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Didier Conrad : « On peut difficilement ne pas se montrer critique face au colonialisme ».

Par Charles-Louis Detournay le 27 août 2007                      Lien  
Accompagné de son épouse au scénario, Conrad, dessinateur des {Innommables}, mène actuellement deux séries de front : {Tigresse blanche} et {RAJ}. Hasard des calendriers, deux tomes sortent cet été, il n’en fallait pas plus pour recueillir les impressions de l’auteur, un Français habitant la Côte-Ouest des États-Unis et néanmoins poursuivi par l'Asie.

Didier Conrad : « On peut difficilement ne pas se montrer critique face au colonialisme ».D’où provient le titre de votre dernière série ?

RAJ est un terme indien qui désigne l’Empire Britannique. C’est sa dénomination commune dans tous les ouvrages traitant des colonies anglaises.

C’est un sujet qui vous fascine ! Après l’Avatar et le Piège Malais, vous revenez à nouveau en Inde. Est-ce le lieu ou l’époque qui vous inspirent ?

Le contexte historique est le centre d’intérêt, mais le lecteur remarquera que l’approche est à chaque fois différente. Dans RAJ, on se situe en pleine conquête, quasi militaire, mais on assiste surtout aux prémices de la société anglaise aux Indes.

Quel est votre regard face aux agissements de cette époque ?

On peut difficilement ne pas se montrer critique face au colonialisme, mais nous avons voulu transcender la caricature, pour prendre un ton plus mesuré. Dans cette époque des Indes britanniques encore embryonnaires, les coloniaux sont en train de prendre leurs marques : ils ne possèdent pas encore ces tics caractéristiques qui les stigmatiseront plus tard. Beaucoup d’Anglais avaient pris des Indiennes comme maîtresses, et une génération d’enfants métis avait vu le jour. A la manière d’Alexandre le Grand, c’était aussi une manœuvre subtile pour obtenir plus facilement des informations avantageuses, et pour s’implanter agréablement et durablement dans le pays.

Nous avons choisi le moment du schisme entre ces premiers colons très proches des autochtones, et les nouveaux migrants qui refusaient de frayer avec les indiens. Ces derniers arrivés souhaitaient faire rapidement fortune sans investir dans le pays. L’ère industrielle qui débute en Angleterre provoque chez eux une vision très supérieure de leur culture et de leur ‘peuple face aux Indiens. C’est le début du racisme, ce qui va provoquer aussi une forte hostilité entre les Anglais des deux flux migratoires. Toute personne arrivant dans un certain contexte aurait peut-être réagi identiquement, nous avons donc choisi d’éviter la critique facile pour porter un regard ouvert sur une société en devenir, à un moment de basculement.

Didier Conrad publie deux albums de mois-ci : "RAJ" et "Tigresse blanche"
Photo D. Pasamonik

Comment vous êtes-vous orienté vers cette interprétation, qui est surprenante à plus d’un titre ?

Depuis plus de 20 ans, je lis et j’accumule des documents et photos sur cette longue période de colonialisme. Au début, je voulais traiter le conflit entre les deux civilisations, mais en travaillant sur différents projets de scénarios et du héros, il nous a paru plus riche de situer l’action auparavant. Après les crayonnés, j’ai tout dessiné avec mon trait normal, pour tout refaire par après en ligne claire.

Ce dessin plus sobre a fort étonné. Qu’est-ce qui a motivé ce changement ?

Au départ, j’ai un style proche de l’école de Charleroi (gros nez à la Franquin), qui ne fonctionnait pas avec ce type de récit très peu humoristique. J’ai alors tenté des approches hybrides, mais qui n’ont pas donné de bons résultats. Le choix de la ligne claire s’est alors imposé pour deux raisons : c’est un moyen simple pour aborder un sujet que le public connaît mal, le lecteur emmagasine plus d’informations sans avoir à décrypter un dessin trop lourd. De plus, cela correspond à l’état psychologique des protagonistes : il faut simplifier les choses pour les contrôler.

Après 20 ans de dessin, cela n’a pas dû être facile de vous ‘casser’ la main.

