Vous vous situez au carrefour de plusieurs disciplines : bandes dessinées, illustration, arts plastiques… Cependant, j’ai l’impression qu’il y a une constante dans votre travail, c’est une envie de narration. Même sans texte, vos livres racontent toujours une histoire. Est-ce que vous considérez que c’est une ligne directrice ?
Absolument. Pendant des années, j’ai été un peu préoccupée par la frontière entre les deux champs. Je me demandais toujours comment donner la même importance à ces deux pôles et qu’est-ce qui les unissait. À un moment, la jonction s’est faite tout naturellement grâce à ma réflexion autour de la narration. Le déclencheur a été une exposition. Je me suis rendu compte que l’on n’était pas obligé de faire des tableaux différents mais qu’on pouvait créer des liens entre les toiles, des réponses et donc finalement un rapport de lecture. Je me suis amusée à coller deux tableaux, avec pour règle de présenter à chaque fois un paysage et un personnage. En fonction de la nature du paysage que je mettais à côté du personnage, l’impression changeait, et donnait déjà à lire les prémices d’une histoire.
En fait, vous poussez l’ellipse de la bande dessinée à son paroxysme ?
C’est tout à fait ça. C’est aussi dans le contexte de cette exposition que je me suis rendu compte qu’il y avait moyen de faire interagir le spectateur sur le support du mur, plutôt que du livre. La personne qui regarde les toiles participe au processus narratif. Elle va créer sa propre histoire, sa propre rencontre de deux dessins. Du coup, j’ai commencé à développer cette logique, qui m’a permis de rejoindre mon travail dans les livres et sur l’espace des murs. Tout cela m’a amené à penser que, dans les livres, on pouvait également proposer des lectures qui n’étaient pas chronologiques. On peut manipuler un livre en le feuilletant, en s’arrêtant sur certaines pages.
J’essaie de multiplier les propositions de lecture, de manière à ne plus être totalement dans une histoire, mais une sorte de structure narrative en rhizome, c’est-à-dire avec un thème central comme un couloir qui ouvrirait chaque fois des portes multiples. Chaque nouvelle chambre donnerait elle aussi accès à de nouvelles pièces. C’est comme ça que j’ai pensé le livre des Hommes Loups. Au départ, il y a cette image de deux hommes qui se serrent la main, dont j’ai fait pas mal de dessins : j’ai vraiment travaillé une déclinaison de ce thème. Ensuite, ça s’est mis en place très instinctivement. J’ai posé le visage d’un loup sur le corps d’un homme d’affaire. La poignée de main comme pacte de confiance a pris une autre dimension et m’a suggéré d’autres images.
Les idées sont venues en cascade ?
C’était une sorte de flux inconscient. J’ai dessiné énormément jusqu’à pouvoir faire des combinaisons parmi les centaines de dessins réalisés, de la même manière qu’on monte un film, ou plutôt qu’on écrit une partition musicale. J’ai cherché à créer un rythme fait de vides et de pleins graphiques. Des dessins réalisés assez naïvement et d’autres plus élaborés cohabitent sur une même double page. Je pense que cela permet de créer une intensité narrative. Le travail sur cette exposition a constitué un véritable déclic.
Quand s’est déroulée cette exposition ?
Elle était liée au livre des Hommes Loups. Ceci dit, la première fois où j’ai travaillé des diptyques, ça remonte à assez loin, autour de l’an 2000, à la galerie Pierre Hallet. Mais pour boucler la boucle de ce que je voulais dire sur les Hommes-Loups, j’ai aussi exposé ces dessins figuratifs, avec des monochromes. J’ai fait un énorme mur, avec un ordre aléatoire (le mien). C’était une proposition, mais j’invitais les gens qui voulaient m’acheter des travaux à ne pas prendre seulement une pièce, mais minimum deux ou trois, avec au moins un monochrome. De la sorte, je les invitais à entrer dans le processus narratif.
Et ça a fonctionné ?
