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Lucas Nine : notes et esquisses d’un dessinateur confiné

Par Frédéric HOJLO le 29 mai 2020                      Lien  
Le dessinateur argentin Lucas Nine non seulement s'emploie à mettre en valeur l'œuvre de son père Carlos, mais construit pas à pas la sienne propre. Il a notamment publié quatre bandes dessinées chez Les Rêveurs, et c'est sans compter son travail dans l'illustration et l'animation. Alors qu'il devait rentrer à Buenos Aires, il a dû se confiner à Paris. Il en a profité pour poursuivre ses recherches graphiques tout en se faisant l'observateur du monde qui l'entourait. Il nous a remis ses notes et esquisses réalisées pendant cette période, ébauches d'une histoire et de personnages qui relient les Paris du XIXe et du XXIe siècle : une matière inédite, idéale pour aborder la face cachée de la création.

Lucas Nine : Voici qui est très loin d’être un « journal de confinement » ou une transcription réaliste de ce qui nous est arrivé. Pour un étranger comme moi, c’est-à-dire qui réalise des livres, le Paris de tous les jours est un endroit qui a déjà l’irréalité des rêves. La ville existe par la force de l’imagination et de la littérature. Mais aujourd’hui, cette dimension onirique est présente pour tout le monde. Tant que les rues sont vides, il est facile de les remplir de fantômes. La sensation générale est que la fiction finit par nous rattraper.

Je travaille avec beaucoup de notes - textuelles et graphiques - aléatoires, liées à un minimum d’histoire personnelle. Les deux formes vivent simultanément, s’aidant mutuellement à grandir et prenant leur place quand cela est nécessaire. J’ai essayé malgré tout de structurer un peu cet ensemble, ne pouvant m’empêcher d’esquisser une bande dessinée. L’idée principale est mon incapacité à lire la réalité de la situation, d’où son remplacement par de la littérature, avec une sorte d’intrigue d’album de Tintin à la place de la vraie vie. Après tout, le professeur Raoult a un côté professeur Tournesol.

Lucas Nine : notes et esquisses d'un dessinateur confiné

Dans cet épisode, notre histoire personnelle, à Nancy - ma femme - et moi, commence lorsqu’un matin, alors dans le Sud de la France, nous découvrons que l’Argentine ferme ses frontières comme on baisserait le rideau d’un magasin. Nous nous précipitons à Paris. Aux portes de l’ambassade, le drapeau nous accueille. À l’intérieur, la réalité se révèle peu à peu : du « rapatriement », nous passons à « d’éventuels vols qui doivent être gérés par des particuliers » puis au « chacun pour soi » chuchoté par un employé craintif qui nous répond de derrière une vitre pour éviter la contagion. Finalement, nous l’avons remercié avec des chewing-gums et nous sommes sortis. Dehors, le drapeau continuait à nous faire signe, cette fois pour un « au revoir ».

Une fois dans la rue, nous ne croisons que des groupes de clochards, le visage couleur de terre cuite. Ces sympathiques ivrognes me rappellent les « Parlementaires » de Daumier [1]. Je partage cette pensée avec certains d’entre eux, et un type commence à me donner toutes sortes de détails sur l’artiste. Un autre lance une controverse sur André Gill [2]... Quelque chose ne va pas : tout ça n’est pas logique.

Ma carte de Paris, pas très solide, révèle à travers ses déchirures - le papier a été souvent plié - la vraie ville qui se profile sous celle que nous connaissons. Les monuments de pierre sont maintenant à nu. Leur sens s’étale dans les rues.

Je rêve d’un film qui n’existe pas : l’acteur Erich Von Stroheim décide de passer quelque temps en France après avoir tourné La Grande Illusion, le film de Jean Renoir [3]. Finalement, l’occupation nazie le rattrape à Paris. Pour survivre, il doit se faire passer pour un officier allemand. Réussira-t-il ?

