Les lecteurs l’ont immédiatement perçu quand ils ont vu la couverture du n°6 du Journal Tintin daté du 4 Février 1975 [édition belge] : cet aventurier au teint hâlé avec ses cheveux longs semblant voler entre les montagnes ne ressemblait alors à aucun autre du journal des « super-jeunes de 7 à 77 ans ».
Que venait-il faire là entre le reporter Ric Hochet, le pilote de course Michel Vaillant, les cow-boys Chick Bill et Red Dust de Comanche, le baroudeur Bruno Brazil, l’aventurier Bob Morane, le Chevalier Ardent, les héros de SF Luc Orient et Dany Futuro ? Ouvrir un nouveau créneau de l’aventure ?
Non. Car il n’est pas dans Tintin par hasard. D’abord il y est amené par son ami Claude Derib, le premier Suisse à avoir mis le pied dans le bastion de la BD belge. Son héros, Buddy Longway, est déjà atypique, en rupture avec le western classique peuplé de cow-boys solitaires loin de leur foyer : le trappeur de Derib vieillit, fait souche avec une autochtone et conçoit des enfants. On n’avait jamais vu cela dans la patrie d’Hergé.
Et puis, autre révolution, dans les pages de Tintin paraissent cette année-là (1975) le Corto Maltese et Les Scorpions du désert de Hugo Pratt, dont Casterman publie la Ballade de la Mer salée de façon parfaitement contemporaine, à quelques jours près, avec l’arrivée de Cosey dans Tintin. Cette année-là aussi, l’hebdomadaire des éditions du Lombard publie Histoire sans héros de Jean Van Hamme et Dany, et puis le Simon du Fleuve de Claude Auclair. Le monde de la BD est en pleine mutation et peu s’en rendent compte.
Celle qui était née dans la presse quotidienne et hebdomadaire voit ce support s’étioler peu à peu. L’hebdomadaire Pilote vient de passer mensuel, signe avant-coureur d’une crise de la presse toute entière. Mais la bande dessinée s’est trouvé un nouveau débouché : l’album. Les grands classiques belges : Tintin, Les Schtroumpfs, Gaston Lagaffe se vendent par millions sous une forme que les Américains qualifient alors de Graphic Novel… L’expression fera florès…
Cosey, là-dedans, de son vrai nom Bernard Cosendai, né à Lausanne, en 1950, n’est ni en avance, ni en retard. C’est un passeur. Il a lu les auteurs américains : J. D. Salinger, Russel Banks, Paul Auster, Philip Roth, Saul Bellow ou Kurt Vonnegut, et commencé à crapahuter par le monde. Comme Pratt, il sait contempler la beauté, jouir du silence et du calme, rêver aux horizons lointains, spéculer sur les promesses d’une rencontre.
Dans Tintin, il est venu retrouver le yéti du Tibet à défaut de l’avoir lui-même rencontré sur les pentes de l’Himalaya où il est allé plusieurs fois. Il veut faire œuvre d’auteur. Alors qu’il vient d’être récompensé par le Prix du meilleur album en 1982 pour Kate de Jonathan, il veut faire un de ces « romans » dont les lecteurs d’(À Suivre) se gargarisent. Son éditeur ne peut pas l’en empêcher mais l’exhorte à continuer au plus tôt cette série classique qui se vend bien et qui en est au 7e tome.
Alors paraît À la recherche de Peter Pan, une histoire d’écrivain qui a emmené le roman de J. M. Barrie dans ses bagages. Les ventes de la BD dépassent celles de Jonathan...
Les éditeurs belges ont compris la leçon et c’est le Jean Van Hamme d’Histoire sans héros qui, passé chez Dupuis, l’appelle pour lancer la collection Aire Libre. Sans abandonner Jonathan (15 albums à ce jour au Lombard), il y fera près d’une dizaine d’albums, tous différents, tous expérimentaux, mais dont le trait, la narration, l’intelligence du propos est toujours reconnaissable : le diptyque du Voyage en Italie qui commence en 1986 et s’achève en 1988, Orchidea (1990), Saïgon-Hanoï(1992), Zélie Nord-Sud (1994), Joyeux Noël, May (1995), Zeke raconte des histoires (1999), Une Maison de Frank Lloyd Wright (2005), Le Bouddha d’azur (2006)…
Ces derniers années restent, sinon dans l’audace, au moins l’expérimentation : en réalisant un ouvrage entièrement en noir et blanc avec Calypso chez Futuropolis (2017), tandis qu’il accepte pour Glénat de dessiner deux albums de Mickey : Une Mélodieuse Mélodie (2016) et Minnie Mouse et la tante Miranda (2019) où le dessinateur suisse réussit le tour de force de faire d’un personnage au canon intangible une véritable œuvre d’auteur.
En 45 ans, Cosey est passé du statut de classique de la BD franco-belge à celui de moderne à part entière. Les électeurs du Grand Prix d’Angoulême et le jury du Grand Prix de la fondation vaudoise pourvu d’une dotation de 100 000 SF s’en sont souvenu qui le couronnent respectivement en 2017 et en 2018, année où la République Française l’élève au range de Chevalier des Arts et des Lettres. Une trajectoire impeccable.
Un reportage de Didier Pasamonik, Cédric Munsch et Klara Lessart.
Voir en ligne : LE SITE DE LA GALERIE
(par Didier Pasamonik (L’Agence BD))
(par Cédric Munsch)
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EXPOSITION "Même poursuivi le papillon jamais ne semble pressé" -
Jusqu’au 3 octobre 2020.
Galerie Barbier -
Du mardi au samedi de 14h à 19h30 ou sur rendez-vous
10 rue Choron
75009 Paris
+33 6.80.06.29.95
Métro Notre Dame de Lorette
Entrée libre
Sélection de planches et dessins originaux du "Voyage en Italie" (1988), d’"Orchidea" (1990) et de "Joyeux Noël, May !" (1995) de Cosey.
COSEY SUR ACTUABD :
Le dossier « Cosey, l’aventure intérieure », une série de 13 articles sur l’exposition rétrospective qui a eu lieu à Charleroi en 2006.
INTERVIEW : « Cosey : "C’est sans doute la dernière fois que je dessine le Tibet " » par Charles-Louis Detournay (Déc. 2006)
INTERVIEW : Cosey : "Chaque trait doit être indispensable" par Nicolas Anspach
Cosey, Grand Boum de Blois (Nov. 2017)
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