Oui, les gens ont répondu à la proposition. Pour revenir à la première question, aujourd’hui je ne me pose plus la question de savoir :« Est-ce que je fais de la bande dessinée ? Est-ce que j’expose ? Est-ce que je travaille pour les livres ? » Non. Je fais de la narration. Ça c’est le fil conducteur.
Avec Chronographie, vous faites paraître un livre qui s’inscrit dans la durée puisque c’est la somme de dix ans de portraits réciproques avec votre fille. La première question que je me suis posée, en ayant connaissance de ce projet, est : comment fait-on pour garder le cap et la volonté pour un travail si long ? Comment s’instaure cette discipline entre mère et fille ?
Je pense que j’ai un amour invétéré pour les travaux qui s’inscrivent dans le temps. Faire semblant c’est mentir s’est étalé sur douze ans. On vit aujourd’hui dans une société gérée par un rythme de production tellement dingue, que se permettre le luxe d’un regard, d’un temps, où l’on réapprend à goûter comment les choses bougent dans le temps, peut aussi devenir un moyen de lutter contre tout ce mécanisme stéréotypé de production et surproduction. Et peut-être d’avoir le temps de réfléchir à creuser les choses en profondeur et de voir véritablement ce que je veux raconter. Mais bien sûr, pour une enfant qui passe de 7 à 17 ans, là c’est une tout autre affaire. Nikita en parle dans la postface de Chronographie. Au début, effectivement, elle prenait ça comme un jeu, c’était donc assez facile, mais je savais très bien qu’après trois ou quatre ans, les choses allaient se compliquer et peut être même basculer. Je redoutais l’ennui de sa part. Et puis mine de rien, le face à face entre une mère et une fille, est un jeu qui, sur la distance, n’est pas facile à tenir.
Concrètement comment se passaient ces séances de portraits ? Est-ce que vous aviez un rituel ?
Pas du tout. La contrainte c’était, une fois par semaine, plus précisément une semaine sur deux puisque nous étions dans une garde alternée. Comme elle le dit dans son texte, Nikita a d’abord pris ça comme un jeu, avant de commencer à envisager nos sessions de portrait comme un travail. Je crois qu’à ce moment, tout devient, soit motivant, soit pénible. Elle en a fait quelque chose de précieux. Dès lors, on n’a pas eu envie d’abandonner. Forcément, il y a des sessions qui n’ont pas été amusantes, je les repère et je pense que le lecteur également. Il y a des dessins plus faibles ou fatigués. Mais ils racontent beaucoup, peut être même davantage et c’est pour cela qu’il était important de garder ces dessins-là aussi. On n’a pas fait de sélection esthétique. Pour moi, Chronographie n’est pas du tout un travail sur l’esthétique. En vérité, je ne suis pas fière de chaque dessin. Les sessions étaient généralement assez courtes (jamais plus de trois heures pour le double portrait). C’est court lorsque l’on utilise des techniques comme l’huile qui demande des superpositions et un temps de séchage. Ce sont des dessins qui ont très peu de repentirs, Nikita ne pouvant pas poser durant trop longtemps. Après quelques années, l’idée du livre s’est profilée, renforçant notre motivation et notre foi. Pour en revenir à l’esthétique de ce livre, je pense que sa beauté tient plus sur le glissement du temps, sur tout ce qui se passe et se dit sans se dire dans les dessins, dans l’interstice des pages.
Je vous avoue que c’est un bouquin qui m’a troublé, parce qu’on vous observe toutes les deux dans un regard entre mère et fille, et je me suis parfois posé la question en tant que lecteur : est-ce que j’ai le droit de me glisser dans leur intimité ?
C’est mon métier de travailler avec l’intimité. Dès qu’elle est transformée en matériau, je n’ai plus le sentiment d’avoir livré mon intimité. On m’a questionnée à ce propos pour Faire semblant c’est mentir, puisqu’il s’agit, plus directement d’un récit autobiographique.
Les relations familiales sont le cœur de votre travail en bande dessinée, quel est votre rapport à l’autobiographie ?