Dans la rue, les choses ne vont pas mieux. Sur les murs, des graffitis font appel au « Rêve général ». Aux tables autour des Buttes Chaumont, des dames un peu folles jouent au ping-pong toutes seules, en lançant de petites balles dans le vide. Le bruit de ce sport imaginaire résonne dans les rues désertes comme des tirs de fusil.

Nous passons devant l’Opéra. Le bâtiment est vide. Comme les tutus des danseurs ont été oubliés sur le sol, un groupe de clochards les utilise pour faire des pas de danse ridicules, sautant à travers les avenues désertes. Nous applaudissons, mais le bruit nous terrifie et nous fuyons.

Au Louvre, un groupe de momies égyptiennes regarde par les fenêtres en s’ennuyant à mourir. Le Nil se jette dans la Seine et la Seine dans le nihilisme.

Le Tintin de L’Étoile mystérieuse : Philippulus le Prophète marche dans les rues en jouant de son gong. Le châtiment est une énorme araignée. « Les pauvres, s’ils savaient. »...

... Les choses vont mal : trop de scénarios dans la danse. Il faut que je récupère l’intrigue. ...

Chorégraphie improvisée de la peur sur les trottoirs. Les gens s’évitent en suivant les coordonnées orbitales imposées par le Roi Soleil lors de ses années de ballet.

Forcés de se masquer comme un groupe de bandits d’opérette, les Parisiens retrouvent une tradition perdue : Rocambole, Fantômas, Irma Vep [4]. Les citoyens sont contraints de falsifier les documents par lesquels ils s’autorisent eux-mêmes à se promener dans les rues. On appelle ça des « attestations de déplacement ».

Ils produisent tous des actes, des blasons, des signatures tirés de l’ancienne bureaucratie, dans laquelle le pouvoir était toujours ornemental et extravagant. J’essaie de faire des modèles qui correspondent aux desiderata officiels. Mais naturellement j’ai des problèmes avec les forces de l’ordre. D’autant que je ne reconnais pas les uniformes. Où sont passés les képis d’antan ? [5]

Les enfants sont les hérauts de la Peste comme les vieux chérubins étaient ceux de l’Amour : de petites bombes ambulantes que les parents en mal d’héritage glissent dans la chambre de grand-père. « Embrassez le petit, Henri, pour lui dire au revoir ! ». Ainsi des enfants de toutes les tailles et de toutes les couleurs s’envolent par les fenêtres. Certains tombent dans le canal de l’Ourcq et s’en vont à cheval sur des canards en peluche. Ils chantent « À nous la liberté ! » et le soleil se couche.

... À ce stade, je doute de la fidélité de mes notes et j’avoue que j’ai du mal à voir la réalité. J’ai tendance à la remplacer par autre chose. L’intrigue ! ...

En marchant dans les rues autour du petit appartement où nous sommes confinés, près des Buttes Chaumont, un nom apparaît encore et encore. Frédérick Lemaître. Peu importe où je vais, je me retrouve toujours chez Frédérick Lemaître. Enfin, je me souviens : c’est l’incarnation de Robert Macaire, cet heureux criminel. L’anecdote est que Lemaître, confronté à un mauvais scénario de mélodrame, a choisi de le jouer comme s’il s’agissait d’une comédie [6]. Bien sûr ! C’est le modèle à suivre, le seul possible. La révélation m’a frappé comme un éclair.

Cette nuit-là, dans un autre rêve, apparaît mon père [7]. Il me dit : « Idiot ! Je suis venu te révéler ta véritable essence. Tu es en effet un personnage de dessin animé abandonné. Mais comme tu étais têtu, tu t’es échappé de la poubelle. Quoi qu’il en soit : cette révélation, paralysante pour un autre, devrait te doter d’une plasticité d’un grand secours face à cette situation, où la fiction semble être la note dominante. Je te souhaite bonne chance. Salut ! ».

Je me réveille plein d’énergie et, sanglé d’un masque, je sors par la fenêtre. C’est la pleine lune. En sautant sur les toits, je me jure de trouver la vérité qui se cache derrière ce mystère. J’arrive dans le quartier de l’Élysée et de Matignon.

