé dans la publicité dès la fin du XIXe siècle au profit d’intérêts particuliers, dans une entreprise de prise de contrôle de ce que le PDG de TF1 appelait «  le temps de cerveau disponible » des spectateurs.

Le résultat, c’est que cette puissance onirogène -d’Hollywood à l’Internet- a plongé le monde dans un bain de rêverie consumériste à la trajectoire écologique mortifère.

La prise de conscience de l’enjeu écologique, qui a plus de cinquante ans maintenant, qui s’est muté récemment en un désenchantement brutal, explique sans doute la réaction névrotique et toute aussi violente d’une certaine catégorie d’individus face aux truismes énoncés par une enfant de seize ans. C’est que, face à ces événements, le roi capitaliste est nu et c’est, comme dans le conte, un enfant qui le dénonce.

Et Debeurme dans tout cela, me direz-vous ? Eh bien, il est dans la droite ligne de cette réflexion quand il interroge sur ActuaBD, dans une interview accordée à Frédéric Hojlo,, le lien entre cette histoire et «  la pulsion morbide qui saisit tous ceux qui arrivent dans ce monde avec si peu de sens à y trouver… »

Il fait le parallèle entre son récit et les théories d’Edward Bernays (1891-1995), le fondateur de la propagande politique institutionnelle et de l’industrie des relations publiques, l’un des théoriciens du consumérisme américain.

Ludovic Debeurme lors du lancement de l’album à la librairie ICI à Paris.
Photo : D. Pasamonik (L’Agence BD)

Des renoncements, puis une renaissance.

Epiphania, dont ce troisième volume clôt le cycle, déploie précisément ces interrogations onirogènes. Il met en scène des personnages marginalisés : Koji, Vespero, Bee, leurs parents…, dans un monde qui a fabriqué leur altérité et dont la monstruosité-même a valeur de métaphore.

Ses héros sont confrontés à la perte de leurs parents, de leurs enfants, de leurs semblables, victimes d’une société hébétée qui cultive sa colère et qui n’a que cela à opposer aux événements dont ils ont perdu le contrôle : « On est déjà au point de non-retour, nous dit Debeurme. Ce dont il s’agit actuellement, c’est de limiter le pire. J’ai arrêté de me répandre dans la colère face à l’inaction et le déni. Elle ne me sert ni à moi ni à ma capacité à me mobiliser et tenter de transmettre à travers mes livres la seule chose à faire actuellement : conscientiser et contribuer humblement à une pensée collective de construction. Il ne s’agit pas de remplacer un dogme par un autre. Mais de témoigner d’un chemin parcouru avec mes personnages et les rencontres qui ont modifié ma façon de voir notre monde. »

Il prône une renaissance, « après une série de renoncements », à l’issue d’un travail sur soi-même, personnel mais aussi social, notamment sur « la colère qui lui avait tenu de corps jusqu’ici. » Mais en a-t-on encore le temps ? Là est toute la question.

Lectures roboratives qui illustrent bien notre époque.


« Epiphania » de Ludovic Debeurme chez Casterman.

(par Didier Pasamonik (L’Agence BD))

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Illustrations : © Casterman

 
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