La genèse de ce livre, ce sont des portraits de ma fille dans un simple carnet. Peut-être précisément parce que je me posais pas mal de question sur l’évidence du lien maternel. Parfois, il m’arrivait de regarder ma fille et d’être submergée par un flot d’amour, d’admiration. J’allais chercher un carnet, et je faisais son portrait en espérant pouvoir retranscrire cet espèce de mystère. Je voulais raconter le lien. C’est pour cela que j’ai pensé qu’il fallait que je me confronte à son regard à elle… Et c’est ainsi que je lui ai fait cette proposition. Le fil conducteur de ce travail, c’est le temps, dix ans. Après quelques années, à peu près à mi-chemin du travail, j’ai comparé les premiers et les derniers dessins, j’ai réalisé que le temps ne s’était pas inscrit pour ma fille de la même manière que pour moi. Le physique de Nikita avait complètement changé, mais mon style pas tellement, et à travers les dessins de Nikita mon physique n’avait pas trop changé, mais son style avait connu une progression hallucinante ! On pouvait donc voir un lent mouvement parallèle et contraire, au milieu duquel on retrouvait le rapport de temps.
Finalement, vous parlez du noyau de votre vie ?
Ça n’est pas spécialement ma vie. Par exemple, je commence en ce moment une fiction, où j’utilise des éléments personnels, mais je crois qu’un jour je pourrais tout à fait travailler sur des liens qui me sont totalement étrangers, en ne travaillant que sur base de documents par exemple. Ce qui me fascine, c’est la complexité des liens, comment les choses se transforment. Comment un personnage devient indispensable, comment le rendre crédible, complexe… Et surtout : éviter que son profil ne soit monolithique.
C’est effectivement un sujet d’observation infini…
Dans Faire semblant c’est mentir, on pourrait croire que ce qui m’a vraiment préoccupé, c’est de raconter des douleurs personnelles. Au départ, ça a peut-être été un moteur, j’avais besoin d’en faire quelque chose. Je ne suis pas du tout comme certaines personnes qui font de l’autobiographie à défaut d’autre chose. Pour moi, ça a été une nécessité depuis quasiment l’enfance, je racontais tout le temps cette histoire, je cherchais…
Donc, plus que les douze ans évoqués plus haut pour arriver à réaliser Faire semblant c’est mentir, c’était en fait déjà en gestation depuis plus longtemps…
Peut-être, racontée sous une autre forme. Sauf qu’en la racontant simplement, les gens avaient plutôt tendance à me fuir, qu’à se rapprocher de moi. J’ai toujours su qu’il fallait que je fasse quelque chose de mon histoire personnelle. La construction de cet album a été compliquée. Dans un premier temps, je basais le récit autour de cet axe central. Puis, ce livre est resté plusieurs fois en hibernation. À chaque fois que je me rapprochais de ma famille, et de mes parents, je laissais le livre de côté et à chaque nouvel éloignement, je reprenais la réalisation, en remettant souvent en question le travail accompli. Et pendant une des périodes d’hibernation du livre, j’ai connu une rupture amoureuse, une histoire extrêmement banale, qui arrive à tout le monde. Je voulais montrer par là, que dans le fond, ces traumatismes influent plus ou moins sur la vie, mais chaque personne est différente. Puis surtout, j’ai avancé dans ce bouquin, avec l’idée de raconter ce qui peut passer pour un traumatisme, de manière très distanciée. Lorsque j’ai fini le bouquin après dix ans, je l’ai montré à Jean-Christophe Menu. Il savait à quel point ce travail était important pour moi. Il m’a dit qu’il avait un problème par rapport au chapitre trois. Il trouvait, à juste titre, que j’y avais mis trop de distance, on n’y éprouvait, du coup, plus grand chose. J’ai cogité pendant deux jours, et j’ai réalisé qu’il avait raison… Menu, pour moi, c’est une rencontre éditoriale extraordinaire. J’ai la chance de travailler avec des éditeurs qui font un travail qui me rejoint intégralement en termes de philosophie, de rapport aux arts plastiques et à l’art contemporain.
