Soyons francs : d’entrée de jeu, on s’est méfiés. Mais on ne s’était certainement pas assez méfiés... Pourtant, on l’avait vu venir. Bien sûr, on en avait entendu parler depuis quelque temps, et la présentation de l’éditeur à Angoulême l’année dernière avait capté notre attention sur cet album qui ne devait sortir que huit mois plus tard.
On comprend l’éditeur : lorsque vous réunissez un casting aussi exceptionnel et que vous investissez dans un projet à grand spectacle (en l’occurrence, deux cadors dans leur domaine et un album de 160 pages), vous n’avez pas le droit de vous planter. Alors vous l’annoncez comme l’incontournable de l’année. C’est là qu’on s’est méfiés. Mais pas assez...
La thématique fleurait pourtant l’arnaque : Les Indes fourbes mettent en scène une fripouille peu recommandable mais hautement sympathique, don Pablos de Ségovie, qui nous livre le récit de ses aventures picaresques dans l’Espagne du Siècle d’or, et dans cette Amérique qu’on nommait encore les Indes. Personnage tour à tour misérable puis richissime, adoré puis conspué, ses tribulations le mènent des bas-fonds des cités aux palais royaux, des pics de la Cordillère aux méandres de l’Amazone, jusqu’à ce lieu mythique où convergent tous les rêves du Nouveau Monde : l’Eldorado !
Sous l’emprise de notre méfiance initiale, nous avons lu les deux pages du prologue avec circonspection, avant d’entamer la lecture du premier chapitre. Et c’est là que nous nous sommes tombés dans le traquenard : des images somptueuses, à la fois très lisibles et pleine de détails... Elles nous ont hypnotisés. Et que dire des couleurs réalisées par l’un des maîtres du genre, et qui participent pleinement à la magie de ces aventures rocambolesques ! Et puis ces personnages d’une truculence rarement atteinte dans le 9e Art qui vous séduisent d’emblée avec leurs mimiques espiègles et authentiques et leurs dialogues efficaces et pleins de sous-entendus. Ajoutez à cela une mise en page dynamique et plein d’entrain, et de savoureux retournements de situation... Comment résister ?
Dès la troisième page du premier chapitre, nous étions scotchés, saucissonnés, pieds et poings liés à la merci de ces auteurs au sommet de leur art. Le récit à tiroirs, les merveilles des "Indes" qui se dévoilent sous nos yeux, la magie des situations présentées, l’humour omniprésent et la dynamique des flashbacks : l’ensemble est construit au diapason pour que chaque élément soutienne les autres sans prendre l’ascendant et nous propose un exceptionnel moment de lecture.
Il faut être bien retors pour trouver quelques défauts dans ce récit captivant à l’intrigue ultra-construite. Et même si la perfection est inatteignable par essence, soyons honnêtes, Les Indes fourbes s’en approchent de très près. Plus qu’un coup de cœur de l’année, cette réussite marquera sans aucun doute le neuvième art de son empreinte, se signalant d’ores et déjà comme l’un des meilleurs albums de la BD franco-belge (et espagnole !) classique de la décade.
Certes, vous aurez sans doute un moment d’hésitation face au prix de l’ouvrage (34,90 €), mais cela reste peu en comparaison du travail réalisé (l’équivalent de trois albums normaux) et du plaisir que vous éprouverez à la lecture de cet exceptionnel récit. Quant aux collectionneurs, Delcourt nous annonce la parution d’une version limitée noire et blanche au dos toilé pour ce 20 novembre. Tandis que de notre côté, nous reviendrons sur cet exceptionnel album dans les quelques jours, grâce à l’entretien que nous ont accordé ses auteurs, touchés par la grâce !
(par Charles-Louis Detournay)
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