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"Préférence Système" d’Ugo Bienvenu (Denoël Graphic) : vers un futur sans passé

Par Frédéric HOJLO le 3 octobre 2019                      Lien  
En l'an 2055, le "big data" est si volumineux qu'il faut le trier. Des spécialistes sont chargés des suppressions. Celles-ci remettent en cause la mémoire collective et, par le biais de ses expressions artistiques, l'humanité elle-même. Dans sa nouvelle bande dessinée d'anticipation, Ugo Bienvenu brosse le portrait d'un futur où la technologie désenchante le monde. Mais tout espoir n'est pas perdu.

Si le futur ne manque pas d’avenir, comme le disait Philippe Meyer il y a une vingtaine d’années, il se pourrait qu’il n’ait pas, ou de moins en moins, de passé. C’est ce que suggère Ugo Bienvenu dans son nouvel ouvrage, Préférence Système. Mais une humanité sans passé est-elle encore l’humanité ?

À en croire le dessinateur, d’ici trente-cinq ans, les données produites par nos travaux, nos divertissements, nos échanges, seront si volumineuses qu’il faudra en effacer une partie. Malgré les progrès de l’informatique, les data centers ne pourront plus contenir l’ensemble de ces informations. Une organisation, liée au gouvernement, sera chargée de faire le tri. Que pourrons-nous conserver ? Que devrons-nous supprimer ?

C’est de la science-fiction, certes, mais qui n’a rien d’incroyable. Ugo Bienvenu affectionne la fiction d’anticipation. Il l’avait prouvé avec Paiement accepté en 2017, déjà chez Denoël Graphic, l’a rappelé il y a peu avec Premium +, une bande dessinée éditée par la maison qu’il a cofondée cette année, et il le confirme avec Préférence Système. Ces trois récits se déroulent dans un futur proche où la technologie, la robotisation et le numérique ont pris une place telle que le transhumanisme est devenu une réalité.

"Préférence Système" d'Ugo Bienvenu (Denoël Graphic) : vers un futur sans passé
Préférence Système © Ugo Bienvenu / Denoël Graphic 2019
Préférence Système © Ugo Bienvenu / Denoël Graphic 2019
Préférence Système © Ugo Bienvenu / Denoël Graphic 2019

Mais revenons en l’an 2055. Le « Bureau des Essentiels » juge de ce qui doit être gardé ou détruit. Quand les juges imposent leur visa d’élimination sur des données, la sentence est implacable. Il faut faire de la place ! Trouver tant de gigaoctets avant le soir ! Libérer de la mémoire... Expression fort peu adéquate quand il s’agit de faire disparaître des poèmes d’Arthur Rimbaud ou un film de Stanley Kubrick.

Des agents ne peuvent cependant pas se faire à l’idée que des pans entiers du patrimoine culturel de l’humanité disparaissent pour laisser la place aux derniers épisodes d’une série à la mode. Alors, en infraction aux règles de leur profession, ils conservent clandestinement des fichiers contenant des œuvres ou des informations qu’ils estiment dignes d’être sauvegardées. Et prennent ainsi des risques pour leur liberté voire leur vie...

L’un d’eux enregistre des données dans son robot domestique, qui est également porteur de son enfant. Il a en effet décidé, avec son épouse, de confier la gestation de sa fille à une machine ! Une future vie humaine et des morceaux précieux de la mémoire collective se retrouvent donc dans un seul et même robot... Une conjonction qui va cristalliser la tension de Préférence Système, une bande dessinée ambitieuse qui emprunte certes à la science-fiction mais ne néglige ni le suspens, ni la réflexion sur le sens de nos choix, l’impact de la technologie et l’importance de l’art.

Préférence Système © Ugo Bienvenu / Denoël Graphic 2019
Préférence Système © Ugo Bienvenu / Denoël Graphic 2019
Préférence Système © Ugo Bienvenu / Denoël Graphic 2019
Préférence Système © Ugo Bienvenu / Denoël Graphic 2019

Ugo Bienvenu creuse avec Préférence Système des sillons déjà tracés dans Paiement accepté. Il se questionne et nous interpelle sur notre avenir proche, voire imminent, même s’il n’a pas la prétention de brosser le portrait du monde dans lequel nous allons vivre et évite tout catastrophisme simpliste. Son choix se porte sur quelques sujets que nous savons déjà cruciaux, sans forcément cerner véritablement leur importance.

Qu’il s’agisse de la manipulation de la mémoire, de notre dépendance aux technologies ou de notre évolution comme êtres humains augmentés, il pointe des phénomènes déjà en marche. Il ne porte pas de jugement hâtif, mais ouvre des pistes de réflexion. À quoi serions-nous prêts à renoncer pour notre confort ? Qu’est-ce qui fait la spécificité de l’homme en tant qu’espèce ? Quels éléments peuvent encore fonder un socle commun pour l’humanité ?

Ugo Bienvenu n’apporte pas de réponses fermes et définitives, mais la lecture de Préférence Système montre qu’il a fait ses choix et les assume. L’art, la sensibilité et la transmission sont pour lui autant des clés que buts en soi, que l’humanité ne doit pas négliger si elle ne veut pas se faire avaler par de nouveaux totalitarismes, dans un monde dystopique sur lequel nous n’aurions plus prise.

Comme le récit, le dessin d’Ugo Bienvenu cache sous une apparence lisse des aspérités et des choix. Avec son style presque rétro-futuriste et ses décors parfois si réalistes que nous pouvons y reconnaître des lieux familiers, il trace des contours familiers à son anticipation, lui donnant une crédibilité propre à séduire largement. Mais son travail sur les textures et les couleurs accroche davantage encore le regard, conférant à ses ambiances une belle force d’évocation.

Le découpage et la composition des séquences témoignent de l’expérience d’Ugo Bienvenu dans l’animation. Il est ainsi capable d’alterner, sans que la lecture soit heurtée, moments contemplatifs, scènes d’action et dialogues soutenus. Il a également soin de laisser le lecteur s’imaginer une partie du récit et de reconstituer des passages passés sous silence. Il a même l’audace de proposer une fin que bien des scénaristes rêveraient de reprendre comme début d’un nouveau récit.

Préférence Système est le deuxième volume d’une trilogie informelle débutée avec Paiement accepté et dont le troisième réservera d’autres surprises, ne serait-ce que grâce au genre abordé. Car c’est dans la collection BD Cul de Requins Marteaux que nous retrouverons prochainement Ugo Bienvenu... Mais en attendant, il y a matière, avec sa nouvelle bande dessinée, à s’interroger tout en suivant un récit fort bien écrit, ce qui ne se boude pas.

Les androïdes rêvent-ils de moutons électriques ? se demandait Philip K. Dick en 1966. Ugo Bienvenu, à sa manière de plus en plus personnelle, reprend et prolonge une question qui n’a pas fini de nous soucier.

Préférence Système trailer from REMEMBERS on Vimeo.

(par Frédéric HOJLO)

Cet article reste la propriété de son auteur et ne peut être reproduit sans son autorisation.

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Code EAN : 9782207142219

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