Sept mois après l’arrivée de Natacha dans les pages du Journal Spirou, une autre héroïne y faisait une entrée remarquée, même si elle n’a pas eu les faveurs de la couverture et d’un récit au long cours comme cela avait été le cas pour l’hôtesse de l’air.
Pourtant, on retrouve pas mal de similitudes et d’intersections entre les parcours de François Walthéry et de Roger Leloup. Tous deux originaires de l’Est de la Belgique, près de la ville de Liège, et ils ont fait leur premiers pas avec un dessinateur qui avaient déjà les faveurs du Journal Tintin.
Pour Roger Leloup, il s’agissait du jeune Jacques Martin qui venait acheter -détail trivial- sa brillantine au salon de coiffure de ses parents. Le jeune Roger qui n’a que dix-sept ans, devient alors son assistant sur des décors et des couleurs d’Alix, mais aussi en support sur les fameux Chromos d’Hergé, ou encore les illustrations pour les chroniques du Journal Tintin et bien d’autres menus travaux.
Suivant Jacques Martin aux Studios Hergé en 1955, il réalisa des décors pour la série Guy Lefranc, mais aussi de différents éléments de décor, souvent techniques, pour les albums de Tintin d’Hergé, notamment du fameux avion de Carreidas dans Vol 714 pour Sidney.
Leloup chez Peyo
Après dix ans de collaboration, Hergé crée moins et fournit donc moins de travail. Leloup s’éloigne progressivement des Studios. Il nous a raconté l’histoire sur ActuaBD.com. Il postule chez Dupuis où on lui propose d’aller voir Peyo, toujours à la recherche de collaborateurs. Il est tout d’abord question pour Roger d’assister Walthéry sur Benoît Brisefer, mais finalement, le jeune homme les réalise seul.
Peyo lui propose alors de reprendre la série Jacky et Célestin, laissée justement en jachère après Un Barbu a disparu dessiné par Francis dans Le Soir illustré. Ce magazine vient d’interrompre cette publication et Peyo désire la replacer dans le Journal de Spirou. Il laisse d’ailleurs Leloup imaginer lui-même le scénario de cette planche d’essai destinée à la rédaction. En décembre 1968, le dessinateur reprend les deux personnages Jacky et Célestin (l’un a des cheveux noirs, le second est roux), leur adjoint un personnage secondaire et imagine un récit mettant en scène une araignée mécanique, l’auteur étant féru de nouvelles technologies depuis qu’il est enfant.
« Je préparais un scénario pour la série “Jacky et Célestin” créée par Peyo, explique Roger Leloup [1]. Ces personnages rencontraient un Japonais venu en Europe pour négocier le brevet d’une araignée mécanique. Des financiers véreux volaient ce robot... Jacky et Célestin aidaient à le récupérer et une figurante effectuait la liaison entre eux et l’électronicien nippon : Yoko, la sœur de ce dernier. Son nom m’avait été inspiré par l’actrice de cinéma Yoko Tani. Autant son frère était gros et mou, autant Yoko était pétillante ! Judo et aïkido n’avaient pas de secret pour elle... »
Mais Dupuis n’est pas convaincu par cette reprise, et explique qu’il préfère qu’on lance de nouveaux personnages, surtout qu’un magazine allemand Eltern recherche également une nouvelle série à publier parallèlement dans les deux magazines. Leloup transforme alors Jacky et Célestin en Vic et Pol, et leur place comme techniciens d’une émission TV, un univers qu’il avait exploré quand il travaillait encore pour Hergé (Les Bijoux de la Castafiore).
Roger Leloup réalise donc un dossier complet, agrémenté de croquis de planches, qui développe toute la trame du premier album de la série : Le Trio de l’étrange. On y retrouve d’ailleurs les fameux Vinéens, leur peau bleue venant du souvenir d’un affiche décolorée par le soleil qui trônait dans le salon de coiffure des parents de l’auteur. De Nivéa, cette décoloration bleue sur la peau de la mannequin a engendré ce peuple qui a quitté... Vinéa.
