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Jean-Luc Masbou : "Je voulais raconter l’histoire d’un vieux philosophe." [INTERVIEW]

Par Thelma SUSBIELLE François RISSEL le 15 avril 2022                      Lien  
« De Capes et de crocs » fait définitivement partie des séries d’aventure incontournables de ces vingt dernières années. Imaginée à la fin des années 1990 par Alain Ayrolles, et Jean-Luc Masbou, elle a rencontré un succès immédiat du fait de ses qualités graphiques et narratives. Nous étions donc très curieux de savoir vers quoi se dirigerait Masbou, le dessinateur, après avoir terminé l’épilogue de cette saga. Il signe avec « Le Baron » un one-shot ambitieux et original ou la multiplicité des techniques est singulière. Nous avons pu discuter avec le dessinateur lors du dernier festival de la bande dessinée d’Angoulême.

Est-ce que vous pouvez nous expliquer la genèse du Baron ?

J’étais un amateur du film de Terry Gilliam (Les Aventures du baron de Münchhausen NDLR) et j’avais aussi vu un reportage sur Arte où on parlait du vrai baron de Münchhausen et c’est ça qui m’a donné envie de lire ses aventures. Je me suis aperçu qu’il y avait pleins d’histoires que l’on ne connaissait pas et qui méritaient d’être mises en images.

Au début, j’ai eu envie de faire un collectif, mais je me suis ravisé. Il me fallait un fil rouge et, finalement, je suis revenu à cette émission d’Arte qui me trottait dans la tête, dans laquelle on parlait de sa vraie vie et de la façon dont il avait mal accepté le fait qu’on écrive un livre sur ses aventures. C’était quand même franchement sa faute, parce qu’il avait reçu une ou deux fois la visite d’un homme qui vivait d’un petit métier et qui s’était dit qu’il coucherait bien ça sur le papier un jour. Donc, il est allé chez le baron de Münchhausen, il lui a demandé de raconter ses récits. Un beau jour, l’homme est poursuivi par ses usuriers et part en Angleterre. Ne trouvant pas de travail, il décide d’éditer les aventures du baron de Münchhausen. Elles ont du succès, et sur ce, le livre est racheté en France et un peu modifié : ça devient les aventures d’un Gascon. Finalement, l’ouvrage revient en Allemagne, où des histoires sont rajoutées et le baron, de Gascon, redevient le baron de Münchhausen. Un beau jour, évidemment, ça lui retombe dessus.

Jean-Luc Masbou : "Je voulais raconter l'histoire d'un vieux philosophe." [INTERVIEW]
Jean-Luc Masbou © Delcourt

Je ne voulais pas raconter l’histoire d’un vieillard aigri, mais plutôt celle d’un vieux philosophe. Alors certes, un peu aigri par la vie, mais mis face à la postérité et au ridicule que ça occasionne de s’apercevoir que le bouquin allait être lu par des tas de gens et que ces gens vont le prendre pour ce qu’il n’est pas. Mais pour ce qu’il est aussi, finalement, puisque c’est lui qui a fait le choix d’être un conteur d’histoire.

Voilà la genèse et le fil rouge sur lesquels se construit mon récit. C’est la façon dont il apprécie plus ou moins bien - et son avis change au fur et à mesure de l’album - le fait qu’on ait écrit un bouquin sur ses aventures.

Pouvez-vous expliquer votre rapport au film de Gilliam qui exploite également ces deux angles, réel et imaginaire ?

Alors il n’y a pas que le film de Gilliam. Quand j’étais petit, étrangement, le baron de Münchhausen, qui est plutôt un héros de la culture allemande, était connu en France. Il y a eu une série de Jean Image à son sujet. Et puis, le film de Terry Gilliam me l’a fait redécouvrir aussi, parce que ses films sont assez fabuleusement tournés, j’étais un grand fan des Monty Python - enfin je le suis toujours - et du cinéma de Terry Gilliam.

J’avais aussi découvert le film allemand qui avait été fait en 1936, qui est vachement bien aussi. Je ne peux pas m’empêcher d’avoir ça dans la tête quand j’ai mis en scène, quand j’ai dessiné et scénarisé Le Baron de Münchhausen. Mais je n’ai même pas essayé de m’en éloigner parce que c’est une façon d’écrire, une façon de raconter les aventures, avec une mise en abîme et un imaginaire qui sont très propres à Gilliam et que je suis incapable de dessiner. J’avais l’intention de dessiner comme moi je sais le faire. C’était tout naturel. Je n’ai pas du tout été impressionné - dans le sens imprégné, par le film.

