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"Frontier" : un nouveau jalon pour le Label 619

Par Jaime Bonkowski de Passos le 12 avril 2023                      Lien  
Depuis sa formation en 2008 le Label 619, sous ses airs d'association de fanzineux post-punks bourrés de talent, est devenu un point d'étape incontournable dans l'histoire de la bande dessinée franco-belge. Il en a incarné le renouveau, au tournant des années 2000, en offrant une tribune pleine de liberté et d'énergie à des jeunes auteurs talentueux qui assument et revendiquent leurs inspirations pop, japonaises et américaines, dépoussiérant dans la foulée les étagères d'une franco-belgie un peu trop bien installée dans ses pantoufles vieillissantes. Depuis, l'équipe a fait du chemin et sans se départir de son je-ne-sais-quoi qui fait son identité, a gagné en puissance et en renommée, garnissant son catalogue de titres désormais cultes. En la matière, le dernier-né "Frontier" promet de faire date dans l'histoire de l'éditeur, comme du 9e Art en général.

Dans un futur proche, les ressources de la Terre ne suffisent plus à satisfaire l’avidité de l’humanité, qui se tourne alors vers le dernier espace vierge à sa portée : l’espace. Guidée par des méga-corporations au pouvoir plus importantes que les états, l’espèce humaine se lance dans une course à l’industrialisation du cosmos, entre stations minières en orbite, mercenaires spécialisés dans le combat en zéro gravité et space-colons.

Dans cette ruée frénétique, plusieurs personnages se croisent : une scientifique pionnière de l’exploration spatiale qui s’est faite voler le fruit de son travail, une ex-mercenaire en crise existentielle, un ouvrier tiraillé entre ses valeurs morales et sa survie quotidienne, et un petit singe échappé d’un laboratoire...

Bien que rien ne les rassemble en apparence, ce petit monde se retrouve un jour à partager la même route, décidés à faire le bien pour redonner un sens à leur existence. Mais le cosmos est vaste, et il est difficile d’y trouver sa place...

"Frontier" : un nouveau jalon pour le Label 619

Avant tout, un point d’étape

Le Label 619 est plus un "clan d’édition" qu’une maison. Organisé autour des quatre shamans que sont Run (le fondateur), Matthieu Bablet, Guillaume Singelin et Florent Maudoux (ajoutons Neyef comme cinquième Beatles, et une flopée de contributeurs talentueux), la maison, d’abord chaperonnée par Ankama puis Rue de Sèvres, a inscrit son identité dans la production de titres inclassables : comics dans l’esprit, franco-belge dans leur géographie, manga dans leurs codes (un vrai casse-tête pour les libraires).

Multi-culturel et multi-référencé, il suffit de feuilleter un ou deux chapitres de Mutafukaz, premier titre du Label (d’aucun diraient le meilleur, assurément le plus connu), pour comprendre que la maison ne s’embarrasse pas des étiquettes. Dans cette tradition, plusieurs styles ont été explorés : la grande SF contemplative avec Shangri-La, la BD de genre américaine avec la collection Doggybags, le polar du réel avec Short Story : la véritable histoire du Dahlia Noir... Il ne semble pas y avoir un registre dans lequel le Label ne puisse s’illustrer, profitant d’un vivier d’auteurs parmi les plus dense en talent brut sur lequel une maison puisse compter.

Guillaume Singelin, en la matière, apparaît comme l’enfant calme de la fratrie. On l’a découvert chez 619 en 2011 au dessin de The Grocery (sur un scénar’ d’Aurélien Ducoudray), panorama au vitriol des bas-quartiers américains et d’une génération désœuvrée en quête de repères. En même temps et jusqu’en 2018, il est apparu à plusieurs reprises au dessin d’histoires courtes dans Doggybags, l’hommage de 619 aux publications de gare américaines des années 80’ style Strange.

C’est surtout son P.T.S.D., en 2016, qui a fait du bruit. Il y raconte le retour à la vie civile d’une ex-tireuse d’élite qui a laissé des morceaux de sa psyché sur le front et qui tente, tant bien que mal, de se reconstruire une vie loin des bombes. Véritable hit à sa sortie, P.T.S.D. est resté l’un des titres les plus emblématiques du Label 619 à ce jour.

On a ensuite vu Singelin au dessin sur le spin-off de Mutafukaz Loba Loca, toujours dans quelques histoires courtes sur Lowreader, Midnight Tales, mais plus de gros morceau en vue. Jusqu’à ce que...

Prise de hauteur

Jusqu’à ce qu’en 2022, plusieurs rumeurs plus ou moins informées fassent état d’un nouveau titre dans les cartons, sur lequel Singelin opèrerait en auteur total, dessin et scénario. Le titre : Frontier et le lieu : l’espace, on en sait pas plus. Jusqu’à ce que l’éditeur se mette à dévoiler sur ses réseaux, au compte-goutte, des planches et cases intrigantes. Un astronaute en combi-bibendum, la façade d’un gargantuesque vaisseau spatial pas si futuriste, un macaque... Il n’en fallait pas plus pour attiser la hype des fans et à l’orée 2023, Frontier était assurément le titre le plus attendu dans le planning de l’éditeur, et LE blockbuster de l’année pour le Label 619.