Alors, suite à la remarque de Menu, vous avez remanié votre ouvrage ?
J’ai recommencé ce fameux chapitre trois. Finalement, chaque personne participe à l’interaction, y compris l’enfant. C’est une machine, où chaque personne est dans un système d’actions / réactions et chacun met de l’huile sur le feu d’une mécanique prête à exploser. Quand j’ai réalisé l’ambiguïté des sentiments des uns et des autres, c’est devenu passionnant. Ce qui devient intéressant, c’est de commencer à aborder des choses qui vont au-delà de l’anecdote de vie.
La manière de raconter importe plus que ce que l’on raconte ?
Oui. Mais, ici, je ne parle pas du déjà-vu, mais plus exactement de l’intensité. Réfléchissant à cela, je me suis aussi forcément interrogée sur mon rapport à l’autobiographie en BD. Je ne raconte pas la vérité. On raconte une vérité, un ressenti en allant piocher des faits prétendument vrais et les assemblant. Mais existent-ils vraiment ensemble ? Pas forcément ! La beauté du récit, relève pour moi du montage, lorsque toutes les pièces du puzzle se mettent ensemble, comme par magie, et donnent à voir des choses qui n’existaient peut être pas dans cet ordre là , mais révèlent un point de vue profond , et authentique. L’agencement, faux, puisque incomplet se fait porte-parole du « vrai »… « FAIRE SEMBLANT, C’EST MENTIR ».
Ce qui est marquant dans vos trois derniers ouvrages, c’est cette manière de montrer ce qui est précieux dans les relations entre un parent et son enfant.
En tout cas, c’est marrant parce que tout en parlant, j’ai, pour la première fois, fait le lien perturbant entre Chronographie et Faire semblant c’est mentir. En dehors du fait, que pour moi les deux sont une forme d’autobiographie, et abordent le rapport entre une mère et sa fille. J’ai commencé l’entretien en disant que j’avais fait ce livre parce que je me posais des questions à propos du lien maternel… Et j’ai choisi de proposer à ma fille un projet le temps joue un rôle central… Tout comme dans l’autobiographie, terrain d’exploration du lien mère-fille (mais inversé).
Une dernière question rituelle pour conclure : quel est le livre qui a déclenché votre envie de faire de la bande dessinée ?
Ca n’est pas un livre, mais un artiste : Stéphane Mandelbaum. C’était un dessinateur, dans le registre de l’art contemporain figuratif. Ce fut mon seul choc artistique total. Je me plais à dire que je n’ai pas vraiment connu de période de grandes influences , tout au moins précises. Sauf lui. J’ai été complètement écrasée par l’admiration que je lui ai portée. Ce qui était fascinant, c’était la violence des dessins, mais par dessus tout, le rapport entre le dessin parfois gigantesque et le rapport à l’écriture, omniprésente dans son oeuvre. J’ai été complètement subjuguée par ce travail pendant plusieurs années, avant de prendre un peu de distance en fermant définitivement tout livre de Stéphane Mandelbaum et ce durant une période assez longue. Depuis, je les réouvre de temps en temps. J’y retrouve ce qui m’avait frappée avec tant force sans être toutefois totalement aspirée par la puissance évocatrice de ce travail. C’est grâce à Mandelbaum que j’ai commencé à dessiner au bic, et à me soucier énormément de la dimension picturale de mon travail.
(par Morgan Di Salvia)
Cet article reste la propriété de son auteur et ne peut être reproduit sans son autorisation.
Photos © M. Di Salvia
Dessins © Dominique Goblet et l’éditeur concerné
Il sera possible de voir des originaux de Dominique Goblet au sein de deux expositions à Angoulême. La première, collective et intitulée Génération Spontanée, se tiendra durant les quatre journées du Festival. La seconde, Histoires invérifiables, sera accessible du 27 janvier au 27 mars 2011, à la Cité Internationale de la Bande Dessinée et de l’Image.
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