TRIBUNE LIBRE A...

AEDAN DUJARDIN (directeur adjoint de l’EIMA) : Affaire Vivès : réflexions d’une école de manga

Par le 17 février 2023                      Lien  
L’École Internationale du Manga et de l’Animation (EIMA) a l’ambition de former la génération montante du manga francophone. Directeur-adjoint de l’EIMA, je parle ouvertement à mes élèves du fait que j’ai été agressé sexuellement dans mon enfance. Je le fais pour expliquer ce qui m’a motivé à créer un système de signalement des violences sexuelles et sexistes dans mon école. Même sur ces questions chargées, je refuse cependant fermement de dire à mes élèves quoi créer : ce que je leur demande, c’est de réfléchir à leur responsabilité dans l’usage de leur liberté en tant qu’artistes.

Je dirige une école de manga. Notre travail est de former la prochaine génération de conteurs et de conteuses d’histoires. La polémique qui est née lorsque le Festival d’Angoulême a choisi de donner carte blanche à Bastien Vivès nous intéresse au premier plan. En tant qu’école, elle nous rappelle à la question : qui formons-nous, à quoi, et comment ? Elle nous parle du lieu où nous en sommes, en tant que société, quand on parle de création d’histoires.

AEDAN DUJARDIN (directeur adjoint de l'EIMA) : Affaire Vivès : réflexions d'une école de manga

J’ai une ligne très stricte quand on en vient à la créativité de mes élèves : je ne suis pas là pour leur dire quoi créer. J’ai aussi une exigence envers elles et envers eux : poser des choix conscients du contexte social dans lequel leur production existe.
Qu’est-ce que je veux dire par choix conscient ? Laissez-moi vous l’expliquer en histoire.

Récemment, je donnais un cours. Je demandais à mes élèves de créer une illustration inspirée d’œuvres d’art nées dans des contextes de protestation politique. Je voulais les exposer à une forme artistique ancrée dans un vécu, avec des messages concrets, un vocabulaire visuel simple et d’une efficacité viscérale. Un élève se proposa de représenter le côté insatiable d’un système économique basé sur l’hyper-consommation. Pour ce faire, il commença par utiliser le corps d’une personne grosse comme symbole. Le corps gros comme signe de ce mal politique qu’est l’hyper-consommation, comme signe de ce vice personnel qu’est l’avarice. Ce faisant, il s’inscrivait dans une longue tradition picturale, politique et protestataire, où les hommes gros sont utilisés pour représenter les riches qui accumulent au dépens des pauvres. Son illustration utilisait par ailleurs des codes visuels clairement empruntés de la tradition picturale requise.

Mais quelle est la réalité des personnes grosses ? Parce qu’il y a de vraies personnes grosses dans le monde. Et cette image les concerne. Cette image fait partie du canon des représentations qui informent inconsciemment notre manière de les percevoir. À ce moment-là, dans mon rôle pédagogique, c’est quelque chose auquel je tiens qu’il réfléchisse.

Les personnes grosses sont-elles vraiment les riches avides qui abusent de leur pouvoir ? Ou sont-elles, ce qui est le cas, plutôt pauvres et mal desservies par les systèmes en place ? Est-ce que les personnes grosses prennent vraiment beaucoup trop d’espace ? Ou sont-elles, ce qui est le cas, systématiquement exclues de l’espace public du fait d’infrastructures qui ne sont pas adaptées à leurs besoins, elles qui forment 15 % de la population ? Comment sont-elles représentées dans les histoires, dans les médias ? Comme étant fainéantes, stupides et sans contrôle de soi. En général, utiliser un type de corps (gros, racisé, jeune ou vieux, etc.) pour représenter une qualité ou un vice moral, est-ce que cela peut jamais être innocent ? Je lui ai demandé : à quoi une telle image participe-t-elle, socialement ? Veux-tu consciemment y participer ?

Faire un choix conscient, c’est ça. C’est penser aux personnes dont on parle et se demander comment les œuvres qu’on produit s’inscrivent dans les dynamiques sociales et culturelles qui les impactent au quotidien. Après ces remarques, je me retire. Son choix, au final, c’est le sien. C’est son œuvre, c’est son message. Il sera débattu, il fera peut-être l’objet de polémiques ou de protestations – c’est normal, c’est sain à l’intérieur d’une société démocratique. Ce que je veux, c’est qu’au moment de poser des choix créatifs, mes élèves incluent dans leur pensée le plus grand cercle de l’humanité telle qui les entoure.

