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Lucas Nine : « Je vois la bande dessinée comme une forme ambiguë qui vit en empruntant à d’autres codes ou genres. »

Par Frédéric HOJLO le 29 mai 2020                      Lien  
Si le nom de Nine évoque en premier lieu le maître argentin Carlos Nine, il ne faudrait pas en oublier son fils Lucas, lui-même dessinateur. Auteur de cinq bandes dessinées en France et très actif pour faire vivre l'œuvre de son père, il se partage entre l'Amérique du Sud et l'Europe, où il se rend régulièrement. Il s'y trouvait quand la pandémie de Covid-19 a éclaté, et il s'est retrouvé confiné à Paris. Il a pendant cet épisode bien voulu répondre à nos questions et nous confier quelques notes et dessins réalisés dans ces circonstances exceptionnelles.

Pour les lecteurs qui ne vous connaissent pas, pourriez-vous revenir en quelques mots sur vos premiers livres ?

Lucas Nine : « Je vois la bande dessinée comme une forme ambiguë qui vit en empruntant à d'autres codes ou genres. »
Jorge Luis Borges, inspecteur de volailles © Lucas Nine / Les Rêveurs 2018

Mon tout premier livre a été Dingo Romero, en 2004 [1]. Je l’ai réalisé pour un éditeur espagnol qui aimait certains de mes précédents travaux et qui m’a laissé une totale liberté pour faire ce qui me plaisait. C’est une situation dangereuse pour un premier livre.

Dingo Romero est un pastiche et une moquerie du « réalisme magique » de certains auteurs latino-américains et en même temps une tentative de briser tous les moules, des moules qui m’auraient été difficiles de décrire si quelqu’un m’avait posé des questions à leur sujet.

Ensuite, nous avons Thé de Noix [2] et Jorge Luis Borges, inspecteur de volailles [3]. Ce sont deux expériences complètement différentes - surtout sur le plan visuel - mais qui ont en commun un même type d’humour sec, et le désir de travailler avec le passé pour le déformer, voire usurper ses prérogatives [4].

Dingo Romero © Lucas Nine / Les Rêveurs 2008

Parlons un peu de Budapest ou presque, votre ouvrage le plus récemment paru. Nous y suivons l’enquête de l’inspecteur Sigilozy, du Bureau des Digressions, sur les traces d’objets-vampires dans une Budapest fantasmée. D’où vient le projet de ce livre ?

Budapest ou presque © Lucas Nine / Les Rêveurs 2019

De nombreuses sources. Comme mes autres travaux, il est principalement composé d’images que je ne peux pas expliquer, et dont le livre pourrait être considéré comme une longue justification. Certaines ont dû attendre longtemps pour trouver un compagnon, comme un puzzle qui aurait pris des décennies pour être terminé... Et un certain degré de hasard quand il s’agit de choisir les bonnes pièces.

En même temps, Budapest ou presque ressemble beaucoup à Dingo Romero. Mais ce n’est pas si évident parce que si vous changez de scénario, vous devez changer votre façon de dessiner, votre façon de penser, la façon dont vous percevez le monde. Dingo Romero est une farce sur la « tropicalité » ; Budapest ou presque fait de même avec le thème de l’Europe centrale. C’est un exercice prudent d’ignorance. Les stéréotypes sont un carburant naturel pour la bande dessinée, même en tant que cible. Le mien, en tout cas. 

Budapest ou presque est une œuvre complexe, avec beaucoup de texte mais aussi des moments de silence, avec beaucoup de références et de détails, et pourtant une histoire claire et ironique. Comment avez-vous travaillé sur ce livre ?

Budapest ou presque © Lucas Nine / Les Rêveurs 2019

Après avoir rassemblé tous les détails, ce dont j’avais besoin était simplement de savoir ce qu’ils signifiaient. Une histoire, en bref. Mais j’ai commencé à dessiner les premières pages avec une idée minimale de ce que je devrais faire par la suite. Ce n’est pas une bonne façon de commencer un livre, mais il fallait bien commencer quelque part. Puis, lorsque je lui ai donné une forme définitive, j’ai effacé ou modifié beaucoup de choses pour le rendre plus cohérent.

