L’histoire de Francette - la bande dessinée - a débuté il y a quinze ans. Celle de Francette - de son vrai nom Françoise Tournier - a commencé en 1914. Les deux se rejoignent dans le nouveau numéro de la revue Dérive urbaine, qui n’est d’ailleurs pas numéroté et s’efface presque entièrement derrière son sujet.
Francette pourrait être considéré comme le septième opus de Dérive urbaine, revue créée en 2006 par Une autre image, une association éditrice de bande dessinée alternative. Le sixième numéro avait été récompensé à Angoulême, en 2015, du Prix de la bande dessinée alternative. Francette, comme les deux précédents, est fondé sur une contrainte : chacun des trente autrices et auteurs devait mettre en image un épisode ou une période de la vie de Françoise Tournier, illustre inconnue que Boris Hurtel a souhaité faire revivre.
C’est au hasard d’une trouvaille, dans une rue de Saint-Ouen, que Boris Hurtel a fait connaissance avec Françoise Tournier. Celle-ci était décédée depuis plusieurs années, mais quelques-unes de ses affaires et surtout un carton rassemblant des documents qu’elle avait amassés tout au long de sa vie se sont retrouvés sur un trottoir, permettant ainsi au dessinateur de la découvrir.
Boris Hurtel le raconte dans une longue postface, un « Journal d’enquête » illustré par Louise Aleksiejew : le carton, bien au chaud au fond d’un placard, finit par revoir la lumière du jour. La curiosité et l’imagination donnèrent à Boris Hurtel une nouvelle ambition et au collectif Dérive urbaine un nouvel élan. Reconstituer et raconter la vie d’une inconnue, sous forme de bande dessinée, est un défi intellectuel et artistique, un pari pour toute une équipe, mais surtout un puissant moteur de création, si nous en jugeons par le résultat obtenu.
Boris Hurtel, épaulé notamment par Louise Aleksiejew et Éric Nosal, s’est donc lancé dans une véritable enquête historique - l’expression est presque un pléonasme - le conduisant à dépouiller des dizaines de documents administratifs, des lettres, des notes personnelles accumulées par Françoise Tournier durant sa vie. Suivant une démarche d’historien, il a chercher des informations sur les lieux où Francette avait vécu et sur son entourage. Il se déplaça ainsi jusqu’à Saint-Félix-de-Sorgue, dans l’Aveyron, village natale de Françoise Tournier et « bastion » de sa famille. Il a également pris le temps de recueillir et recouper des témoignages, même si les vivants ayant connu Francette sont rares.
Ce travail opiniâtre a porté ses fruits. Boris Hurtel et Éric Nosal sont parvenus à retracer les grandes lignes de la vie de Françoise Tournier. Francette nous les présente de façon chronologique, en six chapitres, à la façon d’un ouvrage de micro-histoire. La démarche comme son aboutissement font penser au travail de l’historien Alain Corbin, notamment à son livre Le Monde retrouvé de Louis-François Pinagot. Sur les traces d’un inconnu (1798-1876) [1]. Comme lui, le collectif Dérive urbaine s’est attaché à reconstituer « le possible et le probable », en prenant le soin d’énoncer clairement le certain et laissant aux artistes le loisir d’imaginer ce que les sources taisaient.
Trente dessinatrices et dessinateurs, dont les deux initiateurs du projet, se sont donc emparés des zones d’ombre de la vie de Françoise Tournier. Se faisant, ils lui redonnent vie. Ce ne peut pas être la « vraie » Francette et ils en ont bien conscience, mais tous les épisodes imaginés, étonnamment cohérents malgré le nombre et la diversité des artistes, lui confèrent un caractère, une personnalité, une chair même, tout à fait réalistes. Ils n’hésitent pas à la faire penser et parler, tout en respectant la femme qu’elle a été.
La diversité est aussi graphique. Loin d’être un obstacle à la lecture de Francette, cette variété lui donne au contraire un attrait supplémentaire. Nous trouvons énormément d’invention dans ce volume : le panel de styles, de techniques, de formes et de couleurs est ici une garantie contre l’ennui. Il y a du minimalisme et du foisonnant, de l’abstrait et du démonstratif, du brutal et du poétique, du dramatique et de l’humoristique, du réaliste et de l’onirique. Comme un échantillon de tout ce qu’aurait pu voir, vivre ou ressentir Françoise Tournier au cours de sa vie.
(par Frédéric HOJLO)
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Francette - Par le collectif Dérive urbaine - Une autre image - 21 x 28 cm - 288 pages couleurs - couverture souple - parution en octobre 2018.
Direction artistique : Boris Hurtel. Maquette journal & interludes : Louise Aleksiejew. Maquette revue : Boris Hurtel. Dépouillage documents : Boris Hurtel & Éric Nosal. Rédaction de la biographie & suivi éditorial : Boris Hurtel & Louise Aleksiejew.
Autrices & auteurs : Louise Aleksiejew, Gérald Auclin, Alex Baladi, Martes Bathori, Amina Bouajila, Lucie Castel, Flore Chemin, Yoann Constantin, Manon Debaye, Magaux Dinam, Gautier Ducatez, Gabriel Dumoulin, Émilie Gleason, Adrien Houillère, Boris Hurtel, Joko, Nina Lechartier, Violaine Leroy, Hugo Le Fur, Raphaëlle Macaron, Manuel Manuel, Maurane Mazars, Antoine Medes, Éric Nosal, Saehan Park, Sylvain de la Porte, Iris Pouy, Éloïse Rey, Guillaume Soulatges & Lara Vallance.
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[1] Flammarion, collection « Champs », n° 504, Paris, 1998.