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J-F Charles : "Un dessin ne doit pas faire peur même si son exécution prend des heures de travail"

Par Christian MISSIA DIO le 3 décembre 2020                      Lien  
Depuis quarante ans, Jean-François Charles sublime les lieux et les époques au travers de récits d'aventures coréalisées avec son épouse Maryse ou avec d'autres scénaristes. Auteur de bande dessinée aguerri, J.-F. Charles est aussi un peintre et un illustrateur, réalisant de superbes toiles au pastel, à l'huile ou à l'aquarelle. Afin de rendre compte de toute la diversité de son talent, notre rédacteur en chef Charles-Louis Detournay a travaillé avec l'artiste -sous le regard bienveillant de Maryse- pour réaliser une superbe monographie sobrement intitulée "Jean-François Charles - Artbook" (Ed. Casterman). Rencontre.

D’où nous vient ce projet d’Artbook ?

Maryse Charles : On se connaît depuis une dizaine d’années avec Charles-Louis Detournay, nous avons appris à nous apprécier et de là est née une amitié. Et cette idée de livre est venu comme ça, spontanément.

Charles-Louis Detournay : Je faisais un reportage chez Jean-François et Maryse Charles. Je suis tombé sur trois pastels à l’huile qu’il avait réalisés et j’ai été frappé par la force et la douceur qui se dégageaient paradoxalement de ces œuvres dont la technique était pour moi novatrice par rapport à tout ce qu’il avait fait précédemment. Il avait certes utilisé cette technique de pastel à l’huile pour les couvertures des deux derniers albums d’India Dreams, de L’Herbe folle et des deux premiers tomes de China Li, mais c’est en voyant ces œuvres dans leur format original que j’ai été bluffé. Je ne m’étais pas rendu compte de la puissance qui se dégageait de ses pastels à l’huile !

Et puis, les thématiques abordées n’avaient rien à voir avec ce qu’il faisait d’habitude en BD car il y avait beaucoup de paysages, notamment de la région où ils vivent. Je me suis alors demandé s’il n’y avait pas d’autres œuvres et c’est comme cela que l’idée de l’Artbook a germé entre nous, au bout de deux ou trois mois. Cela s’est fait de manière conjointe avec beaucoup d’amitié et de gentillesse, au diapason de la douceur et de la plénitude qui règne dans l’ouvrage final.

J-F Charles : "Un dessin ne doit pas faire peur même si son exécution prend des heures de travail"
Balade toscane - La taverna della chiesa (pastel à l’huile)
J-F Charles © Casterman

MC : Cette collaboration ne devait pas être une fabrication, c’était le fruit d’une passion commune avec beaucoup d’amitié et de respect.

CLD : L’idée était vraiment de proposer le plus bel ouvrage possible, qui permettrait de retranscrire avec le plus de justesse la beauté et la puissance des œuvres de J.-F. Charles. Ce livre devait aussi proposer une vision de tout ce que Jean-François, mais aussi Maryse, ont fait, et pas seulement en bande dessinée.

Le nom de Maryse Charles ne figure effectivement pas sur la couverture, mais sans sa présence, il n’y aurait certainement pas tout ce travail que l’on y retrouve, à savoir toutes les œuvres de J.-F. Charles ! Nous avons essayé de faire un livre qui propose aux lecteurs de la douceur, de la lumière et de la couleur. Parfois nous avons hésité, nous n’étions pas toujours d’accord sur ce qu’il fallait mettre ou non dans le livre, mais on a conservé cette envie de faire un livre ensemble.

Charles-Louis Detournay, avez-vous ressenti une pression en attaquant ce travail ?

CLD : Non, pas de pression en particulier, car je commence à être un peu rôdé. J’ai travaillé sur la réalisation de dossiers pour des intégrales en bande dessinée ou pour des tirages de tête depuis 2013, puis j’ai la chance que Didier Pasamonik m’ait demandé de réaliser avec lui soixant-huit dossiers pour les éditions Hachette dédiés aux personnages de Lefranc et de Natacha.

La seule forme de pression que j’ai ressentie dans l’écriture de cet Artbook était de satisfaire ma propre attente et celles de Maryse et Jean-François à proposer le plus beau livre possible. Je voulais être à la hauteur de leur travail, c’est pour cela que j’ai souhaité que ce soit Jean-François qui s’exprime dans le livre à la première personne. Ce n’était pas pour me soustraire à la pression, mais plutôt pour qu’il puisse expliquer avec ses propres mots son évolution en tant qu’auteur de BD et de peintre. Il n’y a pas eu beaucoup de livres consacrés à son travail, je ne pouvais donc pas me permettre de rater cette occasion.

