L’heure était au recueillement, hier après-midi. La Basilique Saint-Clotilde (7e arrondissement de Paris) était bondée dès 14h30.
La petite communauté de la bande dessinée était réunie, mais pas seulement, car Jean Giraud était aimé bien au-delà du cercle du 9e Art : on y croisait les compagnons de route de Pilote et de Métal Hurlant : Jean-Claude Mézières et Christin, Enki Bilal, Jean-Pierre Dionnet - absolument effondré -, Philippe Manœuvre, Frank Margerin, Denis Sire, Serge Clerc, Dodo & Ben radis, Jean-Claude Denis, Doug Headline, Isabelle Chaland-Beaumenay qui réalisa les couleurs de l’Incal ; ses compagnons de l’Académie des Grands Prix : André Juillard , Philippe Dupuy, Blutch... ; d’autres auteurs comme Michel Blanc-Dumont, Franck Giroud ou Jean-Pierre Gibrat ; les pontes du Syndicat National de l’Edition et ses éditeurs : Yves Schlirf de Dargaud-Belgique, Claude de Saint-Vincent de Média-Participations, Louis Delas pour Casterman, Jacques Glénat...
Il y avait ceux venus de loin : du Japon comme le représentant du Musée des mangas de Kyoto ou Madame Chigusa Ogino de l’Agence Tutle Mori à Tokyo, le dessinateur américain Geoff Darrow, Benoît Peeters et Jean Dufaux venus de Belgique, les dessinateurs italiens Lorenzo Mattotti, Liberatore et Milo Manara, ou encore l’éditeur espagnol de Norma Editorial Rafael Martinez.
Les observateurs exercés pouvaient repérer l’homme de télévision Antoine de Caunes, l’extraterrestre Bogdanoff, le romancier Bernard Werber...
Beaucoup d’émotion, vous imaginez, lors des témoignages. Concédant que " Jean Giraud n’était pas tombé à la fin de sa vie dans les bras des prêtres catholiques", Frère Samuel souligna qu’il était là "par tradition", rappelant que son père spirituel Joseph Gillain alias Jijé était, quant à lui, un héraut de la croisade eucharistique.
Les derniers mots de Moebius
L’épouse de Jean, Isabelle, constatant le beau temps lors de son enterrement, ne peut s’empêcher de penser qu’il y était pour quelque chose... Le souvenir de sa bienveillance légendaire nous aide en effet à passer ce moment douloureux. Elle nous rapporte ses derniers mots : "Je sens qu’il se passe quelque chose... Je sens que je transmute... Il faut que tu me donnes les codes de réparation..."
Jean-Claude Mézières qui a connu Giraud au sortir de l’adolescence, nous rappela quelques moments intimes passés avec lui chez sa grand-mère (la mère de Jean giraud, toujours de ce monde, aura cent ans en juillet prochain), dans l’odeur des arbres fruitiers du jardin familial.
Jean-Pierre Dionnet raconta sa frénésie sur Facebook depuis samedi, incapable de faire autre chose que de poster des souvenirs de Jean et de répondre aux quelques 3000 témoignages de soutien.
Son éditeur Yves Schlirf raconta un moment passé avec lui dans un monastère de Crète.
Le dessinateur américain Geoff Darrow confessait : "Je lui dois tout."
Le neveu de Numa Sadoul est venu nous réciter une hommage azimuté de son oncle où il évoque la réincarnation possible du défunt : "...ce corps qui l’accueillera, croyez-moi, il aura de la chance."
Ces discours se terminèrent par une intervention du Ministre de la culture Frédéric Mitterrand qui délaissa son texte pour un discours improvisé. Ce n’était pas du Malraux, pour sûr.
On constatait les absents : Jodorowsky, prévu au programme des allocutions et que l’on a pas vu. À 83 ans, l’épreuve a du lui sembler insurmontable. Idem pour Druillet, qui fuit les enterrements... Tous, nous pensions à eux.
Le moment le plus touchant a été les témoignages des enfants de Giraud : Nausicaä dont la voix s’habillait de sanglots ou encore Raphaël dont la musique était éloquente.
La cérémonie s’acheva par le traditionnel recueillement face au cercueil, sur lequel un anneau de Moebius en métal filait la métaphore sur la possible réversibilité de l’infini. Espérances...
Une lettre de Pierre Sterckx
Le matin même, je recevais une lettre de Pierre Sterckx qui, coincé en Belgique, n’avait pu venir. Le critique d’art belge, ami d’Hergé, donnait sur Moebius des conférences fiévreuses à la fin des années 1970 dans des amphithéâtres bondés de centaines d’admirateurs enthousiastes. Il a été un de ses premiers prophètes.
Il écrit ceci :
" Je me sens, comme toi, très malheureux : le monde a perdu un génie et moi, un grand ami. Jean était un génie, c’est-à-dire quelqu’un qui fait advenir les choses, qui les pousse à devenir autres. Son œuvre traversera le Temps tout comme elle a fulguré dans nos cœurs et dans nos esprits. Quel visionnaire ! Énorme savoir-faire que cette main-oeil, mais aussi, pensée vertigineuse. Jean, c’était la prolifération des lignes de fuite positives. Jamais un point ne faisait le point dans son dessin. Toujours déjà un poudroiement de trajectoires. C’est ce qui lui permettait de passer d’un monde à un autre, de transvertébrer les surfaces, de les torsader, d’en faire, comme il disait : "de la bande dessinée tordue". Moebius, son pseudonyme, était le nom d’un grand mathématicien-géomètre allemand du XIXe Siècle. Qu’est-ce qui est dedans ? Où est le dehors ? La mort n’arrivera pas à vaincre une telle splendeur."
Bel adieu...
(par Didier Pasamonik (L’Agence BD))
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Photos : D. Pasamonik (L’Agence BD)
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