En BD, qu’est-ce qu’une reprise ? La transmission d’un personnage à d’autres auteurs que ses créateurs.
Et c’est loin d’être une nouveauté. La bande dessinée américaine s’est même construite autour de cette réalité. Les super-héros, par exemple, appartiennent en même temps à l’imaginaire collectif, populaire, et à des éditeurs qui font se succéder dessinateurs et scénaristes, avec plus ou moins de succès et de réussite. Il s’agit, pour les comics, d’utiliser un filon jusqu’au bout de ses possibilités. Il y a là une démarche, depuis toujours, qui touche davantage à « l’économique » qu’à la culture populaire… Parmi les toutes grandes réussites de cette réalité éditoriale, il y a, récemment, le Batman de Marini.
Ne croyez pas qu’en Europe ce besoin de « reprise » n’a jamais existé, loin s’en faut ! Ce procédé existe depuis bien longtemps, d’ailleurs, mais sans être pour autant une règle aussi générale que de l’autre côté de l’Atlantique. Plusieurs cas de figure existent.
Il peut s’agir d’un auteur, vivant, qui décide lui-même de voir ses personnages continuer à vivre dans d’autres mains que les siennes. Peyo et Morris, par exemple, ont passé le relais à bien d’autres dessinateurs, d’abord en collaborant de près avec eux, ensuite en leur laissant la bride sur le cou. Là aussi, la réussite n’est pas toujours au rendez-vous... Benoît Brisefer par exemple n’a pas vraiment rencontré le succès qu’il méritait, en dépit d’un graphisme et d’un scénario qui étaient profondément fidèles au personnage originel. Yslaire, en revanche, s’est fait le mentor de quelques collègues qui appartenaient totalement, graphiquement, à l’univers de son Sambre.
Quelques-unes de ces reprises procèdent d‘une série, donc d’une collection, à vrai dire d’une « collectionnite ». À la mort de Goscinny, Uderzo a continué à lancer son héros dans des tas d’aventures sans jamais trouver vraiment le souffle de génie que son scénariste avait insufflé à cette série. Les derniers albums parus, sous d’autres signatures que celle d’Uderzo désormais, ne me semblent pas, à mon sens, avoir fait illusion bien longtemps, La Fille de Vercingétorix me paraissant bien fade… Mais les ventes, elles, n’ont rien de fade, et c’est là l’essentiel dans une industrie qui oublie bien trop souvent qu’elle est aussi un art !
Ensuite, il y a des personnages qui continuent à vivre juste après la mort de leurs auteurs. Là aussi, même si le succès financier reste au rendez-vous, le bon côtoie le mauvais, voire le très mauvais… Relisez les Lucky Luke créés après la mort de Morris, et vous comprendrez ce que je veux dire ! Le dessin, lui, reste fidèle à Morris, mais les scénarios, parfois, pêchent par... manque d’humilité ai-je envie de dire !
Il y a également les séries à succès qui multiplient les parutions « parallèles », avec des tas de dessinateurs (et parfois de scénaristes) différents. Les créations de Van Hamme en sont le plus parfait exemple, et là encore, même si les recettes semblent au rendez-vous, ce n’est, le plus souvent, pas grâce à la qualité intrinsèque de ces reprises dont la finalité n’est que financière !
Il y a enfin des personnages rares qui, depuis toujours, passent de main en main… Avec des totales réussites, avec aussi des dérives faiblardes. Spirou et Fantasio, par exemple, restent, quels que soient leurs avatars, des vraies références de qualité !
Enfin, il y a aussi des reprises de personnages de papier qui ont lieu bien après la mort de leurs créateurs. C’est le cas de Corto Maltese, qui, après un début un peu trop verbeux, se révèle, avec le troisième album, une vraie réussite, tant au niveau du dessin que du scénario. C’est le cas aussi, à mon (humble) avis, de Ric Hochet, à l’exception de l’un ou l’autre bémol. En revanche, en dépit du talent de Carrère entre autres, la reprise d’Achille Talon est une erreur complète !
Une règle d’or
En fait, le plaisir que l’on prend à lire un album de bande dessinée dépend de bien des conditions. Il s’agit toujours d’un regard personnel, donc subjectif. Cela dit, deux éléments me semblent essentiels dans le re-création d’un personnage plus ou moins mythique de la bande dessinée.
La première, c’est d’apporter quelque chose de neuf au personnage qu’on se décide à assumer.
Ensuite, il faut également respecter l’œuvre originale.
Certains, ainsi, et je peux les comprendre, n’acceptent pas que Ric Hochet soit adulte, amoureux, vivant en couple avec Nadine… Mais il n’y a là aucune trahison, simplement la nécessité de coller à la réalité actuelle. Il en va de même pour le Corto Maltese de Pellejero,, pour le Monsieur Choc, dessiné par Maltaite. Je pourrais encore compléter cette liste, bien évidemment…
À chaque fois, il y a véritablement un renouveau, une approche différente d’un héros connu, une manière inattendue de lui faire vivre de neuves aventures. À chaque fois, il y a aussi et surtout le respect du dessin par rapport à l’œuvre originelle, sans pour autant faire de l’imitation. Pourquoi Spirou est-il toujours symbolique d’une bande dessinée tous publics réussie ? Parce que, graphiquement, de dessinateur en dessinateur, même avec les plus iconoclastes de ceux-ci, il a toujours été immédiatement reconnaissable ! Il en a été de même pour Jugurtha, pour Jerry Spring en d’autres temps ! Et pour Blueberry, jusqu’il y a peu en tout cas...