De gauche à droite : Charles-Louis Detournay, Jean-François et Maryse Charles
Photo © Christian Missia Dio

Combien de temps a pris la réalisation de cet ouvrage ?

CLD : Plus ou moins un an et demi. Nous avons commencé en mars 2019, nous avons eu de longues discussions et réflexions, mais cela était nécessaire pour dégrossir le projet et réaliser la sélection des œuvres qui figureraient dans cet ouvrage.

J.-F. Charles : Le confinement nous a motivés à proposer quelque chose de frais. Nous voulions apporter aux lecteurs un peu de fraîcheur et de légèreté. Quand j’ai vu le livre imprimé, j’étais heureux, car celui-ci dégage ce que je voulais : une certaine douceur.

CLD : Le seul moment compliqué a été lors de quelques réunions de travail avec la graphiste Dominique Paquet qui a travaillé sans ménagement sur cet ouvrage. Nos premières réunions se sont déroulées pendant le déconfinement, mais au bouclage du livre, les précautions sanitaires suite à la crise de la Covid-19 en Belgique ne nous permettaient plus de nous voir en présentiel. Il a donc fallu trouver des systèmes pour nous réunir à distance via les vidéoconférences. Mais une fois que nous avons trouvé la bonne formule, le travail a pu continuer à avancer.

J.-F. Charles, avez-vous réalisé de nouvelles œuvres pour ce livre ?

JFC : Oui, cela s’est passé durant le confinement. Au niveau des pastels à l’huile, il y a plus de trente nouvelles peintures que j’ai réalisées en fonction du livre. À l’origine il devait comporter cent quarante pages, mais finalement avec ces ajouts complémentaires et les agrandissements que nous voulions tous intégrer pour mettre la technique en avant, il en compte 260 pages. Nous aimions bien le format à l’italienne car beaucoup de mes pastels à l’huile ont été faits à l’horizontale. L’idée du fourreau était aussi très bonne. Il y a eu un plaisir à faire ce livre, notamment grâce à l’éditeur qui a mis les moyens, on ne s’est vraiment pas pris la tête.

CLD : Oui, le fourreau était un élément que nous souhaitons vraiment, car en plus de l’élégance qu’il apporte au livre, l’ouvrage bénéficie d’une grosse pagination, ce qui aurait fait souffrir son dos dans ce format à l’italienne. Il était donc judicieux d’avoir un fourreau pour solidifier le livre, et lui maintenir sa tenue en dépit des ans.

Affiche pour le festival Lys-lez-Lannoy 2019 (aquarelle)
J-F Charles & Charles-Louis Detournay © Casterman

Jean-François Charles, cela fait un peu plus de vingt ans que vous cosignez vos albums avec votre épouse Maryse. Comment vous êtes-vous rencontrés ?

JFC : On s’est connus lorsque nous avions seize ans et nous avions déjà l’habitude de travailler ensemble sur diverses projets lorsque nous étions étudiants. Et puis après, la vie a fait que Maryse a été occupée dans son métier, ce qui fait que nous n’avons pas travaillé ensemble pendant un moment. Finalement, nous avons repris nos collaborations car c’est quelque chose qui nous a toujours particulièrement unis.

MC : Lorsque l’on vit avec quelqu’un qui a une passion énorme comme celle de Jean-François, pour s’entendre, il faut soit avoir une passion aussi énorme de son côté, soit il faut avoir une passion commune, ce qui est compliqué, mais il ne faut pas non plus se forcer. Ajoutez à ça les enfants, les sorties, vous comprenez que ce n’est pas toujours évident. Heureusement, nos passions respectives ont pu s’accorder, ce qui est quand-même l’idéal. Mais même lorsque l’on ne travaillait pas ensemble, j’ai toujours essayé de l’épauler au mieux. C’était le cas par exemple lorsqu’il a travaillé sur le T.3 de la série Le Décalogue, nous étions parti en Grèce ensemble pour les repérages.

