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« Les faits vus par un enfant » Jean-Laurent Truc ("Non-retour", Dargaud)

Par Laurent Melikian le 12 juillet 2021                      Lien  
Animateur du blog LigneClaire.info, notre confrère Jean-Laurent Truc effectue ses premiers pas de scénariste. "Non-retour" est à la fois une aventure historique et un témoignage personnel. Commencée par le crayon du regretté Patrick Jusseaume -décédé en 2017- pour être porté en images par Olivier Mangin, elle opère un singulier rapprochement entre autofiction, espionnage et mémoire.

Juillet 1962, l’Algérie est indépendante. Mais à la lisière du Sahara, la base militaire de Colomb-Béchar reste française pour cinq ans. Jean-Laurent Truc avait alors 11 ans. Avec sa mère, ses frères et sœurs, ils sont évacués en avion vers la métropole quand son père reste en poste à la base. Le vol est mouvementé, l’organisation terroriste OAS qui refuse l’indépendance tente de détourner l’appareil sur Oran. Courageux, son pilote ne se laisse pas intimider. Un demi-siècle plus tard, ces événements lui restent indélébiles et lui ont permis de construire un suspens en haute altitude, où aux faits authentiques se greffent une fiction composée d’espions, de héros, d’héroïnes et… d’un album de Buck Danny.

Depuis quand songez-vous à raconter l’histoire de votre évacuation de l’Algérie ?

Depuis très longtemps. La vision d’Oran en flammes, la peur de laisser mon père en Algérie... sont à jamais gravées dans ma mémoire. Au début des années 2000, j’ai eu envie d’évoquer cette période. J’en parle avec mon ami Patrick Jusseaume qui m’a dit : «  - Ton histoire pourrait faire une sacrée bande dessinée. Si tu la romances, je la dessine. » Il est encore en pleine activité. Je commence à écrire et lui travaille sur les personnages. Nous contactons les éditions Dargaud qui se montrent intéressées. Pour lui comme pour moi c’est une occasion amicale et créative. Patrick voit dans ce projet, un moyen d’évoluer par rapport à Tramp (la série-phare du dessinateur scénarisée par Jean-Charles Kraehn, NDLR.), qu’il ne voulait cependant pas arrêter.

Ensuite les choses se compliquent. Du fait de sa maladie, Patrick doit s’interrompre longuement avant de nous quitter.

« Les faits vus par un enfant » Jean-Laurent Truc ("Non-retour", Dargaud)
© Truc-Mangin-Jusseaume/Dargaud

Avez-vous songé à tout arrêter après la disparition de Patrick Jusseaume ?

Non. Je crois qu’il ne l’aurait pas souhaité. Pour moi, cet album est aussi un hommage à Patrick, le dossier complémentaire montre ce qu’il aurait pu faire et quels autres horizons graphiques il aurait pu explorer.

Pour en revenir à votre propre histoire, il y a donc une large part mémorielle dans Non-retour

Et même une part d’exorcisme. Quand on a dix ans, on se rend compte de ce qu’est la guerre. Nous, les enfants de militaires, savions que nos papas pouvaient disparaître. Aujourd’hui encore quand l’actualité parle de soldats tués, je pense à ma famille.

© Archives J.-L.Truc

Je rends aussi un hommage à ma mère, mes frères et sœurs qui malheureusement ne sont plus là non plus. En dossier complémentaire, figure une photo prise par mon père juste avant l’embarquement. Nous étions sept ; nous ne sommes plus que deux aujourd’hui.

C’est une bande dessinée historique à travers ce que moi et ma famille avons vécu. Notre avion a bien failli être détournés sur Oran. Le pilote nous a dit : « - Je ne prends pas le risque de vous débarquer ! » Les enlèvements d’Européens y étaient courants et d’ailleurs le patron de l’aéroport d’Oran fut porté disparu pendant ces événements.

Pourtant êtes-vous choqué si l’on parle de Non-retour comme d’un huis-clos, un suspens hitchcockien ?

C’est presque un compliment. La dernière scène est d’ailleurs un clin d’œil à Cary Grant dans La Mort aux trousses. Au cinéma, j’ai été très marqué par Psychose, Les Oiseaux, … Quand j’envoyais le script à Patrick Jusseaume, il me renvoyait les planches en commentant : «  - Je lis ton scénario et je cherche à poser la caméra  ». Ensuite Olivier Mangin s’en est très bien sorti. Pas si évident de rendre attractif un récit qui se déroule intégralement dans le couloir d’un avion. C’est évident, en bandes dessinées, le réalisateur de l’œuvre est le dessinateur, pas le scénariste.

"Pas si évident de rendre attractif un récit qui se déroule intégralement dans le couloir d’un avion"
Crayonné initial par Patrick Jusseaume
Planche finale par Olivier Mangin
© Truc-Mangin-Jusseaume/Dargaud

Avez-vous revu ce commandant de bord courageux ?

Non, mais j’ai connu énormément de types de cet acabit. Dans cette génération qui est aussi celle de mon père, certains ont connu la Résistance, la Déportation, l’Indochine, ont été prisonniers à Diên Biên Phu… Je l’ai un peu fantasmé, et d’ailleurs, je pense qu’il va reprendre du service... Ce sont à la fois des aventuriers et des hommes soucieux de protéger ceux dont ils ont la responsabilité, et cela dans une époque très compliquée.

Et comment avez-vous abordé ce colonel de l’OAS qui cherche à détourner l’avion ?

Patrick et moi avons beaucoup fait évoluer ce personnage visuellement. C’est un type dur qui va jusqu’au bout de sa logique. Une attitude qu’on ne peut pas admettre aujourd’hui, mais qui a quand même largement divisé l’armée française à l’époque. Comment expliquer son action ? Il était compliqué de rentrer dans un débat purement historique. J’ai rappelé les faits vus par un enfant.

© Truc-Mangin-Jusseaume/Dargaud

Question détail, aviez-vous vraiment un album de Buck Danny avec vous pendant le vol ?

Absolument. Papa et moi le lisions dans le Journal de Spirou et on m’avait offert l’album. Avec le souvenir de la perfide Lady X, il me fallait une astuce scénaristique pour donner un rôle à cet album précis - Un Prototype a disparu - dans cette histoire d’espionnage.

Qui a eu l’idée de prendre Francis Blanche pour modèle de l’espion russe ?

C’est Patrick, dans les premiers croquis de recherche de personnages. Nous sommes de la génération des Tonton flingueurs. Nous avions aussi décidé de donner à l’agent de la DST des airs un peu macho à la manière d’OSS 117 ou de Coplan.

© Truc-Jusseaume/Dargaud

Devenir auteur change-t-il votre vision de critique de bandes dessinées ?

Tout à fait. Je vois maintenant les difficultés de celui qui veut accoucher d’une bonne histoire. Je pense être plus prudent dans l’approche de mes chroniques, peut-être moins tranchant. Je suis maintenant encore plus admiratif quand j’interviewe un Zidrou ou un autre scénariste que j’estime. Je réalise avec encore plus d’acuité qu’une bonne bande dessinée demande certes une alchimie entre dessin et scénario, mais qu’une bonne histoire reste primordiale.

Voir en ligne : La Ligne claire selon Jean-Laurent Truc

(par Laurent Melikian)

Cet article reste la propriété de son auteur et ne peut être reproduit sans son autorisation.

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Code EAN : 9782205082432

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