Moi qui suis plutôt "franquinien", ce n’est pas un nouveau style que j’ai naturellement aimé dessiner. Pour les visages et les personnages, il fallait me détacher de ce style caricatural pour approcher le réalisme. Concernant le découpage, je me suis quand même permis quelques perspectives plongeantes pour donner une touche authentique au récit, en m’imprégnant des photos d’époque. Mes couleurs, qui sont habituellement plus flamboyantes, surchargeaient le dessin. J’ai donc du adopter les couleurs sobres de l’école de Bruxelles. Il a aussi fallu épurer mon dessin, pour le mettre au service du récit : on ne place que les détails nécessaires pour éviter de fatiguer le lecteur. Poussé par l’histoire, j’ai dû me résoudre à accepter ces évidences, et à me mettre au travail. Le premier album m’a pris trois ans pour trouver le ton et le style, mais le second a été finalisé en huit mois. Maintenant que j’ai trouvé la voie, la parution des albums de cette série, qui sera composée de diptyques, sera régulière. Je ferais donc deux albums par an : un RAJ et un Tigresse blanche, l’alternance de trait et d’écriture différents permettant de respirer. Cela m’aide car, lorsque je restais six mois dans une ambiance cynique et négative d’un album des Innommables, je faisais trois mois de dépression ensuite.

Votre héros rappelle aussi l’âge d’or de la BD : sans peur et sans reproche, il va toujours de l’avant.

Nous souhaitions un héros représentant un axe moral et fiable, porteur d’une éthique et d’une morale personnelle. Pour accentuer sa ligne de conduite, des personnages secondaires abordent les différents comportements typés face à cette situation historique charnière. C’est aussi le héros neutre pour cette aventure de mélanges de genre : vous retrouvez en effet des aventures à la Tintin, il y a une enquête très Hercule Poirot, mais avec un mystère plus surnaturel plutôt Harry Dickson. Si ces ingrédients sont présents dans ce premier diptyque se déroulant à Bombay, ce ne sera peut-être plus le cas pour les prochaines aventures qui se situeront à l’intérieur du pays, mais toujours dans des endroits caractéristiques qui sont déjà connus du grand public, et dont on possède assez d’éléments pour rester authentique.

Vous co-signez le scénario avec Wilbur, qui n’est autre que votre épouse.

Elle avait déjà collaboré sur l’Avatar sous un autre pseudo, ainsi sur le Piège Malais et les Donito, mais sans les signer. Elle m’a d’ailleurs aidé pour le troisème Tigresse blanche, et pour le quatrième qui vient de sortir.

Yann a donc définitivement passé la main ? Comment cela s’est-il passé ?

Concernant le personnage central d’Alix et ce qu’elle endurait, nos points de vues étaient fort divergents. J’estimais qu’elle souffrait déjà atrocement dans les albums des Innommables, et qu’il n’était pas nécessaire de la torturer en permanence dans Tigresse blanche. Par exemple, la séquence où elle est attachée sur le lit a pris 8 pages, alors que Yann souhaitait que cela dure 25 pages. Je ne voulais pas laisser une héroïne d’action, à poil, dans cette position pendant la moitié de l’album. On revenait trop vite vers des scènes violentes qu’on avait déjà traitées, alors qu’on pouvait avancer plus graduellement. Bref, nous n’étions plus d’accord sur ces termes, et les scénarii étaient corrigés et encore repris un grand nombre de fois. Je voulais partir vers autre chose, et il avouait revenir vers ses idées récurrentes. Les recherches de documentations pour des cadres différents à chaque tome lui prenaient également énormément de temps, alors qu’il avait de nouveaux projets très engageants. On a donc poursuivi chacun nos chemins tout en continuant à s’apprécier sur le plan personnel.

Et concernant les Innommables ?

J’ai tout le loisir de leur donner suite, mais j’ai actuellement RAJ et Tigresse blanche qui me satisfont pleinement et qui me prennent beaucoup de temps. Les Innommables ont déjà vécu pas mal d’aventures dans un registre qui est assez restreint. Je n’ai pas donc pas de projet pour eux pour l’instant, mais leur futur reste ouvert.

(par Charles-Louis Detournay)

Cet article reste la propriété de son auteur et ne peut être reproduit sans son autorisation.

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