JFC : Ça unit beaucoup un couple de travailler ensemble car nous avons toujours des choses à nous raconter le soir. Par exemple demain, nous travaillerons sur le prochain tome de China Li qui se déroulera durant la période de Mao. Tout cela est passionnant parce que nous découvrons ensemble des moments de l’Histoire ou des lieux où nous ne nous sommes pas encore rendus, ce qui nous fait beaucoup de moments de partage. C’est moi qui dessine mais Maryse est là et je pense que je n’ai jamais publié un dessin qu’elle n’appréciait pas, car je tiens toujours compte de son avis, qu’elle me donne avec beaucoup de tact. L’essentiel est d’arriver à un but. Et puis, nous avons beaucoup de goûts en commun.

MC : Quand on parle de quelque chose, on n’a pas besoin de paraphraser car on l’a vécu ensemble. On sait tout de suite. On ne s’ennuie jamais.

La Vieille Écluse du pont de l’Origine (pastel à l’huile)
J-F Charles © Casterman

J.-F. Charles, vous dites dans le livre : « Le dessin c’est comme le sport, il faut s’échauffer un peu ». Vous expliquez que vous commencez votre journée de travail en réalisant des crayonnés, histoire de vous échauffer tel un sportif, puis vous attaquez les planches que vous avez à faire. À la fin de la journée, vous ne vous arrêtez pas, vous continuez à griffonner des dessins. Avez-vous toujours eu cette hygiène de travail ou est-ce que c’est venu au fur et à mesure des années ?

JFC : Je ne fais que ça. Dessiner, c’est ma passion mais c’est également mon hobby. J’ai toujours travaillé comme ça, il faut s’échauffer car le dessin du matin n’est pas toujours très abouti. Parfois, c’est le soir que l’on peut trouver le bon dessin. Souvent, on a besoin de parler car c’est un métier de solitude. J’ai de la chance d’avoir Maryse car je peux lui raconter mes journées seul dans mon atelier à travailler. Pendant nos discussions, je prends ce qui me passe sous la main, un bout de papier ou une enveloppe et je griffonne un dessin tout en lui racontant mes anecdotes. Et je le fais même si ma main est fatiguée, en dépit du fait que je souffre d’arthrose car, à un moment, il est difficile de s’arrêter. Alors, Maryse me prépare toujours quelques feuilles de papier parce que je suis capable de dessiner sur une enveloppe des impôts (rires) ! Ces dessins sont intéressants car ils sont réalisés sans que je ne pense à quelque chose de particulier, je laisse ma main me guider et souvent, cela ouvre à de nouveaux univers. Il serait donc dommage de perdre ces crayonnés.

CLD : Nous avons repris dans le livre quelques crayonnés réalisés ainsi à main levée pour montrer les différentes techniques que J-F Charles utilise. Le lecteur peut ainsi se rendre compte qu’à partir d’une simple ébauche, Jean-François peut prolonger son travail et aboutir à une peinture ou une planche de bande dessinée. Cela montre qu’il y a des choses intéressantes qui naissent de ces moments-là et qui peuvent servir à réaliser une œuvre plus aboutie par la suite.

L’Étang des illusions (pastel à l’huile)
J-F Charles © Casterman

JFC : Parfois, il arrive que je passe toute une journée à travailler pour qu’au soir, je trouve finalement le bon dessin et je me rends compte que celui-ci est finalement très simple. Je me demande alors pourquoi ai-je eu besoin de toute une journée pour m’apercevoir que le bon dessin était d’une telle simplicité ? Mais toutes ces heures de travail que j’ai effectuées sont nécessaires, car il s’agit d’une réflexion en réalité. J’ai appris avec le temps que si on veut obtenir un résultat, il faut accepter de consacrer toutes ces heures de travail. « Vingt fois sur le métier remettez votre ouvrage » [Citation de Nicolas Boileau dans L’Art poétique, NDLR], c’est ça qui est vraiment important.

Il est donc tout aussi important de s’échauffer afin de se débarrasser de certains problèmes techniques que l’on pourrait rencontrer lors de l’exécution d’un dessin ou d’une planche complexe. Un dessin ne doit pas faire peur même si sa réalisation prend des heures et des heures de travail. Si on veut être totalement libre dans son métier, il faut accepter d’y consacrer beaucoup de temps afin d’atteindre la maîtrise.