Le dossier est envoyé vers l’Allemagne et Roger Leloup patiente, se souvenant sans doute comment Jacques Martin avait été dépassé lors de la commande des premières planches d’Alix après l’accord du Journal Tintin. Il anticipe en commençant à réaliser les premières planches de son propre album, afin de ne pas être débordé en cas de commande rapide. En effet, Roger Leloup est très méticuleux, et il n’aime pas le stress.
Un faire-valoir entre dans la lumière
Après une dizaine de planches réalisées, Eltern ne donne toujours pas signe de vie. Une situation difficile pour l’auteur qui désire réellement quitter les Studios Hergé. Peyo lui propose alors de collaborer aux Schtroumpfs, mais les événements vont en décider autrement, comme l’explique Roger Leloup lui-même dans sa première intégrale : « Dupuis ne voulait pas que je travaille pour Peyo. Il m’a conseillé de prendre le personnage le moins important du trio Vic, Pol et Yoko pour en faire le héros de petites histoires en attendant le feu vert d’Eltern. J’ai prix Yoko qui n’était que le faire-valoir de deux personnages masculins et je me suis aperçu que j’aimais la dessiner. » [2]
Pour ce premier récit paraissant ce 24 septembre 1970, Roger Leloup se fait aider au scénario par Maurice Tillieux, un gage de qualité pour Dupuis. Une collaboration qui ne dure que le temps de trois courts récits, car Tillieux ne trouve qu’il n’est pas d’une grande utilité, le travail de Leloup étant suffisamment abouti. C’est tout de même lui qui trouve le nom de famille de Yoko. « Tsuno était nettement plus évocateur en dérivant de "Lao-Tseu" et de "nô", le drame lyrique japonais. » précise Leloup. [3]
Quant à la profession de l’héroïne, elle coule pratiquement de source pour Roger Leloup : elle est électronicienne et à la pointe des techniques modernes comme son “ex-frère”. Comme il l’explique lui-même : « J’avais dans mes cartons un projet d’hôtesse de l’air. J’hésitais sur les prénoms Sabine ou France selon qu’elle aurait travaillé pour la Sabena belge ou Air France, mais Walthéry et Gos ont lancé Natacha. Il n’était donc pas question d’en créer une seconde. » [4]
La suite est connue : héroïne de ces cours-récits, Yoko remporte rapidement les suffrages des lecteurs. De quoi débloquer l’aventure au long cours sur laquelle planchait l’auteur, sans attendre l’avis des Allemands, et en l’axant nettement sur la science-fiction à la demande de Dupuis. Sauf que Yoko devait maintenant prendre une place principale. On observe cette transition à partir de la planche 14 dans la version finale que l’on connaît.
Par la suite, Roger Leloup va continuer de charmer des générations de lecteurs, avec des aventures SF, dans le passé ou à la pointe des technologies, mais toujours en mettant en avant les qualités humaines, empreintes de romantisme, de son héroïne : « Yoko est vive, alerte et orientale dans sa façon de concevoir les problèmes. Elle laisse de côté le superflu pour ne voir que le fond de chaque problème et n’hésite pas à intervenir dans ceux-ci, ce qui la plonge souvent dans des situations critiques. Elle a le courage, le sang-froid, la confiance et la résistance physique qui m’ont toujours fait défaut. C’est pour moi l’amie, la sœur que je n’ai jamais eue : gaie, franche, mais un rien énigmatique... Je réalise par elle mes rêves de jeunesse. »
Si vous désirez écrire un petit mot à Roger Leloup pour fêter l’anniversaire de son héroïne comme il se doit, vous pouvez laisser un message sur le site Internet très fourni de Yoko... À moins qu’un petit souci électronique n’advienne ! Dans ce cas, notre forum ci-dessous vous est ouvert…
(par Charles-Louis Detournay)
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Toutes les illustrations sont tirées du T. 1 de la première intégrale de Yoko Tsuno par Dupuis (1997).
[1] Voir l’historique sur le site de Yoko Tsuno.
[2] Première intégrale Dupuis de Yoko Tsuno, page 2, 1997
[3] Idem.
[4] Voir le site de Yoko Tsuno.
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