Le pari pourrait avoir l’air risqué : si Singelin est un auteur accompli qui a déjà démontré son talent au dessin comme au scénario, il s’est surtout illustré dans un registre assez intimiste et surtout en gardant les pieds sur terre. Fresque sociale, bas-fonds des ghettos américains, road-movie sur les côtes Californiennes, son "style" s’est surtout affirmé dans des histoires urbaines. Avec Frontier, il change de scope et s’attaque au silence éternel des espaces infinis.

Authentique Space Opera, Frontier raconte l’assaut de l’humanité sur les ressources de l’espace après avoir épuisé celles de la planète bleue. On retrouve l’esthétique d’une science-fiction déglinguée vaguement rétro-futuriste (en gros, pensez au Nostromo dans Alien plutôt qu’à l’Entreprise de Star Trek), de gigantesques stations minières rivées à des astéroïdes, et des personnages bien trempés qui emportent le lecteur dans un tourbillon d’émotions.

Là ou Singelin passe, la déconstruction de nos valeurs et l’analyse acide de notre société n’est jamais loin. Frontier est l’occasion pour lui d’attaquer frontalement la prédation capitalistique d’un monde éternellement insatisfait (le nôtre, si c’était pas assez clair), et les conséquences de ce modèle sur notre humanité et notre compréhension de l’univers.

Toujours plus

Frontier se déroule dans une société dans laquelle l’espace n’est plus inaccessible, mais est une ressource à la disposition de qui a l’ambition (et les moyens) de s’en saisir. Le mystère, la poésie et l’inconnu du firmament cèdent la place au rationalisme comptable et à la course industrielle, dans une ruée vers l’or 2.0 qui fait ô combien écho avec notre actualité.

Plus encore que l’épuisement de nos ressources, notre avidité insatiable et la violence de notre système économique, c’est le désenchantement systématique de ce qui demeurait pur qui est déploré par Singelin. Et là encore, difficile de ne pas voir de lien avec les projets fous et laids de SpaceX, ou la course au tourisme spatial puérile à laquelle se livrent les milliardaires. Singelin anticipe à quoi ressemblerait un espace sous contrôle, parfaitement "compris" par l’humanité, et réduit à sa simple dimension d’environnement à coloniser : en somme, un espace qui ne ferait plus rêver qui que ce soit.

Ji-soo, l’un des personnages principaux, est sensible à ce schisme poétique et politique qui se joue sous ses yeux. On la rencontre comme scientifique passionnée par ses recherches et l’idée d’explorer l’univers pour le comprendre. Mais elle est ramenée à la réalité par Energy Solution, une méga-corporation qui préfère explorer pour acquérir, s’accaparant au passage le fruit de ses recherches.

Désabusée, sa route la mène à bord du Rockbreaker, une colossale station spatiale dérivant dans le cosmos et servant à la fois de lieu d’habitation pour les Spatiaux, d’usine de traitement de ressources minières, et de centre de recherche. Le design de cette structure holistique à la fois usine, laboratoire, ville et atelier déborde d’inspirations en tout genre, de la cantina du Nebuchadnezzar de Matrix aux studios-bulles japonais bien réels. On y devine aussi Battlestar Galactica, Alien, Gravity, Gunnm : l’auteur embrasse sans complexe un large panel de références, mais il se les approprie et les digère pour en extraire la substantifique moelle et créer un univers qui lui est propre.

La critique du capitalisme sauvage est l’objet principal de l’histoire, ce n’est néanmoins pas son seul prisme d’interprétation. L’auteur parvient à pondérer sa position en multipliant les points de vue. À la scientifique idéaliste il oppose la rationalité d’un ouvrier spatial qui cherche juste à survivre, un jeune assistant plein d’idéaux pas encore bien sûr de ses convictions, et toute une flopée de personnages divers qui proposent autant de point de vue différents sur la situation. Ils évoluent au fil des pages et des chapitres, l’histoire se déroulant sur un temps assez long (toute la vie des personnages en fait).

Singelin leur donne le droit d’évoluer, de se tromper, de changer d’avis, de pardonner. Cette maturité et ce réalisme dans le traitement des opinions confère aux personnages une densité proprement bluffante. Surtout on les sent "vrais" : dans le monde réel, personne n’est immuable, et chacun évolue à mesure de ses expériences et rencontres. Il en va ainsi pour Alex, Ji-soo et consort, qui deviennent de véritables avatars pour le lecteur, poussant l’identification toujours plus loin.

Le résultat est nuancé, contrasté, intelligent, pas moralisateur et pourtant clairement militant. Il traduit surtout un formidable travail de réflexion et de recherche de la part de l’auteur sur le plan scientifique et philosophique. Là encore, on devine les influence de Damasio, Aurélien Barraud, Etienne Klein, et un rapport tout particulier au cosmos, à rebours de la vision techno-industrielle véhiculée par Bezos et autres Musk qui tend à se banaliser.

