Trese T. 1 - Par Budjette Tan & Kajo Baldisimo - Delcourt Comics

Face aux crimes sordides et mystérieux, la police fait appel à l’agent Alexandra Trese, capable d’élucider des enquêtes surnaturelles là où d’autres inspecteurs s’enlisent. Sa capacité à déchiffrer les codes, à rassembler les informations cruciales, à détecter des présences maléfiques la place indéniablement au-dessus de toute concurrence en la matière.

Le cadavre d’une femme est découvert : celle-ci est apparemment morte des décennies plus tôt, elle aurait vendu délibérément son nouveau-né contre une nouvelle drogue faisant fureur, "Les os de sirène". Il n’en faut pas plus pour qu’on appelle au renfort l’Agent Trese et ses dons de clairvoyance. Aidé de ses "Kambal", des êtres costumés et masqués, elle terrorise les pires maffieux et autres "Aswang"(créature sanguinaire métamorphe apparaissant sous les traits d’un vampire ou d’une sorcière notamment). D’ailleurs, les amateurs de monstres mythologiques seront ravis par la complexité des créatures fantastiques philippines déchainées. Outre les suceurs de sang de la tribu des Aswang, on dénote d’autres assemblées d’âmes errantes en quête de salut, ainsi que des monstres terrifiants, les chevaux des Tikbalang, responsables de certains typhons par leur taille surréaliste.

Une BD provenant des Philippines, c’est peu courant chez nous. Pourtant, c’est un véritable régal de lire ce Komics (c’est de cette manière que l’on écrit BD en tagalog, langue parlée aux Philippines) avec tant de fraicheur et de richesse. L’ouvrage est composé de mini-récits indépendants les uns aux autres, tous reliés par le surnaturel et les chimères de l’esprit.

La grande force de ce polar urbain repose sur la qualité de chaque protagoniste, à savoir jouer son rôle comme il se doit, autant pour les héros centraux que les personnages secondaires ou les simples figurants. Chacun a sa place. Tous ont le mérite d’exister afin d’embellir ce récit décapant.

Tout d’abord, Alexandra Trese, femme à fière allure, pilier incontournable des enquêtes, non seulement capable de s’entretenir avec des esprits, mais également véritable tête brûlée face à des adversaires redoutables. Dotée d’une grande maîtrise, la brune interpelle par son côté obscur nettement mis en valeur. Quant aux "Kambal", ils apparaissent suite à un signal, transmettant une peur viscérale aux travers des pages. Aucun protagoniste n’est laissé au hasard dans les enquêtes d’Alessandra Trese…

Comme l’a souligné en préface Gerry Alanguilan, l’un des piliers de la BD philippines et connu notamment pour sa pépite Elmer sur le thème de la conscience et les connaissances que révèlent les poules ("Jake Gallo" le poulet et héros du récit), a été enthousiasmé par la qualité scénaristique de l’un de ses congénères : Budjette Tan qui signe Trese, une œuvre pointilleuse.

©Kajo Baldisimo / Delcourt Comics

Les Philippines ont développé une culture très différente de la nôtre, avec d’autres codes, baignée par des croyances et des mythologies ancestrales. L’artiste Budjette Tan manœuvre avec brio en osant reprendre les grandes légendes du pays, comme les "Tiyanak", les "Kapre", etc, et les insérant dans des situations autant créatrices que surprenantes. En lisant Trese, on se connecte aux rites et traditions du peuple philippin, à ses coutumes ancestrales et on apprécie les décors de Manille.

Une trame surprenante et une partie graphique qui n’est pas en reste. Sombre, glauque, déstabilisant par moments, le trait de Kajo Baldisimo fascine autant qu’il choque, puisqu’il offre à nos rétines une expérience visuelle à rebours de notre culture occidentale. Du noir et blanc jouant la carte des ombres et des lumières avec une précision épatante, le tout comme ensorcelé par des créatures de l’esprit.

Des visages marqués et creusés par l’existence : la souffrance des pêcheurs, humains ou bestiaux, retentit comme une véritable marque de fabrique de l’artiste, qui jongle avec talent dans ce dédale surréaliste. Un encrage épais qui embellit chaque case et donne une profondeur de champ. Quant au découpage, il attire indéniablement le regard par sa dynamique constante et ses séquences qui s’enchaînent sans temps mort.

Enfin, remercions l’excellente recherche de Laurent Mélikian avec sa postface : "La BD philippine, Ces Komiks venus d’ailleurs… ", énumérant les différentes facettes culturelles du pays, les conditions drastiques dans lesquelles vit le peuple pour ensuite détailler le panel des Komiks dont l’origine provient de France avec "La tortue et le singe" de José Rizal (1861-1896), qu’il réalisa durant son périple parisien. D’autres suivront tels que Tony Velasquez & Romualdo Ramos créant Kenkoy, œuvre insolite foncièrement provocatrice. Francisco V Coching, quant à lui, apparaît comme une figure incontournable du Komiks d’après-guerre, devenant ultra populaire et ralliant de nombreux dessinateurs à sa cause. Enfin, les Philippines, à l’instar des USA, ont produit leur propre univers de super-héros, notamment grâce à Mars Ravelo intronisant sa superhéroïne Varga en 1947, ainsi que Lastik Man, Captain Barbel …

En 2021, Netflix a saisi l’opportunité d’adapter Trese en série animée et les éditions Delcourt nous permettent à leur tour de découvrir et de s’enthousiasmer pour une nouvelle vague de Komiks, particulièrement saisissants.

Grâce à Trese, c’est l’occasion rêvée de découvrir le "Komics" philippin, de s’immiscer dans cette culture atypique et surtout de percevoir et découvrir le milieu de la BD sous un autre regard.

©Kajo Baldisimo / Delcourt Comics