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Bande dessinée et théâtre à Berlin : Reality Kills – Retour sur l’événement

Par Manuel Roy le 26 avril 2011                      Lien  
Du 20 au 26 mars dernier se sont déroulées à Berlin, sous le thème "Reality Kills" ("la réalité tue"), les premières journées BD-théâtre du Théâtre Maxime-Gorki. Intéressés par les nombreux reportages et récits autobiographiques BD liés sur ce sujet parus ces dernières années, les organisateurs de l’événement, à travers une série de mises en scène, de lectures, d’installations, de performances et de tables-rondes, ont convié participants et spectateurs à une réflexion concernant le traitement de l’image de guerre et de la violence dans les médias.

La piste de réflexion proposée lors de ces journées dédiées au théâtre et à la bande dessinée était essentiellement inspirée de la théorie brechtienne de la distanciation : Kennen Sie nicht ? Da können Sie was lernen ! (“Vous l’ignorez ? Vous pouvez l’apprendre !”)

Socialiste convaincu, Bertolt Brecht développa cette théorie dans son souci de libérer autant que possible le potentiel pédagogique qu’il voyait dans l’art – et en particulier dans le théâtre. Le public, remarquait Brecht, prend rarement acte des enseignements dont l’auteur investit ses récits. Du fait que le récit déclenche chez lui un processus d’identification qui l’amène à s’absorber dans l’histoire et à s’y oublier lui-même, le spectateur à l’issue de la représentation, croit avoir vécu et ressenti quelque chose qui concerne des personnages purement imaginaires n’ayant rien à voir avec lui. Il a eu peur, il a ri, mais sans réfléchir au fait que ces sentiments révèlent quelque chose à son propre propos.

Bande dessinée et théâtre à Berlin : Reality Kills – Retour sur l'événement
Bertolt Brecht (1898-1956), auteur de la théorie de la distanciation
photo DR

Ainsi, il ne trouve dans le récit qu’une occasion de se divertir et n’en tire aucun enseignement. Afin de remédier à ce problème, Brecht imagine un certain nombre de dispositifs qui, déclenchés tout au long de la narration, ont pour fonction de neutraliser le réflexe d’identification du spectateur et de le ramener constamment à lui-même. Le comédien idéal, pour Brecht, doit pour ainsi dire être mauvais : on doit à tout moment se rendre compte qu’il joue. Bien loin de le transporter dans un autre monde, il doit rendre le public attentif à sa propre présence dans la salle, ainsi qu’à la part active qu’il prend à ce qui se déroule sur sous ses yeux, en donnant un sens au récit et en prêtant aux personnages ses propres émotions.

Pour les organisateurs de l’événement Reality Kills, la bande dessinée, comme le théâtre idéal imaginé par Brecht, aurait cette vertu de se donner spontanément comme une narration à laquelle le lecteur doit prendre part et qui n’existe pas indépendamment de son propre investissement dans le récit.

Une idée que l’on retrouve d’ailleurs chez un grand nombre de bédéistes et de théoriciens de la BD, qui insistent sur le rôle actif réservé au lecteur de la bande dessinée, par opposition à la passivité relative du spectateur d’autres types de narration. Comme l’écrit par exemple Scott McCloud dans sa fameuse BD sur la BD : « Every act committed to paper by the comics artist is aided and abetted by a silent accomplice (…) known as the reader. » (“Chaque geste produit sur le papier est sollicité par un complice silencieux, le lecteur”) [1]

À cet égard, la bande dessinée pourrait bien constituer le média didactique par excellence. Alors que les médias traditionnels, comme les journaux, la radio et – davantage en encore – la télévision, proposent une information qui, justement parce qu’elle se veut objective, occulte le travail de construction subjective dont elle constitue le produit, la bande dessinée, de par son essence même, tend à abandonner la fonction synthétique de la narration au lecteur lui-même.

Couverture de l’édition allemande de La guerre d’Alan d’emmanuel Guibert, parue aux Editions Moderne (c) 2010

C’est ce qui apparaît clairement, par exemple, dans La Guerre d’Alan d’Emmanuel Guibert, dont l’adaptation théâtrale fut le grand moment de l’événement Reality Kills. Emmanuel Guibert, dans cette œuvre, se contente en effet d’illustrer, apparemment tel quel, le rapport désordonné et anecdotique à travers lequel le G.I. américain Alan Cope cherche désespérément à rendre compte de ce qu’a été et de ce qu’a signifié pour lui la Seconde Guerre mondiale, dont il fut l’un des acteurs. La confusion du récit n’a d’égale que l’effet de réalisme qui en résulte : le lecteur a immédiatement l’impression de se retrouver devant un ensemble d’informations brutes, qu’il devrait patiemment compiler et recouper avec une foule de témoignages semblables afin d’arriver à en extraire un récit cohérent et une compréhension rationnelle des événements.

Et c’est justement cet aspect de la bande dessinée de Guibert qui, abondamment soulignée au cours de l’adaptation théâtrale, semble avoir retenu l’attention du dramaturge Cornelius Puschke et du metteur en scène Sascha Hargesheimer. Composée d’une série de tableaux plus ou moins autonomes correspondant aux anecdotes les plus marquantes du récit d’Alan, la représentation culmine dans un effort désespéré pour remettre ensemble les différents éléments du puzzle qui, sous forme d’accessoires - vêtements, photos, documents, etc. - intervenus au fil du récit, se retrouvent juxtaposés sur scène dans un irrémédiable désordre.

* * *

À l’issue de la première représentation de La Guerre d’Alan sur laquelle se sont ouvertes les journées BD-théâtre, ActuaBD a rencontré Nele Weber, l’une des deux principales instigatrices de l’événement Reality Kills. Elle a eu l’amabilité de répondre à quelques questions :

Qui est à l’initiative de l’événement Reality Kills, l’idée de réunir théâtre et bande dessinée ?

Nele Weber : La dramaturge Nina Rühmeier et moi-même en avons eu l’idée, et nous avons fait une demande de financement du Fonds culturel de la ville de Berlin.

Pourquoi les journées BD-théâtre ont-elle lieu précisément au Théâtre Maxime-Gorki ?

N.W. : Le Théâtre Maxime-Gorki s’intéresse aux projets adaptés au format studio (petite scène) et souhaitent s’adresser de cette manière à un public différent de celui qu’on retrouve habituellement au théâtre.

Les journées BD-Théâtre ont-elle été conçues comme un événement singulier, ou y aura-t-il une prochaine fois ?

N.W. : Les mises en scènes liées à l’événement ont en tout cas reprises le 10 avril prochain et le seront quelque part en juin. Puisque le festival a eu une audience importante, il est vraisemblable que d’autres projets mettant en rapport théâtre et bande dessinée prennent naissance.

Le thème des présentes journées BD-théâtre étaient la guerre et la violence. Pour quelle raison ? Les organisateurs et les participants de l’événement Reality Kills sont-ils des militants ou des artistes engagés ?

N.W. : C’est surtout la bande dessinée en tant qu’elle permet au théâtre de prendre une distance par rapport à la représentation de la violence qui nous a intéressés. La bande dessinée peut être un moyen d’opérer une certaine distance par rapport à l’objet, mais tout en nous y confrontant avec plus de force.

Propos recueillis et traduits de l’allemand par Manuel Roy

(par Manuel Roy)

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