Ce travail de recherche et ces influences inscrivent l’album dans un courant philosophique, poétique et scientifique très moderne et toujours en construction, qui vise à réenchanter notre environnement proche comme lointain. Le récit en devient d’autant plus important et pertinent. Il donne l’occasion au lecteur d’évoluer au même rythme que les personnages, de suivre leurs parcours et ainsi de faire évoluer ses propres convictions et sa propre perception.

La caractérisation des protagonistes était déjà un point essentiel du succès de P.T.S.D. et de The Grocery, aussi bien sur le plan physique avec des chara-designs inspirés, audacieux et originaux, que dans leurs caractères et leurs parcours. Peu d’auteurs savent aussi bien construire une galerie de personnages, penser leurs interactions et leur proposer des cheminements aussi bien ficelés que Singelin.

Le tout est servi par un dessin d’une grande beauté. On sent que l’auteur teste ses propres limites tout en restant fidèle à son style. Des personnages humains aux physiques pas vraiment humains, des environnements bourrés de micro-détails qui font de chaque planche un véritable tableau qu’on peut passer des heures à décrypter, une gestion du rythme qui fait la part belle aux séquences ultra-dynamiques comme aux passages plus contemplatifs...

Ce dernier point est essentiel : les personnages de Frontier cherchent à retrouver la beauté perdue des étoiles. Donc ils les observent, et nous avec. La question du panorama et du point de vue est essentielle et nervure tout le récit. Narrativement, elle invite à réfléchir sur nos propres conceptions et le regard que nous portons sur le monde. Esthétiquement, elle donne lieu à de magnifiques paysages (spatiaux ou sur diverses planètes), authentiques démonstrations graphiques pour l’auteur et pur régal pour les yeux du lecteur.


On croise rarement des titres auxquels on ne parvient pas à trouver de défaut. Avec toute l’objectivité journalistique (ou la mauvaise foi) du monde, je n’ai pas trouvé un seul reproche à faire à Frontier. L’histoire est bouleversante de bout en bout, rythmée et très bien dosée entre action et contemplation. Les dessins sont irréprochables et traduisent une inventivité rare. Son univers est le principal point fort du titre : l’auteur est parvenu à bâtir sa propres esthétique SF, avec des codes visuels bourrés d’originalité tout en rendant hommage aux géants du genre. Il est difficile en 2023 de proposer de la SF qui ne ressemble pas à ce qui a déjà été fait, c’est pourtant le cas de Frontier.

Le propos écologique est essentiel, parfaitement maîtrisé, et permet à l’album de rejoindre la très shortlist des livres capables de réellement transformer leurs lecteurs en suscitant chez eux une réflexion authentique, tout en restant un pur divertissement. Seul l’avenir nous dira quelle postérité attend Frontier, mais s’il reste encore un peu de justice et de bon goût en ce bas-monde, on continuera à en parler encore très longtemps.

(par Jaime Bonkowski de Passos)

Cet article reste la propriété de son auteur et ne peut être reproduit sans son autorisation.

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Code EAN : 9782810203161

"Frontier" - par Guillaume Singelin - Label 619 - 12/04/2023 - 21€90 - 208 pages.

Illustrations par Guillaume Singelin / © Label 619 - Rue de Sèvres.

Rue de Sèvres Label 619 ✏️ Guillaume Singelin à partir de 13 ans Science-fiction science Aventure Anticipation écologie 🏆 Prix BD France Bleu / ActuaBD 🏆 Prix Landerneau BD 🏆 Prix Quai des Bulles 🏆 Sélection FIBD Eco-Fauve Raja 2024
 
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4 Messages :
  • "je n’ai pas trouvé un seul reproche à faire à Frontier. L’histoire est bouleversante de bout en bout, rythmée et très bien dosée entre action et contemplation. Les dessins sont irréprochables"

    En même temps, si vous n’avez aucun reproche à faire pourquoi préciser que les dessins sont irréprochables ?

    Répondre à ce message

    • Répondu par Jaime Bonkowski de Passos le 12 avril 2023 à  20:38 :

      Pourquoi tarir d’éloges ? Au diable la redondance, ce livre le mérite mille fois :)

      Répondre à ce message

  • "Frontier" : un nouveau jalon pour le Label 619
    6 mai 2023 19:41, par vincent

    Pour quel âge recommanderiez-vous cette bd ? Adulte, enfant, ado ?

    Répondre à ce message

    • Répondu par Jaime Bonkowski de Passos le 7 mai 2023 à  10:19 :

      Graphiquement, il y a une scène un peu violente, dans laquelle des personnages combattent dans l’espace en utilisant des fusils et des explosifs. Cette séquence représente moins de 1% du livre au total et n’est pas "graphique" comme peuvent l’être d’autres bouquins, mais tout de même. Je recommanderai donc une lecture à partir de 10 ans, sur la tranche jeune ado et plus.

      Répondre à ce message

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