Contre-exemples
Et cela m’amène à cette mauvaise humeur qui est mienne aujourd’hui !
Tous les critiques, pratiquement, encensent deux « reprises » qui, du coup, cartonnent dans les chiffres de vente. On a presque l’impression qu’ils obéissent, tels les moutons de Panurge, à un mouvement de foule qui ne tient plus compte de la direction à prendre ! Les avis dithyrambiques se multiplient comme dans un album d’Achille Talon, face à une Virgule de Guillemets s’extasiant avec un snobisme totalement assumé devant ce que la haute société considère comme beau !
De quoi et de qui est-ce que je parle ? D’auteurs dont je ne me permettrais pas de dénigrer le talent, même si ce talent ne fait pas partie de mes goûts personnels. Je revendique ici, tout simplement, le droit de donner un avis qui ne soit pas celui des salons de Paris ou d’Angoulème, lieux dans lesquels des Trondheim et des Jul occupent avec ostentation le haut du pavé en pérorant et en s’admirant le nombril !
De qui est-ce que je parle ?
Mais des ineffables Sfar et Blain, d’abord, et de leur insipide Blueberry ! Comment est-il possible que des « artistes » qui, depuis des années et des années, de livre en livre, affirment haut et fort que la bande dessinée de papa, c’est fini, comment est-ce que des auteurs aussi nombrilistes qu’eux se permettent-ils soudain de faire croire qu’ils rendent hommage à Giraud en reprenant son personnage ?
Le scénario de Sfar lui ressemble : un humour qui ne fera sourire que ses fans absolus, un mélange peu savant de différents éléments littéraires de la série originelle… Quant au dessin, j’y vois, dans plusieurs pages, du copier-coller auquel Blain aurait légèrement modifié les perspectives, les contours aussi… Vive les scanners ! C’est en tout cas ce que cela me semble être...
Je veux aussi parler du dernier Tif et Tondu de Blutch. Un album, je le reconnais, assez bien construit. Dont le dessin, sans me plaire vraiment, ne manque cependant pas, je le reconnais aussi, d’intérêt. Blutch a du talent, c’est une évidence. Je regrette cependant que les éditeurs publient quelques livres signés de lui dans lesquels il ne fait pas du tout étalage de son talent. Ici, donc, ce n’est pas tellement le contenu et la forme qui me hérissent quand je lis, partout, les appréciations enthousiastes qui se multiplient, sans recul et sans point faible !
Le dessin souffre, me semble-t-il, d’une espèce de rapidité dans le trait, d’ailleurs voulue, ayant certainement demandé pas mal de boulot, mais dont je ne vois pas vraiment l’utilité dans la création d’un « style ». Mais là encore, c’est un avis purement personnel et donc horriblement subjectif ! Le scénario, de mon point de vue, n’est pas inintéressant, mais manque de souffle et est à quelques endroits, par trop confus.
Ce qui me gêne vraiment, c’est de ne pas comprendre pourquoi Blutch a appelé ses héros Tif et Tondu. Par admiration pour Dineur, Will, et leurs suiveurs ? Cela m’étonnerait, puisque rien, dans le trait, dans la construction, ne peut faire penser au travail de Will ! Pour moi, appeler ses personnages Tif et Tondu, c’est manquer totalement de respect à un des auteurs les plus essentiels de la BD populaire… Blutch aurait appelé ses personnages Tartempion et Colifichet, peut-être aurais-je pu apprécier ce livre.
Avant-hier, les snobs traitaient la bande dessinée, comme le roman policier d’ailleurs, de sous-produit qui n’avaient rien de culturel. Les bobos de salon, aujourd’hui, disent, eux, qu’ils sont seuls à détenir la vérité artistique du 9e art. Cela se vérifie chaque année lors des « grands » Prix d’Angoulème. Cela se vérifie dans l’édition, aussi, avec cette espèce d’autosatisfaction de tout un chacun devant des reprises qui, pour en revenir à Freud, ne sont que des façons inutiles et puériles de « tuer le père ».
Je sais que je vais me faire quelques amis… Mais encore une fois, permettez-moi d’insister sur le fait que je ne cherche nullement la polémique. Seulement, dans le concert de félicitations actuel autour de ces deux livres, je pense qu’il peut être salutaire d’oser donner un avis différent, contraire. Salutaire, et important, même, pour la diversité du neuvième art qui n’a pas à dépendre des seuls avis de quelques-uns qui ne savent plus, sans doute, que la bande dessinée est d’abord et avant tout un art populaire.
(par Jacques Schraûwen)
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