Ce qui était clair depuis le début, c’est que je voulais faire une sorte d’exercice de style. Qu’à chaque fois que le baron de Münchhausen, au fur et à mesure des aventures, rencontre quelqu’un à qui il raconte ses histoires, que ces histoires soient dessinées de manière différente. Un peu comme si chaque personnage s’imaginait différemment ce qu’on lui raconte. Quand il raconte à un enfant, le dessin est naïf, quand il raconte à son vieux copain capitaine d’infanterie en Russie, il l’imagine dessiné à la façon d’un dessinateur d’il y a cent cinquante ans. Je voulais m’amuser avec un exercice de style qui permette aussi au lecteur de voyager et qu’il n’y ait pas du tout de monotonie.

J’en reviens à De Cape et de croc où je finissais à tourner un petit peu en rond, je dessinais toujours de la même façon, avec les mêmes gammes chromatiques... Ce n’était pas pénible, mais c’était un peu toujours pareil et j’avais envie de me renouveler et de montrer des choses un peu différentes.

Jean-Luc Masbou © Delcourt

Vous parlez de la technique plastique : cela reste des encres acryliques. Est-ce que vous pouvez un peu décrire cette technique particulière et son élaboration ?

Mon style de couleurs, que je n’avais pas quand j’étais aux Beaux-Arts, je l’ai acquis quand je travaillais dans le dessin animé. On bossait sur des séries comme Denver, le dernier dinosaure. Je m’occupais des décors couleurs et à l’époque, ça ne se faisait pas à la palette graphique, ça se faisait sur papier. J’ai découvert l’acrylique comme ça : on part du blanc du papier pour utiliser la lumière et on rajoute des couleurs de plus en plus foncées. Ou, comme la gouache ou la peinture à l’huile, on peut retravailler sur des couleurs très foncées et rajouter des lumières.

Mais ça, c’est ce que je faisais dans De Cape et de croc principalement. Quand j’ai décidé de travailler sur Le Baron, j’ai rajouté d’autres choses : j’ai fait des sanguines pour le pays des fromages, j’ai fait de l’aquarelle pour tout ce qu’il se passe en Russie. Alors j’ai travaillé de l’acrylique, mais en aplat, pour que ça ressemble à des images d’Épinal dans tout le prologue. L’acrylique n’est jamais exactement travaillé de la même façon. Très en épaisseur, pour tout ce qui est naïf, quand le baron raconte ses voyages sur la Lune où il va chercher sa hache qu’il a perdue, ou l’anecdote des canards. Pour le reste, j’en suis revenu à mon style sur De Cape et de croc, pour les pages intermédiaires et surtout sur les pages de la fin, quand il rentre à l’auberge pour raconter son histoire à tous ses vieux copains.

Jean-Luc Masbou © Delcourt

C’était un argument narratif et stylistique d’employer pleins de techniques différentes et de faire une espèce de melting pot comme ça ?

Oui, j’ai des techniques de narration qui incluent une vieille recette qui me vient de ma culture cinématographique. Quand on raconte une scène, il y a une ambiance et cette ambiance doit être différente à chaque fois pour qu’on ait vraiment l’impression de changer d’endroit au niveau de la narration. Ça me vient de Conan le barbare de John Milius où, surtout dans le début du film, on a une suite de sketches et on voit bien parrallèlement que le personnage voyage sur des centaines de kilomètres. Parce qu’à chaque fois qu’il se trouve dans un endroit, la photographie est toujours différente grâce à des ambiances colorées. Il n’y a jamais deux ambiances de taverne qui sont pareilles : un coup c’est plus rouge, un coup c’est plus ocre, un coup il y a plus de fumée, un coup il y en a moins. J’y tiens beaucoup.

Là, le but du jeu, c’était ça mais aussi de travailler sur l’imaginaire des gens. Je voulais aussi montrer ce que j’étais capable de faire au niveau du dessin : pas que de l’acrylique, du crayon, des choses plus simples et plus rigolotes ou plus compliquées, de l’aquarelle...

Et raconter, fleurir cette histoire, faire voyager les gens, montrer toutes les facettes que le baron de Münchhausen a dans son registre et tout ce que ça peut développer au niveau de l’imaginaire chez les gens. Quand on lit les aventures du baron de Münchhausen, chacun y met son imaginaire et voit le personnage d’une façon différente. Quand tu le fais en BD, si tu le dessine toujours de la même façon, tu vas imposer ta vision à toi du baron de Münchhausen. Alors que là, c’est peut être un peu déroutant, mais c’était très rigolo et j’ai eu de très bons échos sur cette idée de le dessiner à chaque fois de façon différente. Il n’est jamais habillé de la même façon : un enfant le voit comme un polichinelle, parce qu’il a cette vision-là de l’uniforme de l’armée, un coup le dessin est totalement baroque ou totalement imaginaire parce qu’il ne s’adresse pas à une seule personne mais à une foule... Donc les gens mettent pleins de choses, pleins de couleurs...