Les conteurs et les conteuses d’histoires ont toujours eu un rôle important. Celui de porter la mémoire, celui de transmettre des représentations et des valeurs. C’est ce qui se passe, que l’artiste l’assume ou non. Mon rôle n’est pas de leur dire comment le faire, ni même de les forcer à l’assumer. Mon rôle c’est de leur rappeler pourquoi ils sont venus chez nous : parce que des histoires ont changé leur vie. Et de les mettre devant la question : qu’apportez-vous aux vies des autres maintenant que c’est à votre tour de créer ?

Qu’allez-vous faire de votre liberté ?

Voilà donc où en est ma réflexion. Elle est basée sur mes valeurs humaines, celles que j’ai héritées de ma tradition culturelle. Elle est fondée par mon vécu en tant qu’artiste – je sais la puissance de l’art, des images, des mots : de sauver, de détruire. Elle est irriguée de mes expériences en tant que personne minorisée, qui a toujours vécu assiégée d’expressions humiliantes et de caricatures.

Je sais ce que je veux plus dans le monde : plus d’art de très haut niveau esthétique, artistique, oui – mais aussi humain. C’est au cœur de mon engagement à l’EIMA.

Voir en ligne : L’École Internationale du Manga et de l’Animation (EIMA)

Cet article reste la propriété de son auteur et ne peut être reproduit sans son autorisation.

🛒 Acheter


Code EAN :

Photos : EIMA School

tout public France L’affaire Vivès
 
Participez à la discussion
20 Messages :
  • C’est un petit rigolo ce gars ! Après avoir mis des barrières tout autour, ajouté des œillères et une grosse pression sociale il leur dit : Allez-y , vous êtes libres !

    Répondre à ce message

    • Répondu le 22 février 2023 à  09:59 :

      "Faire un choix conscient, c’est ça. C’est penser aux personnes dont on parle et se demander comment les œuvres qu’on produit s’inscrivent dans les dynamiques sociales et culturelles qui les impactent au quotidien. Après ces remarques, je me retire. Son choix, au final, c’est le sien. C’est son œuvre, c’est son message. Il sera débattu, il fera peut-être l’objet de polémiques ou de protestations – c’est normal, c’est sain à l’intérieur d’une société démocratique."
      cela s’appelle "assumer ses opinions", ce que Vivès n’a pas fait, à part pleurnicher qu’il n’était pas un pédophile.
      je ne veux pas dire que Vivès est pédophile, mais il crée consciemment des bandes dessinées qui se nourrissent de fantasmes et d’imagerie porté sur les adolescentes, parfois très jeune. Il réalise tout un album "en réponse" à la charge mentale en y poussant le mauvais goût très loin.
      Le choix est conscient, la polémique est prévisible. Il n’a jamais pris la peine de s’écarter d’une attitude d’ado attardé pour répondre aux critiques. Honnêtement, il n’a même pas à se justifier. Il fait ce qu’il veut, mais il doit assumer son travail, ce qu’il ne fait pas quand il se rend compte de la polémique. Il ne l’a pas fait. Il a donné l’impression du sale gosse pris la main dans le bocal de biscuits et qui te regarde avec des yeux de lapin dans les phares en répétant "c’est pas moi".
      Ben si. Qu’il sorte de son personnage de Beavis et expose posément sa démarche, comme un adulte.

      Répondre à ce message

      • Répondu par Phildar le 22 février 2023 à  11:38 :

        C’est quoi ce discours moralisateur (et anonyme bien entendu). Bastien Vivès assume son oeuvre et expose sa démarche en publiant ses livres, basta. Ces livres ne vous plaisent pas, tant pis pour vous, mais c’est son oeuvre, il n’a pas à venir s’excuser de vous déplaire. Et même, vous déplaire est son rôle d’artiste, comme c’est le rôle de tout artiste qui se respecte. Et Bastien Vivès est un formidable artiste !

