Je dirige une école de manga. Notre travail est de former la prochaine génération de conteurs et de conteuses d’histoires. La polémique qui est née lorsque le Festival d’Angoulême a choisi de donner carte blanche à Bastien Vivès nous intéresse au premier plan. En tant qu’école, elle nous rappelle à la question : qui formons-nous, à quoi, et comment ? Elle nous parle du lieu où nous en sommes, en tant que société, quand on parle de création d’histoires.
J’ai une ligne très stricte quand on en vient à la créativité de mes élèves : je ne suis pas là pour leur dire quoi créer. J’ai aussi une exigence envers elles et envers eux : poser des choix conscients du contexte social dans lequel leur production existe.
Qu’est-ce que je veux dire par choix conscient ? Laissez-moi vous l’expliquer en histoire.
Récemment, je donnais un cours. Je demandais à mes élèves de créer une illustration inspirée d’œuvres d’art nées dans des contextes de protestation politique. Je voulais les exposer à une forme artistique ancrée dans un vécu, avec des messages concrets, un vocabulaire visuel simple et d’une efficacité viscérale. Un élève se proposa de représenter le côté insatiable d’un système économique basé sur l’hyper-consommation. Pour ce faire, il commença par utiliser le corps d’une personne grosse comme symbole. Le corps gros comme signe de ce mal politique qu’est l’hyper-consommation, comme signe de ce vice personnel qu’est l’avarice. Ce faisant, il s’inscrivait dans une longue tradition picturale, politique et protestataire, où les hommes gros sont utilisés pour représenter les riches qui accumulent au dépens des pauvres. Son illustration utilisait par ailleurs des codes visuels clairement empruntés de la tradition picturale requise.
Mais quelle est la réalité des personnes grosses ? Parce qu’il y a de vraies personnes grosses dans le monde. Et cette image les concerne. Cette image fait partie du canon des représentations qui informent inconsciemment notre manière de les percevoir. À ce moment-là, dans mon rôle pédagogique, c’est quelque chose auquel je tiens qu’il réfléchisse.
Les personnes grosses sont-elles vraiment les riches avides qui abusent de leur pouvoir ? Ou sont-elles, ce qui est le cas, plutôt pauvres et mal desservies par les systèmes en place ? Est-ce que les personnes grosses prennent vraiment beaucoup trop d’espace ? Ou sont-elles, ce qui est le cas, systématiquement exclues de l’espace public du fait d’infrastructures qui ne sont pas adaptées à leurs besoins, elles qui forment 15 % de la population ? Comment sont-elles représentées dans les histoires, dans les médias ? Comme étant fainéantes, stupides et sans contrôle de soi. En général, utiliser un type de corps (gros, racisé, jeune ou vieux, etc.) pour représenter une qualité ou un vice moral, est-ce que cela peut jamais être innocent ? Je lui ai demandé : à quoi une telle image participe-t-elle, socialement ? Veux-tu consciemment y participer ?
Faire un choix conscient, c’est ça. C’est penser aux personnes dont on parle et se demander comment les œuvres qu’on produit s’inscrivent dans les dynamiques sociales et culturelles qui les impactent au quotidien. Après ces remarques, je me retire. Son choix, au final, c’est le sien. C’est son œuvre, c’est son message. Il sera débattu, il fera peut-être l’objet de polémiques ou de protestations – c’est normal, c’est sain à l’intérieur d’une société démocratique. Ce que je veux, c’est qu’au moment de poser des choix créatifs, mes élèves incluent dans leur pensée le plus grand cercle de l’humanité telle qui les entoure.
Les conteurs et les conteuses d’histoires ont toujours eu un rôle important. Celui de porter la mémoire, celui de transmettre des représentations et des valeurs. C’est ce qui se passe, que l’artiste l’assume ou non. Mon rôle n’est pas de leur dire comment le faire, ni même de les forcer à l’assumer. Mon rôle c’est de leur rappeler pourquoi ils sont venus chez nous : parce que des histoires ont changé leur vie. Et de les mettre devant la question : qu’apportez-vous aux vies des autres maintenant que c’est à votre tour de créer ?
Qu’allez-vous faire de votre liberté ?
Voilà donc où en est ma réflexion. Elle est basée sur mes valeurs humaines, celles que j’ai héritées de ma tradition culturelle. Elle est fondée par mon vécu en tant qu’artiste – je sais la puissance de l’art, des images, des mots : de sauver, de détruire. Elle est irriguée de mes expériences en tant que personne minorisée, qui a toujours vécu assiégée d’expressions humiliantes et de caricatures.
Je sais ce que je veux plus dans le monde : plus d’art de très haut niveau esthétique, artistique, oui – mais aussi humain. C’est au cœur de mon engagement à l’EIMA.
Voir en ligne : L’École Internationale du Manga et de l’Animation (EIMA)
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Photos : EIMA School
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