YVES FREMION : Au Quai Boumeurre (épisode 14) : La grille des salaires à "Fluide"

Dans nos beuveries, pardon, nos discussions conviviales, se fait jour l’idée que, comme nous ne sommes pas tous rémunérés pareil depuis que Jacques Diament (le rédac’ chef) a mis un terme à l’égalitarisme gotlibien (au départ du canard, toutes les pages étaient payées pareil, les pages texte un peu moins), il existe des disparités peu acceptables. Alors, par mails nous échangeons nos conditions de travail : montant des piges, statut (journaliste ou auteur, donc salarié ou non).

Nous découvrons alors de profondes injustices. Par exemple, en ce qui me concerne, une page m’est payée exactement 5 € (c’était en francs, je traduis) de moins que Léandri, arrivé dans le magazine… un numéro après moi ! Les chroniqueurs sont d’ailleurs incontestablement sous-payés par rapport aux dessinateurs ‒ chez qui les disparités sont grandes.

Une chronique de Frémion - Dessin : Gotlib

© Fluide Glacial

On en parle au nouveau directeur, qui n’est pas responsable de la situation. Il comprend et nous suggère de clarifier notre demande. Il faut dire que nous l’avons chauffé. Par exemple, comme nous sommes alors installés au 34ᵉ étage de la Tour Montparnasse, je lui montre par la fenêtre les minuscules silhouettes des passants qui sont en tout en bas. « Tu vois le petit mec qui fait le tour de la Tour avec son chéquier qu’il agite ? C’est Desinge [Hervé Desinge dirige alors la BD chez Albin Michel et, donc, le rival L’Echo des savanes]. Il attend qu’on descende pour nous offrir un contrat bien supérieur à condition qu’on se barre de Fluide. » Bien évidemment, ledit rédac’ chef n’est pas dupe de ce mensonge éhonté – mille excuses, Hervé – mais quelque part ça le fait réfléchir. D’où sa décision de « faire quelque chose ».

Alors, nous réalisons collectivement une grille des salaires indexée sur l’ancienneté et le succès commercial des albums, en séparant auteurs de textes et de BD. Chacun doit s’inscrire là où il pense qu’il doit être. Et là, miracle, tout le monde accepte la grille qui en ressort : nous nous sommes tous, sans mégalomanie ni orgueil, placés où les autres pensent aussi que nous devions être.

Frémion vu par Gotlib

© Gotlib

Second miracle, le directeur accepte la grille telle quelle. Extraordinaire. Surtout en ce qui me concerne, car ma pige passe du simple au double et que je suis désormais correctement rémunéré pour mes sept pages mensuelles : enfin reconnu à ma vraie valeur ! (et ce jeunot de Léandri touche par page le même prix que moi).

Évidemment, depuis, les choses sont rentrées dans le rang, avec les rachats successifs du titre par des éditeurs plus… conformistes vis-à-vis de la doxa éditoriale qui consiste à jouer les collaborateurs les uns contre les autres. Je ne me rappelle plus quand ni quel est le directeur coupable. Pas le même.

En effet, il faut dire que le susdit directeur qui avait cédé n’est pas resté longtemps en poste. Dommage, il était très ouvert aux idées des créateurs, sans pour autant se prendre pour l’un d’entre eux. Il n’a pas retrouvé de boulot dans l’édition. Il est devenu… arbitre de football quelque part en Afrique…

Les mémoires fluidesques de Jacques Diament chez L’Harmattan