Certains commentateurs ont remarqué le poids important du texte, des références ou des intrigues internes dans des livres comme Budapest ou presque ou Jorge Luis Borges, inspecteur de volailles, et je pense qu’ils ont raison si nous évaluons ces livres du point de vue des « codes » de la bande dessinée. Budapest ou presque et Jorge Luis Borges, inspecteur de volailles sont en quelque sorte des bandes dessinées dérangées, des bandes dessinées réticentes, des hybrides étrangers à la bande dessinée classique ou des romans dégénérés avec des petits dessins dans les coins des pages.

J’aime les digressions et je vois la bande dessinée comme une forme ambiguë qui vit en empruntant à d’autres codes ou genres. Comme mon oncle, la bande dessinée vit au-delà de ses moyens.

Budapest ou presque © Lucas Nine / Les Rêveurs 2019

Sigilozy, c’est un peu vous ?

Ça pourrait facilement l’être. Tous mes personnages ont une part de moi, aussi différente qu’elle puisse paraître au lecteur. Borges et Sigilozy sont des créatures très similaires, et je leur ai donné quelques traits de mon caractère. Ce qui les met dans la même catégorie, ce sont leurs tentatives de façonner le monde qui les entoure, d’y insuffler une certaine logique... Et c’est exactement ce que je fais.

Après tout, c’est moi qui ai construit tout ça. Donc, je pense que c’est une voie à deux sens, moi et les personnages. Au milieu, il y a un livre.

Vous choisissez, dans Budapest ou presque, de situer l’intrigue à un moment où la société de consommation et l’empire des objets n’en sont qu’à leurs débuts. Que donnerait une telle histoire transposée dans notre monde contemporain ? Aimeriez-vous la dessiner ?

J’ai horreur du monde contemporain en termes d’esthétique, mais une telle situation peut être stimulante, donc l’idée me plairait bien. Je « consomme » beaucoup de vieux films et de livres et je me suis rendu compte que ce n’est pas toujours parce qu’ils sont meilleurs : j’aime juste l’univers qui y est transposé (et la façon de le transposer).

Mais, en même temps, je ne suis pas sûr que nous vivions aujourd’hui à une époque d’objets, comme nous les concevions par le passé : un parapluie, une machine à coudre, une machine à écrire étaient des objets très définis, facilement caractérisables en termes graphiques. Aujourd’hui, nous avons des « petites boîtes » similaires pour toutes les pièces qui composent notre univers. C’est d’ailleurs un casse-tête pour la plupart des dessinateurs.

Ces objets modernes fonctionnent davantage comme de purs concepts. Leur mécanique interne nous est indéchiffrable. Nous sommes retournés dans un monde magique. Mais leurs qualités vampiriques sont si écrasantes maintenant que nous ne pouvons plus les décrire en ces termes. Ils ne font que nous tolérer. La question est donc maintenant de savoir comment je pourrais avoir l’air intéressant ou attrayant pour mon téléphone, ou mieux encore, pour mon grille-pain. Peut-être que ma vie en dépend.

Budapest ou presque © Lucas Nine / Les Rêveurs 2019

Évoquons un peu du sujet dont tout le monde parle en ce moment : la pandémie et le confinement. Que pensez-vous de cet épisode ? Quel en est l’impact sur votre travail ?

Eh bien, nous (ma femme et moi) avons été confinés en France après la fermeture soudaine des frontières de l’Argentine (littéralement entre le vendredi et le lundi) sans tenir compte du fait que beaucoup de nos compatriotes se trouvaient dans d’autres parties du monde. Mais les autorités gèrent merveilleusement bien la crise sur Twitter, ce sont des as en la matière...

J’ai donc commencé à prendre beaucoup de notes sur ce qui se passait parce que c’était un moyen pour moi de gérer la situation. Mais, pour compliquer un peu plus les choses dans cette situation irréelle, j’étais en France. Pour quelqu’un comme moi, qui a écrit des livres, Paris est un endroit qui a déjà l’irréalité des rêves. Mais maintenant, la qualité onirique que j’ai ressentie ici est valable pour tout le monde. La sensation générale est que la fiction finit par nous rattraper.

Il est trop tôt pour se prononcer sur l’impact futur d’un tel événement. Je dirais qu’il n’est pas bon que la fiction s’insinue à ce point dans la réalité. C’est une sorte de concurrence déloyale, si vous faites vous-même de la fiction. Le pire, c’est que la « réalité » vous donne raison. Phillip K. Dick est passé par là, je pense que ça ne lui a fait aucun bien.

J’imagine que vous avez pu maintenir des liens avec l’Argentine ? Quelle est la situation là-bas ?