        Répondre à ce message

      • Répondu le 22 février 2023 à  11:57 :

        C’est facile à dire quand vous n’êtes pas Bastien Vivès. Quand on a suivi sa carrière depuis le début, on sait qu’il a assumé maintes fois ses choix artistiques, y compris leur dimension provocatrice. Simplement, quand vous êtes l’objet d’une telle cabale et d’une telle violence, soumis à une telle pression, qui va jusqu’à des menaces physiques à l’encontre des personnels du festival, de notre maison d’édition et de votre famille, vous n’avez pas d’autre choix que de vous "justifier", comme vous dites, voire de vous "excuser" comme il l’a fait. C’est peut-être écorner la vision romantique (et fausse) que vous avez de ce que doit être un artiste, mais c’est aussi un simple question de survie et de protection de soi et de ses proches.

        Répondre à ce message

  • C’est une blague ? Prôner la liberté de création avec au préalable un "oui, mais", c’est absolument ridicule. Interroger le monde, c’est aussi pouvoir le perturber, le choquer, et donc déstructurer la position de base et aller à contre-courant de ce courant de pensée dit humaniste, qui veut interroger le monde à travers un prisme sociologique. Là, on veut former des élèves à faire du propre, du joli, sans trop sortir des cases pour ne pas froisser. C’est le degré zéro de la création artistique.

    Répondre à ce message

    • Répondu par FixoFox le 18 février 2023 à  12:17 :

      à 7200€ l’année scolaire... Soit le double d’un forfait pour faire un livre chez un éditeur quand tu débutes.

      Répondre à ce message

      • Répondu le 18 février 2023 à  16:25 :

        Vous faites des livres pour 3600 euros, vous ? Chez quel éditeur ? En tant que scénariste ou dessinateur ?

        Répondre à ce message

      • Répondu le 18 février 2023 à  16:26 :

        Si on comprend bien ce qu’il veut dire, Vivès aurait dû s’autocensurer. Cette tribune n’apporte rien et va dans le sens du néo-puritanisme ambiant.

        Répondre à ce message

        • Répondu par Auteur·ice le 19 février 2023 à  13:59 :

          Avec des encadrants pareils on comprend mieux pourquoi des étudiants lobotomisés ont fait pression pour interdire l’expo d’un artiste... pour continuer à avoir des bonnes notes et passer en année suivante (tant pis pour le portefeuille de papa maman).

          Répondre à ce message

        • Répondu par Henri Khanan le 19 février 2023 à  17:12 :

          Pauvre Bastien Vivés, qui devait lancer une collection de livres très osés chez Casterman, accompagné d’une ancienne actrice du X.
          Maintenant, je suppose que le signataire de cette tribune (qui a tout de même raison de s’interroger sur le signifiant et le signifié) fait partie des pros qui ont signé contre l’expo Vivés au FIBD.

          Répondre à ce message

  • Je trouve très bien qu’on rappelle un peu la portée concrète de la BD (et de l’art), sans pour autant entamer une chasse aux sorcières. Je n’ai pas l’impression qu’on plombe Vivès dans ce texte, sans pour autant qu’on ne l’encense non plus. Cela me paraît tout à fait mesuré : on ne peut ignorer le fait que ce que l’on dessine produit des effets et s’intègre dans une réalité et une histoire. La question ici n’est pas tant d’interdire, mais d’être conscient de ce que l’on fabrique. Et cesser de nous rabâcher avec une liberté qui serait dénuée de devoir me paraît très bien.

    Répondre à ce message

    • Répondu le 20 février 2023 à  14:19 :

      Vous écrivez ça, parce que vous ne vous rendez pas compte de ce que signifie le mot de "responsabilité". Les censeurs actuels partent du principe que les auteurs, Bastien Vivès comme les autres, dessinaient jusqu’à présent de façon "irresponsable", mais ce n’est pas le cas du tout. De plus, aucune entité privée ne peut s’arroger le droit de décider seule de ce qui est "responsable" et de ce qui ne l’est pas. Une pétition n’a pas force de loi, et heureusement, sinon par exemple, la peine de mort serait rétablie depuis longtemps dans tous les pays. C’est à la justice des pays démocratiques de dire ce qui est interdit, et à elle-seule. Ou alors ce n’est plus boulot vivre en société.

      Répondre à ce message

    • Répondu le 20 février 2023 à  14:20 :

      Dans ma dernière phrase, je voulais dire "vouloir". Le correcteur automatique a écrit "boulot"

      Répondre à ce message

    • Répondu le 20 février 2023 à  14:21 :

      Au contraire, il ne faudra jamais cesser de rabâcher le mot "liberté".