Justement, comment incarner ce personnage atypique qui a déjà été représenté mille fois ? Vous avez regardé tout ce qui avait été fait ou, au contraire, vous êtes revenu au texte pour être le plus spontané possible ?

Il y a un peu des deux. Je ne voulais pas qu’il ressemble à celui de Terry Gilliam, mais ça, ce n’était pas très dur. Je préférais qu’il ressemble au Baron de Münchausen de 1936, où là, le Baron et les personnages historiques ont des vrais costumes d’époque, des vrais uniformes de l’armée, de l’infanterie, des grenadiers... Je ne savais pas si les costumes étaient véridiques mais j’avais confiance dans l’Allemagne de cette époque-là pour avoir fait quelque chose de relativement juste. Et pour m’être un tout petit peu documenté sur le sujet, je me suis aperçu que oui. Quand on le met dans un corps d’armée, il a vraiment l’uniforme de ce corps d’armée.

C’était primordial, je le faisais déjà dans De Cape et de croc, même si c’était fantaisiste. On a toujours besoin de se rattacher à un univers qui existe et qu’on connaît, même si on le connaît pas par cœur. Ça permet au lecteur de se placer dans l’univers et ensuite, de le faire rêver. Voilà pourquoi j’ai pris le parti du réalisme au niveau des costumes et de certaines choses. Tout mon récit fonctionne sur le fil rouge qui raconte sa vraie histoire, son rapport avec sa femme et ses amis : là il est habillé comme capitaine de cavalerie. C’est son uniforme à lui, auquel il tient, même s’il est troué par les mites...

Jean-Luc Masbou © Delcourt

Est-ce que vous pouvez préciser votre rapport à l’écriture ? Ce n’est pas la première BD que vous scénarisez, mais c’est la première BD que vous réalisez en tant que scénariste et dessinateur. Vous avez une base textuelle avec toutes les versions qui existent du Baron de Münchausen ?

Ce n’est pas très compliqué parce que les Allemands ont une banque de données plus vaste et précise du Baron de Münchausen qu’en France. Donc ici, c’est facile de faire quelque chose que les gens n’ont pas fait. Et puis, même si tout le monde le dessinait avec son uniforme de cavalier sur un boulet, ça ne serait pas pour raconter la même chose, ce n’est jamais dessiné de la même façon...

Sauf que là, évidemment, moi je voulais prendre un contrepied par rapport au personnage et raconter son aventure comme personne ne l’avait fait et raconter son histoire, la vraie. Je voulais voir comment le bonhomme fonctionne et puis surtout, faire un travail sur les auteurs, les raconteurs d’histoire. En mettant le Baron de Münchausen face à son rôle de conteur.

C’est un homme qui était parti pour être quelqu’un de sérieux, c’est un noble avec un rang dans la société. Sauf qu’il se fait rattraper par des histoires à la Tartarin de Tarascon. Il y a un moment où il s’aperçoit que le bouquin va lui succéder et que la trace qu’il va laisser dans l’histoire ne sera pas celle d’un guerrier ou d’un militaire, mais celle d’un conteur. J’imagine qu’un homme comme lui ne devait pas apprécier ça.

Mais même si je voulais raconter ça, je n’avais pas l’intention de faire de lui un personnage sérieux, grave et aigri. Je voulais qu’il soit philosophe, qu’il y ait de la légèreté même si à la fin de l’album, on parle de sa mort. On plonge dans la poésie, on parle de ce personnage, de tout ce que ça apporte d’être auteur, d’être conteur d’histoire. Moi, je ne sais pas ce qu’il restera de moi. Des enfants certes, mais au niveau de mon œuvre, je ne sais pas combien de temps ça me survivra. Peu importe. L’important c’est ma volonté à moi de raconter des histoires et que ça me survive le plus longtemps possible pour pouvoir apporter le plus de bonheur possible aux gens.

Jean-Luc Masbou © Delcourt

Il y a eu des grosses remises en question, des moments de doute ou des difficultés pendant la gestation de ce projet ?