La situation est folle, comme dans le reste du monde, mais avec une dimension particulière. Toute ma famille est là-bas, et d’après les nouvelles, il y a une paranoïa qui s’est installée. Par exemple, si nous parvenons à rentrer [5], nous serons confrontés à l’initiative du maire de la ville de Buenos Aires - un type comparable au Caïd de Spider-Man - qui oblige toutes les personnes qui arrivent à être confinées dans des chambres d’hôtel utilisées comme une sorte de prison. Leurs conditions sont si mauvaises que l’un des confinés est mort : non pas du coronavirus mais de diabète, parce qu’on ne lui avait pas fourni de médicaments.

La justice argentine a prouvé que l’hôtel était une affaire privée de ce type, comme l’achat massif de masques à certains de ses proches au prix fou de 30 euros chacun, mais cela continue. La société argentine semble être paralysée par de tels individus et elle est plus soucieuse de se dénoncer (horizontalement, je veux dire, de voisin à voisin) que de voir ce qui se passe. Je ne ressens pas la même chose en France. Je sais que ce processus de dégradation n’est pas unique, mais il est plus évident là-bas.

Tout cela va-t-il influencer votre activité dans les mois à venir ? Vos projets actuels vont-ils devoir être revus ?

Je n’en suis pas sûr, parce que je travaille habituellement sur peu de choses en même temps, et il semble qu’elles ne soient pas totalement touchées par cette crise. D’un autre côté, je ne travaille plus du tout pour l’industrie graphique argentine depuis des années. Je ne sais pas ce que j’y trouverai maintenant... Quelque chose me dit que je vais être surpris.

Justement, quels sont vos projets ? Vous avez une publication prévue pour la fin de l’année, normalement non ? Pouvez-vous nous en parler ?

J’ai un projet en cours qui a de bonnes chances d’être publié, et je suis heureux de le faire avec mon principal éditeur en France, Les Rêveurs. Ils ont transformé chaque livre que j’ai fait en une œuvre d’art, en parlant en termes de bons vieux objets.

De la même manière que Dingo Romero était une reconstitution fantastique du Mexique, et que Budapest ou presque était un miroir déformé de la vraie ville, le livre sur lequel je travaille sera passera à Paris, à la Belle Époque. Mais avec ces précédents, vous pouvez commencer à imaginer quel genre de Paris ce sera... Je suis très curieux de savoir si le lecteur français sera capable de reconnaître la ville.

L’intrigue principale tourne autour des liens que la gastronomie avait (et a toujours) en France avec le monde des idées, de la culture, voire de la métaphysique. « La Vache qui rit » est une créature colorée, et nous ne pouvons lier cet heureux bovin à rien d’autre qu’à des expériences agréables, mais si nous l’imaginons comme un personnage de Victor Hugo, la chose change un peu...

Paradoxalement, mon expérience de l’enfermement à Paris peut être un problème pour le développement de ce projet. Jusqu’à présent, je m’étais soigneusement tenu à distance de la ville, comme je l’avais fait pour Acapulco ou Budapest. Mais ne dédaignons pas l’action de l’oubli. Et au rythme où nous allons, il est fort probable que je finirai bientôt par écrire un livre sur Buenos Aires... Ailleurs.

(par Frédéric HOJLO)

Cet article reste la propriété de son auteur et ne peut être reproduit sans son autorisation.

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Code EAN : 9782378940744

Tous les visuels sont © Lucas Nine. Traduction : Jaime Bonkowski de Passos. Lien avec l’auteur, correction, adaptation, notes et mise en page : Frédéric Hojlo. Merci à Nicolas Lebedel (Les Rêveurs).

Dernier livre paru de Lucas Nine : Budapest ou presque - Les Rêveurs - traduction de l’espagnol (Argentine) par Cécile Ramirez - conception graphique par Aude Charlier - 24 x 33 cm - 128 pages couleurs - couverture cartonnée - parution le 14 mars 2019.

Consulter le site de l’auteur & lire son "work in progress" réalisé en confinement.

[1Edicions de Ponent pour l’édition originale ; Les Rêveurs, 2008 pour l’édition française.

[2Les Rêveurs, 2011.

[3Les Rêveurs, 2018.

[4Les Contes du Suicidé, Warum, 2016, est un livre moins personnel.

[5Ce qui est le cas à la date de publication de cet entretien.

 
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