      Répondre à ce message

  • En parlant d’exercice, je ne comprends pas trop l’intérêt de celui que font les "élèves" sur les photos. Ils reproduisent à plat et en noir et blanc une image sur un écran qui est déjà à plat et en noir et blanc. Le niveau zéro de la création, de la démarche artistique, ça va pas être dément leurs "mangas" (manga français ça fait toujours rire).

    Répondre à ce message

  • Je peine à voir l’intérêt d’une telle "réflexion". Dès le début, en à peine 2 phrases, la rédacteur de ce texte passe d’un "nous formons des auteurs" à "j’ai été violé", pour enchaîner sur la mention d’agressions et violences sexuelles ayant eu lieu au sein de son école... Alors, certes, c’est très grave, mais... Quel est le rapport avec l’affaire Vivès ?

    Quoi que l’on pense du travail de ce dernier, (et je ne compte pas parmi ses fans, loin de là !) il n’a pas été reconnu coupable, ni même accusé de tels méfaits que je sache ? L’auteur de ce billet a-t-il seulement pris connaissance de l’affaire ou était-ce un prétexte à tirer la couverture à lui, en déblatérant, avec une logique toute fallacieuse, sa pédagogie douteuse ? (J’ajouterais également que l’on n’expose pas ses cicatrices ainsi, il ne s’agit pas là d’honnêteté ou de transparence, mais d’indécence)

    La réflexion autour de cette histoire d’illustration traitant de l’hyperconsommation est tout simplement digne d’un petit torquemada wokiste américain, et, à moins d’être prompt à l’indignation facile, on ne peut qu’y voir un hors sujet tout droit sorti d’une copie de collégien. (Ce n’est pas parce que l’on représente un "riche avide" par une personne grosse, que cela signifierait qu’une personne grosse est riche et avide...)

    Au vu du sujet, il eût été plus pertinent d’évoquer les inspirations de Vivès, qu’il faut aller chercher du côté de la production pornographique japonaise, dont celui-ci est friand. Les mangas de ce genre abondent, et abordent des sujets en effet douteux -inceste et sexualité infantile- et Vivès a maladroitement pensé pouvoir faire pareil en France, avec son regard et sa sensibilité, qui n’ont rien en commun avec ceux des "auteurs" japonais de ces produits. Nous ne vivons pas dans le même monde, avec les mêmes codes culturels, et là, pour le coup, il y aurait eu matière à développer.

    Le fait qu’il n’en soit pas fait mention dans ce texte intitulé "Réflexion d’une école de manga" me conduit à penser que celui qui a écrit ce texte n’a pas la moindre connaissance sur le sujet et au vu de sa médiocrité, la "réflexion" de ce directeur -qui n’est qu’adjoint, rappelons-le- ne mérite tout simplement pas d’être diffusée, ici ou ailleurs. Consternant.

    Répondre à ce message

    • Répondu par Bloch le 23 février 2023 à  18:30 :

      Oui, voilà, exactement ! Je pense pareil que vous mais à propos de Vivès. Je pense que ses parodies de hentai n’ont aucun intérêt et n’apportent rien à la création artistique et, en conséquence, ne devraient pas être diffusées. Mais à part ça je défend la liberté d’expression, hein ! (Où ça, une contradiction ?)

      Répondre à ce message

  • Mais quel horreur et ça se dit prof de manga.

    Répondre à ce message

  • On devrait rappeler à tous ces aspirants artistes la phrase de Bette Davis : "Un acteur qui n’ose pas se faire d’ennemis devrait quitter la profession."
    Ca fonctionne pour tous les artistes.

    Répondre à ce message

    • Répondu le 26 février 2023 à  07:31 :

      Sauf que la BD ça n’est pas le cinéma. Un auteur BD qui se fait des ennemis, finit par être lâché par le métier. Ce Dujardin a parfaitement raison. Même sa "photo" d’article est un superbe boulot d’illustration.

      Répondre à ce message

CONTENUS SPONSORISÉS  
PAR   
A LIRE AUSSI  
TRIBUNE LIBRE A...  
Derniers commentaires  
Abonnement ne pouvait pas être enregistré. Essayez à nouveau.
Abonnement newsletter confirmé.

Newsletter ActuaBD