Il y a une autre anecdote dans l’Artbook, vous expliquez avoir jeté un dessin qui ne vous satisfaisait pas. Maryse l’a récupéré ensuite dans votre corbeille car elle estimait que ce dessin n’était pas si mal et que vous pourriez l’exploiter. C’est une chance de vivre avec une personne qui connaît votre métier et qui peut vous conseiller. Charles-Louis Detournay, vous qui côtoyez régulièrement les auteurs de BD, comment font-ils pour se débarrasser du doute ?

CLD : C’est une grande question et je pense que chaque auteur à malheureusement sa part de douleur dans son travail. Sans les citer, j’en connais qui brûlent leurs planches dans leur barbecue, d’autres qui les déchirent. D’autres encore qui les recommencent trois, quatre fois puis les déchirent avant de se rendre compte que la première version était finalement la meilleure. Cela me rappelle une belle anecdote de François Walthéry, qui racontait que durant ses années à travailler avec Peyo, ce dernier demandait souvent à ses jeunes apprentis de recommencer leur dessin car il ne les trouvait pas assez bons. Walthéry et Gos conseillaient alors à ces nouveaux arrivés dans l’atelier de cacher leur premier dessin dans un carton à dessin, d’en refaire deux ou trois autres que Peyo jugerait forcément pas assez bons, puis de ressortir leur premier essau. Assez souvent, Peyo s’exclamait : « Voilà, ça c’est bon, c’est ça qu’il fallait faire depuis le début ! » (rires)

Ce qu’il faut en retirer, c’est que chaque auteur doit tout d’abord se faire confiance, comme Jean-François l’explique si bien dans le livre. D’ailleurs, il précise qu’il faut faire confiance à son premier jet, car c’est souvent l’un des meilleurs. Mais un auteur est un artiste et un artiste est souvent en proie au doute. Si un artiste ne doutait pas, il n’évoluerait sans doute pas non plus, c’est la quadrature du cercle.

Balade toscane - Campo di lavanda (pastel à l’huile)
J-F Charles © Casterman

JFC : Après, il y a aussi le bon moment pour le dire. Ce n’est pas quand un type vient de bûcher pendant dix heures sur sa table à dessin, qu’il faut venir lui dire : « Ton dessin n’est pas bon » (rires). Maryse attend toujours le lendemain matin pour me dire qu’il y a un problème avec mon dessin exécuté la veille. Mais je le vois directement à sa tête quand le dessin n’est pas bon.

MC : Oui mais, moi aussi, je doute de mon avis car on ne sait pas toujours si on a raison ou pas. C’est pour ça que je préfère attendre un peu et, si le lendemain, je ressens toujours la même impression, alors je lui fais part de mes interrogations.

JFC : Et c’est parfois un petit détail qui permet d’équilibrer un dessin. D’ailleurs, Ingres disait : « C’est après avoir passé des années que j’ai enfin terminé le dessin de madame XXX, une dessin qui n’a pas cessé de me torturer ». Et ça, c’est quelque chose que l’on peut vivre, nous autres dessinateurs. On peut passer des heures de travail à exécuter un visage féminin car on n’est pas satisfait du regard ou d’une bouche. C’est donc vrai qu’il est bon aussi d’avoir le regard extérieur d’une personne de confiance sur notre travail.

Charles-Louis Detournay, s’il fallait retenir une chose du travail que vous avez réalisé avec Maryse et Jean-François Charles, qu’est-ce que ce serait pour vous ?

CLD : Du talent bien entendu, mais aussi de l’amitié, car je pense que l’on partage de vraies valeurs, avec beaucoup de modestie et de tolérance, et une volonté d’aller vers les autres. C’est ce rapprochement-là qui nous tenait à cœur. J’espère que cela se ressent à la lecture.

Don Quichotte - Retour aux sources (pastel à l’huile)
J-F Charles © Casterman

Voir en ligne : Découvrez cet Artbook sur le site des éditions Casterman

(par Christian MISSIA DIO)

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Code EAN : 9782203211421

Photo © Christian Missia Dio

Agenda :

Expo “Jean-François Charles Rétrospective”
Du 17 décembre 2020 au 16 janvier 2021

Galerie Huberty & Breyne
33 place du Châtelain
1050 Bruxelles
+32/2.893.90.30
contact@hubertybreyne.com

Jean-François Charles Artbook, par Jean-François Charles et Charles-Louis Detournay - éditions Casterman. Album paru le 2 décembre 2020. 264 pages, 45 euros.

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