Non, c’était très clair. Ma dernière page, celle qui conclut l’album, je l’avais dans la tête dès que j’ai pensé au projet. Je l’ai présentée à mon directeur de collection. Je lui ai dit que je voulais faire un album sur le baron de Münchausen, je lui ai raconté ce qui allait se passer et je lui ai dit qu’à la dernière page, le baron de Münchausen rencontrant Neil Amstrong. En regardant tous les deux la Lune, Neil Amstrong lui dirait "- Vous savez j’y suis allé, c’est magnifique". Et le baron lui répondrait "- Oui, je sais"." Je l’ai gardée parce que c’était bien trouvé, je suis modeste (rires). Quand on construit un récit comme ça, on voit des trucs importants qui dépassent et on les garde. Après ; il faut les mettre dans le bon ordre, trouver une façon de joindre tout ça. c’est une sacrée alchimie. Mais ça ne m’a pas posé de problème du tout.

Est-ce que le livre va être traduit en allemand ?

Alors ça, j’aimerais bien ! Chez Delcourt, ils essayent mais il y a tellement de choses sur le baron de Münchausen en Allemagne que c’est dur de leur faire faire un truc en plus. J’imagine que ça ferait quand même un assez gros carton là-bas. Et puis, j’aimerais bien parce que dans la ville de Bodenwerder, ils remettent chaque année un prix à quelqu’un qui a fait un travail particulièrement exceptionnel sur le baron de Münchausen et j’adorerais y être invité à dédicacer mon livre.

Jean-Luc Masbou © Delcourt

C’est quoi la suite ?

Le prochain album est un Conan chez Glénat. Je suis fan depuis que j’ai 15 ans. Je fais l’une des vingt-et-une aventures de Robert E. Howard. C’est avec des pirates. Je voulais le faire seul, sans que qui que ce soit travaille sur le scénario à ma place. J’avais l’envie d’adapter, de m’emparer du personnage, d’essayer de le triturer, de chercher derrière Conan ce qu’il peut y avoir d’intéressant à raconter à part des bastons. Même au niveau des autres personnages, je voulais rendre ça intéressant.

J’avais envie de faire une sorte de Mon nom est personne (film de Tonino Valeri, 1973) avec un mélange de pleins de choses. Il y a des films que j’adore et dans lesquels il y a de la psychologie à deux balles mais qui marchent très bien, des personnages truculents qui sont très intéressants dès qu’on commence à gratter un petit peu le vernis. Conan et tous les personnages de l’aventure que je raconte sont comme ça. J’ai trois camps de pirates qui se tirent la bourre pour essayer de trouver un trésor et Conan qui arrive en plein milieu. Alors c’est un peu bizarre parce que c’est une histoire dans laquelle il y a Conan au début, Conan à la fin, et il y a toute une partie au début où il n’y est pas. Un album avec des magouilles de pirates qui essayent de savoir lequel à la carte au trésor pour réussir à trouver ce fameux trésor.

Je construis le récit petit à petit. Certaines aventures n’allaient pas assez loin dans le fait de s’approprier le personnage. Le but du jeu pour Glénat, c’était de donner ce personnage à des auteurs européens pour voir ce qu’ils allaient en faire. Tant qu’à travailler le truc, autant le faire pour que ça soit un boulot vraiment personnel. Je trouve d’ailleurs que l’album de Robin Recht est fabuleux. Il a su exactement ce qu’il fallait faire de ce côté-là.

Quand j’avais onze ans, j’ai commencé à lire Strange à l’époque, mais aussi les aventures d’Iron Man, Spider-Man... Et les Conan qui étaient édités étaient ceux dessinés par Buscema, grattés à l’encre, très travaillés. Je suis tombé dedans.

J’étais aussi un grand fan du film avec Arnold Schwarzenegger, même si le personnage n’est pas vraiment le vrai Conan de Howard, l’univers l’est. John Milius s’est emparé du personnage, en a fait quelque chose d’autre. Il y a une musique, une photo : c’est grandiose. Ça reste un film fondateur pour moi au niveau de la narration. Je vois pas trop comment on pourrait faire mieux que Milius. On pourrait faire autre chose, mais il y a une alchimie qui arrive à se faire quand on trouve les bons acteurs, le bon décorateur, le bon photographe, le bon musicien, le bon metteur en scène. Ça marche. Comme dans Mon nom est personne, qui est un savant mélange entre le western hollywoodien et le western spaghetti. Il y a une dose d’humour et une dose de sérieux. Ce sont des contrastes vec lesquels j’adore jouer dans la narration. Pour réussir à faire pleurer, il faut savoir faire rire avant, parce que ça surprend. Cette alliance, entre sérieux, action, rigolade, c’est du génie pur.

(par Thelma SUSBIELLE)

(par François RISSEL)

Cet article reste la propriété de son auteur et ne peut être reproduit sans son autorisation.

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Code EAN : 9782413005292

Photo Médaillon : © François Rissel

Delcourt tout public Adaptation littéraire Aventure France Angoulême 2022
 
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