Dans un futur dont on ne sait s’il est proche ou lointain, l’humanité est aux abois. Elle semble divisée grosso modo en trois catégories. Des privilégiés, riches et triés sur le volet, réfugiés volontaires sur la Lune, à l’écart des troubles et vivant dans de confortables bulles. Des gouvernants et leur bras armé, anonymes et sans états d’âme, assurant par la force leur mainmise sur les ressources. Et une majorité d’opprimés, survivant dans de suffocantes mégapoles et manifestant régulièrement pour un peu de liberté et un partage plus équitable des richesses.
Cette division, si elle n’est jamais clairement expliquée par Nicolas Presl dans Les Jardins de Babylone, édité par Atrabile à l’automne dernier, est presque certainement le résultat des luttes nées de la raréfaction d’une ressource aussi fragile qu’indispensable à la vie humaine : l’eau. La Terre est sèche et les rares points d’eau sont pollués, y compris les espaces maritimes. Seul un vaste complexe de distribution permet à l’humanité de survivre. Pipelines, réservoirs et systèmes d’irrigation maintiennent les activités agricoles possibles et alimentent des villes sous tension.
Les quelques « chanceux » qui végètent sur la Lune sont aussi dépendants que les milliers de pauvres hères qui peuplent encore la planète. Ils reçoivent en effet régulièrement, par vaisseau-cargo, les réserves d’eau que l’astre sélénien ne peut leur fournir. Le luxe dans lequel ils vivent ne masque guère leur impossibilité d’aller au-delà des parois qui les abritent. S’ils n’ont pas perdu tout pouvoir, ils sont condamnés à s’ennuyer, malgré le fascinant spectacle des clairs de Terre.
Sur la planète bleue, qui n’a jamais aussi mal porté son surnom, les violences sont récurrentes. Des troupes lourdement armées gardent les immenses parcelles cultivées et répriment les manifestations qui secouent les villes. Les jardins sont grillagés comme des prisons et les « forces de l’ordre » font de fréquentes incursions dans les bidonvilles. Les pipelines sont parfois pris d’assaut et percés : l’eau est devenue si précieuse que quelques gouttes gratuites sont une bénédiction.
L’hypothèse au départ des Jardins de Babylone n’a rien de farfelu. La valeur, vitale, de l’eau est connue depuis longtemps, comme le rappelle le titre choisi par Nicolas Presl pour son livre. En un temps où le réchauffement climatique est devenu une certitude, la désertification d’une part croissante des terres cultivables et l’augmentation des conflits, locaux ou internationaux, pour le partage de l’eau sont des faits avérés. Si le futur inventé par l’auteur est dystopique, il n’en est pas moins crédible.
Les épisodes se déroulant sur la Lune, l’allure des véhicules ou l’absence de datation possible permettent de ranger Les Jardins de Babylone du côté de la science-fiction. Comme dans tout bon ouvrage du genre, c’est notre époque qui est évoquée. Les nombreux enjeux du récit - environnementaux, politique, sociaux - sont très actuels. Le réchauffement climatique bien sûr, mais aussi la gestion de ressources fragiles ou difficilement renouvelables et les pollutions sont à la fois le moteur et le décor de l’action, plaçant l’humanité face à ses responsabilités.
Les résonances politiques et sociales sont également importantes. La domination d’une minorité, qui détient à la fois les clés du pouvoir et les richesses, est directement mise en cause, même sur Nicolas Presl possède assez d’expérience et de savoir-faire pour éviter un récit manichéen et des personnages trop caricaturaux. Les choix et les évolutions des principaux protagonistes pourront se révéler étonnants : c’est que même dans les pires circonstances, une part de libre-arbitre subsiste. Une trace d’optimisme dans un tableau bien sombre.
La narration est d’une grande fluidité malgré la multiplicité des personnages et l’absence de tout texte. C’est un tour de force auquel Nicolas Presl a habitué ses lecteurs, de Priape (Atrabile, 2006, réédité en 2018) à Levants (Atrabile, 2017). À partir d’une composition d’une grande sobriété et de quelques rares couleurs, il parvient non seulement à offrir suffisamment de variété pour maintenir l’attention du lecteur, mais il réussit également à construire un récit d’une grande complexité.
Les Jardins de Babylone est probablement la bande dessinée la plus accessible de Nicolas Presl, tant par son sujet, contemporain et incontournable, que par son dessin, moins « tordu » - au sens littéral - et plus aisément lisible que dans ses précédents ouvrages. Une porte d’entrée idéale dans une œuvre profonde et marquante.
(par Frédéric HOJLO)
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Les Jardins de Babylone - Par Nicolas Presl - Atrabile - 15,5 x 21 cm - 328 pages couleurs - couverture cartonnée - parution le 6 novembre 2020.
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