Une lumière à une fenêtre : je me faufile à l’intérieur du bâtiment. Mais je suis découvert. Voici M. Philippe en personne. Il me révèle les dessous de la politique : c’est un plan pour rendre son audace au citoyen moyen, l’obligeant à se méfier de l’État et à retrouver son courage, sa verve, sa bravoure. Il me montre des diagrammes détaillés des changements qu’ils entendent réaliser.

Je parviens à m’échapper. Je retourne à l’appartement à la recherche de Nancy. Nous devons fuir la ville. Heureusement, nous sommes interceptés par Jean Guarnaccia, dit Le Toupe, des Forces souterraines de libération. Ses hommes glissent dans les égouts et les catacombes. Ils nous aident à nous échapper de Paris. Notre dernier espoir est de rejoindre Marseille, où une ultime révélation nous attend. « À l’ouest, toujours plus à l’ouest », dit le Professeur. Et à l’ouest nous allons...

L’idée est que lorsque l’intrigue est « retrouvée », l’histoire cesse d’être un ensemble de notes éparses pour revenir à la bande dessinée, un peu comme le sont les premières histoires de Tintin : une succession d’aventures loufoques. Cependant, les deux plans devraient coexister d’une certaine manière, en se soutenant mutuellement tout au long de l’histoire.

C’est tout pour le moment. Un tout chaotique. Mais, qui sait comment tout cela va se terminer ? Et en plus, je déteste les spoilers.

(par Frédéric HOJLO)

Cet article reste la propriété de son auteur et ne peut être reproduit sans son autorisation.

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Code EAN : 9782378940744

Tous les visuels sont © Lucas Nine, 2020. Traduction : Jaime Bonkowski de Passos. Lien avec l’auteur, correction, adaptation, notes et mise en page : Frédéric Hojlo.

Dernier livre paru de Lucas Nine : Budapest ou presque - Les Rêveurs - traduction de l’espagnol (Argentine) par Cécile Ramirez - conception graphique par Aude Charlier - 24 x 33 cm - 128 pages couleurs - couverture cartonnée - parution le 14 mars 2019.

Consulter le site de l’auteur & lire notre entretien.

[1NDLR : il s’agit des Célébrités du Juste Milieu, série de trente-six bustes en terre crue peinte modelés par Honoré Daumier entre 1832 et 1835 et aujourd’hui conservés au Musée d’Orsay.

[2NDLR : André Gill (1840-1885), caricaturiste, peintre et chansonnier français, est l’auteur en 1874 du dessin de « Madame Anastasie », incarnation de la censure, mais aussi de l’enseigne du Lapin Agile à Montmartre.

[3NDLR : Erich Von Stroheim (1885-1957), acteur, scénariste, réalisateur et écrivain américain d’origine austro-hongroise & Jean Renoir (1894-1979), scénariste et réalisateur français, fils du peintre Auguste Renoir : le premier a joué dans le film du second, La Grande Illusion (1937) le rôle du commandant von Rauffenstein.

[4NDLR : Rocambole, personnage inventé par Pierre Ponson du Terrail dans le roman-feuilleton Les Drames de Paris en 1857, est connu pour ses usurpations d’identité ; Fantômas, créé par Pierre Souvestre et Marcel Allain en 1910, est reconnaissable à son masque bleuâtre ; Irma Vep est une femme fatale du film Les Vampires de Louis Feuillade (1915) vêtue d’une combinaison et d’une cagoule noires.

[5NDLR : en français dans le texte.

[6NDLR : Antoine Louis Prosper Lemaître dit Frédérick Lemaître (1800-1876), acteur français notamment au Boulevard du crime a incarné le bandit Robert Macaire dans L’Auberge des Adrets en 1832.

[7NDLR : Carlos Nine (1944-2016), illustrateur, peintre et auteur de bande dessinée argentin, est l’auteur, entre autres, de Fantagas, L’Amirale des mers du Sud et Buster Mix.

 
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